Johann Chapoutot réveille l’histoire singulière de Reihnard Höhn: de général SS à gourou du management

Comment le “Mengele du droit” a imprimé sa marque sur l’économie allemande de l’après-guerre.

Spécialiste de l ‘histoire allemande contemporaine, titulaire à l’université de la Sorbonne de la chaire la chaire d’histoire des mondes germaniques Johann Chapoutot a publié au début de cette année un essai très remarqué : “Libre d’obéir” (Gallimard).

L’historien, au travers du parcours d’un grand juriste nazi et général SS, Reinhard Höhn, fondateur après la guerre de l’école de management extrêmement réputée en Allemagne, fait passer un message : le nazisme est né de quelque part, c’est un enfant du 20ème siècle, dont certains échos se font encore entendre aujourd’hui. …. Essayons de voir de quoi il s’agit. Nous avions rencontré Johann Chapoutot à Paris juste avant que le covid ne monopolise l’actualité. Voilà, maintenant que la crise sanitaire semble passée, son interview.

Votre livre part de l’histoire de Reinhard Höhn, personnage particulier, un grand juriste du troisième Reich, peu connu toutefois en dehors de l’Allemagne.

Reinhard Höhn est ce que j’ai appelé le “Mengele du droit”. Bien éduqué, bien peigné, propre sur lui, il est un des jeunes technocrates en pointe du 3e Reich. C’est un ambitieux redoutable, grand travailleur, quelqu’un de très bien connecté, disposant d’un vase réseau.

Höhn est juriste. Mais ce n’est pas un défenseur de l’Etat.

Non, et c’est très surprenant pour nous, qui identifions aujourd’hui le nazisme au totalitarisme et donc à un état très puissant. Or, les nazis sont unanimes à dire que l’État n’est qu’un moment de l’histoire, qui est amené à disparaître. D’abord parce que l’État est une réalité étrangère à la germanité. Les peuples des forêts n’ont pas d’états. Ils se gouvernent de manière spontanée et autonome. En outre, l’État est une entrave aux forces qui émanent du peuple.

C’est la notion de communauté qui prédomine ?

Absolument. Reinhardt Höhn n’est qu’un de ceux qui partagent ce point de vue. En cela il n’est pas très original. Cependant, un de ses sujets de prédilection est justement la notion de communauté, par opposition à celle de société (notion française et révolutionnaire) et d’État. Et cela fait écho sans doute à ce que l’on entend encore aujourd’hui dans certains cercles qui estiment que si ça va mal c’est parce que l’État est encore trop rigide et qu’il y a trop d’entraves.

Vous rappelez aussi qu’en Allemagne, on n’a pas oublié la défaite de la Prusse en 1806 face aux armées de Napoléon.

C’est une originalité de Reinhardt Höhn. Il est intéressé par l’organisation et il est passionné d’histoire militaire. Il se singularise d’ailleurs dès les années 40 dans ce domaine par des travaux remarqués. Et il poursuit dans l’après-guerre en publiant un essai sur Gerhard von Scharnhorst, le grand réorganisateur de l’armée prussienne. Il est intéressé par le fait que l’armée prussienne après la débâcle de 1806 s’est dé-rigidifiée pour survivre. Auparavant elle obéissait a un ordre mécanique, au fantasme de la ligne, de la cadence, de la marche qui régnait depuis Frédéric II. Mais cette organisation rigide s’est révélée obsolète face aux voltigeurs, aux tirailleurs et à l’utilisation du mouvement par Napoléon. Pour réformer l’armée prussienne, il a donc fallu lui donner du mouvement, lui donner du mou en laissant aux subordonnés une marge d’appréciation dans l’exécution des ordres. Les ordres devenaient généraux : prenez telle tranchées, telle village, et débrouillez-vous.

Höhn fait-il un parallèle entre l’effondrement des armées nazies en 1945 à celui des armées prussiennes en 1806 ?

Il rapproche les deux effondrements, mais aussi les moments de la renaissance d’après 1806 à la renaissance économique allemande d’après 1945. Il translate la réforme de Scharnhorst du militaire à l’économique. Et il crée un nouveau type de management par “délégation de responsabilités”, et cela très tôt, dès la fondation de son école de management à Bad Harzburg en 1956. Ce type de management correspond assez adéquatement à ce qu’un autre penseur du management, Peter Drucker, un Autrichien réfugié aux États-Unis, a théorisé à la même époque sous le concept de “management par objectifs”.

Mais ce type de management par délégation de responsabilité a des racines qui datent d’avant la guerre, non ?

Dans la période nazie précédant la deuxième guerre mondiale, l’organisation du travail est un élément remarquable. Il n’y a surtout pas de lutte des classes, on cajole les ressources humaines. Pour les nazis, l’individu n’est qu’un facteur de production, un “matériel humain” (menschen material), une appellation qui a peut-être le mérite d’être plus franche et plus explicite que ressources humaines. Je suis un être humain, désolé, je ne suis pas un matériel ou une ressource comme du charbon ou du minerai de fer. Mais ce matériel humain ne pouvait être poussé à son meilleur par une organisation vertical et oppressante. Pour qu’il soit plus productif il fallait qu’il soit heureux. Les nazis avaient donc une organisation, Kraft durch Freude (La force par la joie), qui faisait partie du Deutsche Arbeitsfront (DAF, Front allemand du travail, le syndicat unique). Cette organisation veillait aux loisirs, aux vacances, au bien-être des travailleurs en dehors de leur lieu de travail mais aussi à l’intérieur. Le DAF, mais aussi le ministère du travail réfléchissait à l’esthétique, à l’ergonomie, aux normes sanitaires, …évidemment ces principes n’étaient valables que pour les Allemands de race et non pas pour les travailleurs forcés (qui étaient 15 million à la fin du Reich) et encore moins pour les occupants des camps de concentration qui étaient là comme une sorte de “biomasse” en rotation, dont la continuité était assurée par les convois incessants qui alimentaient les camps. Cette main d’oeuvre qu’il ne fallait même pas payer pour assurer sa survie a d’ailleurs été une source de profit considérable pour les entreprises allemandes pendant la guerre.

Vous faites remarquer aussi qu’une grande partie du cadre nazi, après-guerre, n’a pas été inquiété.

Ils disposaient de réseaux qui existaient depuis les années 30 et qui étaient en lien sont en lien avec les cadres économiques de l’Allemagne à l’époque via l’Office central de l’administration et l’économie de la SS. Les entreprises allemandes avaient fait affaire avec la SS, avaient bâti des fortunes grâce à elle. Il y avait donc une forme de gratitude et de solidarité. Arès la guerre, les SS et surtout ceux du SD (le service de renseignement de la SS), se recasent très facilement dans les entreprises et dans l’administration. Le général Franz Albert Six, par exemple, condamné à Nuremberg, trouvera un emploi comme directeur du marketing des entreprises Porsche avant de devenir professeur de marketing. Cependant, la raison ultime du recasage de ces personnalités se trouve dans le contexte de l’époque : c’est la guerre froide, ces gens sont compétents, et l’on a besoin d’eux pour lutter contre le communisme.

Ne pourrait-on pas dire que si l’Allemagne a fermé les yeux sur ces personnages, c’est qu’elle n’avait pas le choix, elle en avait besoin pour se reconstruire ?

Non. On aurait très bien pu se passer de quelques dizaines de milliers de personnes. Il y avait d’autres compétences, il y avait les immigrés mais ces structures ont tenu au nom de la lutte contre le communisme. Reinhard Höhn épouse parfaitement la chose. Il a bien compris qu’après la guerre la position de l’Allemagne est d’être une vitrine, une tête de pont face au bloc de l’Est. L’atlantisation de l’économie doit être totale et l’on applique une organisation des cadres à l’américaine, sur le modèle de la Harvard Business School. C’est pour cela que dans l’Europe de l’Ouest, on voit apparaître ce type d’écoles : on crée Bad Harzburg en Allemagne en 1956, l’INSEAD a Fontainebleau en France en 1957.

Et c’est dans ce contexte que Reinhard Höhn devient gourou du management et fondateur de la principale école allemande.

Son coup de génie est alors de dire : nous sommes dans le monde libre, politiquement mais aussi économiquement, et c’est cela qui est derrière le management par délégation de responsabilité. Son école de Bad Harzburg formera 600.000 cadres. Certains manuels de gestion de sociétés comme Aldi sont fortement imprégnés de ces théories.

Il s’intéresse aussi à la motivation, et à l’absence de motivation au sein de l’entreprise.

Ce qui l’intéresse c’est le “bore out”, la démission intérieure. Il écrit un livre sur le sujet dans les années 60, et la solution qu’il préconise est de nouveau délégation par responsabilité. Au lieu de s’embêter devant une machine à écrire vous avez un objectif et une liberté pour l’atteindre et vous êtes motivé.

Mais Reinhard Höhn finira par être inquiété…

Ses séminaires sont suivis non seulement par les cadres des entreprises mais aussi par les administrations (celles des Länder et surtout de l’état fédéral) et par l’armée. Et c’est là que le scandale éclate. La presse social-démocrate lève le lièvre en disant : c’est curieux que les officiers soient formé dans une école qui a été créée par un ancien général SS. Et à peu près au même moment, certains commencent à considérer, sous l’influence de l’école de Saint-Gall, en Suisse, ce modèle comme trop peu libéral, trop bureaucratique. Il y a donc un double feu qui s’abat sur Höhn, à la fois une critique interne sur son modèle et une critique sur son passé.

Mais aujourd’hui, que peut nous dire cette histoire ?

Les pratiques et les théories nazies ont un effet révélateur. Contrairement à ce que l’on peut lire un peu partout, le nazisme n’est pas une entité close sur elle-même. Il communique. Il ne vient pas de nulle part, il ne va pas nulle part. Il vient des théories dominantes de l’Europe du 19e siècle, il est résolument raciste comme à l’époque les empires coloniaux belge ou français, il est antisémite comme à l’époque tout le monde, il est eugéniste, darwiniste social, colonialiste, capitaliste.

Le nazi n’est pas un aérolithe et c’est pour cela qu’il a bien été reçu en 1933. Car il transforme l’Allemagne en zone d’investissement optimal : il n’y a plus d’opposition, plus de syndicat, il y a de fortes commandes de l’État, une forte croissance de l’activité. On disait à l’époque “plutôt Hitler que Blum”, parce que Hitler c’était la croissance, la paix (Hitler proclamait sans cesse vouloir la paix).

Le nazisme se voulait moderne, il voulait la motorisation de la population, le développement des infrastructures. Il a créé des paquebots pour les loisirs des ouvriers Allemands, des hôtels gigantesques pour gérer les flux touristiques … Reinhard Höhn est quelqu’un d’intelligent, de libéral. Sa théorie du management n’est pas ce que l’on a fait de pire. Aux États-Unis Peter Drucker réalise la même chose. Mais je trouve intéressant qu’un grand penseur et un général de la SS devienne le fondateur directeur de la plus grande école de commerce d’Allemagne de l’Ouest. Cela donne à penser.

Johann Chapoutot, “Libre d’obéir” (Gallimard).

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