Paul Vacca
La délicate équation du choix
Le progrès, aujourd’hui, c’est que ce n’est plus une personne que vous engueulerez mais l’interface de Netflix.
L’ennui naquit un jour de l’uniformité, dit-on. Dès lors, qui regrettera le temps où il n’y avait à la télévision qu’un seul programme, visible sur une unique station? Les choses ont évidemment bien progressé depuis la multiplication des chaînes de télévision linéaire, puis l’offre de la vidéo à domicile, puis l’apparition du câble, puis l’émergence de la vidéo à la demande et du peer-to-peer sur internet, puis des plateformes de streaming et enfin leur multiplication. Cette parthénogénèse débridée nous a amenés à l’ère de la peak TV. Soit un choix illimité et multimodal: on peut regarder n’importe quel film ou série, à n’importe quel moment et n’importe où.
Le progrès, aujourd’hui, c’est que ce n’est plus une personne que vous engueulerez mais l’interface de Netflix.
Si certains producteurs ou diffuseurs trouvent matière à se plaindre de cette surchauffe – à cause d’un surcroît de concurrence et l’augmentation afférente des coûts -, nous, les consommateurs, ne sommes-nous pas les grands gagnants de l’histoire? Plus de choix, n’est-ce pas plus de liberté et de diversité pour nous? Pas si sûr.
Car il existe quelque chose de fondamentalement paradoxal dès qu’il s’agit de choix. Il est évident que sans possibilité de décider, pas de liberté possible. Mais d’un autre côté, chaque choix implique une prise de risque potentiellement génératrice de stress et d’aliénation. Donc, plus le choix augmente, plus la pression se fait sentir. Imaginez que votre vie de tous les jours soit soumise à des choix perpétuels, à la manière d’un jeu vidéo, pour toutes microdécisions. Vous seriez vite paralysés… Heureusement que nous parvenons à nous mettre parfois en mode “automatique” grâce à nos “habitudes” ou que nous déléguons certaines de nos décisions à d’autres, nous libérant ainsi de la pression d’avoir à arbitrer en permanence.
Pourtant, ce choix perpétuel est à peu de choses près le modèle que nous propose internet, entraînant ce que les psychologues ont diagnostiqué sous le terme de “hoice fatigue“: la fatigue décisionnelle ou paralysie de la décision.
C’est justement à cette conséquence que se trouve actuellement confrontée Netflix. Si le choix a été le fer de lance de son expansion, balayant tous ses concurrents par l’effet de rouleau compresseur de nouveautés tous azimuts, la plateforme est en train de créer son propre ennemi intérieur en se muant en une expérience consommateur indésirable. Donc, non plus celle qui consiste à passer son temps à regarder un programme mais “à chercher quoi regarder” en faisant défiler les listes de programmes sans parvenir à trouver celui dans lequel plonger. Si le binge-watching peut être comparé à une immersion dans un programme, cette expérience pourrait être symbolisée, pour sa part, à des ricochets à la surface des programmes. Et comme on sait, au dernier ricochet, ça fait souvent plouf: c’est la frustration.
Netflix, pour remédier à cette fatigue décisionnelle, envisagerait-il de proposer moins de choix? Au contraire, la plateforme veut plus que jamais en offrir, c’est sa raison d’être. Mais sa stratégie consiste à faire évoluer son interface avec une nouvelle touche “choisir un titre” chargée de trancher pour nous et de tâcher de nous libérer de la fatigue décisionnelle.
Une expérience qui n’est pas totalement inédite pour la génération qui a connu les vidéoclubs. A l’époque, on envoyait quelqu’un à la recherche d’un DVD pour une soirée du samedi soir: de longues minutes passées dans les rayonnages pour finalement louer un film qui, sauf miracle, avait déjà été vu par certains ou qui déplaisait à d’autres. Bref, la personne avait toutes les chances de se faire engueuler.
Le progrès, aujourd’hui, c’est que ce n’est plus une personne que vous engueulerez mais l’interface de Netflix.
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