Tours résidentielles: quand les cathédrales ne sont plus nos uniques montagnes

L'Antwerp Tower en reconversion © PG

Les clochers et les bâtiments historiques dessinent la silhouette de nos villes, de plus en plus souvent ponctuée de tours résidentielles. Face aux contraintes de la densification, les villes prennent de la hauteur … à contrecoeur.

La pression démographique s’intensifie dans les villes qui, pour répondre à la demande, prennent de la hauteur. En Europe, Londres montre l’exemple. Selon une étude du bureau New London Architecture, pas moins de 189 nouvelles tours d’habitation devraient sortir de terre dans la capitale britannique. Varsovie ne souffre pas de vertige non plus : elle accueillera bientôt Zlota 44, une des plus hautes (192 mètres) et des plus prestigieuses tours d’habitation de la capitale, conçue par l’architecte star Daniel Liebeskind. A Paris, la Défense caresse des projets bien avancés (mais contestés) de deux tours de 320 mètres combinant appartements, bureaux, magasins, hôtel et restaurant. Aux Pays-Bas, Rotterdam ambitionne de devenir un Manhattan sur Meuse : la métropole portuaire a approuvé en 2019 une nouvelle politique d’urbanisme, rehaussant la hauteur maximale de 200 à 250 mètres.

” Vivre en surplomb de la ville est une expérience fantastique. “© PG

L’ignorance engendre l’intolérance

En Belgique, les tours ne sont pas légion. La tour Up-site (140 mètres) le long du canal à Bruxelles, une réalisation Atenor, est la plus haute du royaume. Le projet ZIN de Befimmo, d’après un concept de 51N4E, Jaspers Eyers Architects et l’AUC, est censé transformer les deux tours WTC du quartier Nord en un projet multifonctionnel offrant la possibilité aux amateurs d’habiter à 110 mètres au-dessus du plancher des vaches. L’Antwerp Tower, l’ancienne tour de bureaux que Matexi a reconvertie en tour mixte de 240 appartements et 9.000 m2 de magasins et de bureaux, culmine à une centaine de mètres.

Les tours plus modestes, jusqu’à 80 mètres environ, qui apparaissent çà et là dans le paysage urbain, ne sont pas toujours accueillies avec enthousiasme. Projets de grande envergure par définition, à l’impact non négligeable sur le voisinage, les tours résidentielles suscitent pas mal de tollé de la part des riverains. ” La hauteur de construction fait polémique dans les villes historiques, constate Wouter Coucke, directeur acquisition & development chez Matexi. Dans une ville comme Varsovie, pour ainsi dire entièrement détruite par les bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale, la polémique est moins vive. L’agencement des voiries, plus spacieuses, s’y prête mieux. ”

Bert Grugeon, directeur général de Van Roey Vastgoed, évoque, lui aussi, le contexte historique pour expliquer la percée limitée des constructions hautes dans nos villes. ” De nombreuses villes interdisent de bâtir plus haut que certains bâtiments de référence, comme les tours d’une cathédrale. ”

Van Roey Vastgoed et Koramic Real Estate ont uni leurs efforts pour bâtir la K-Tower, première tour résidentielle qui culmine à 70 mètres dans le centre de Courtrai, au bord de la Lys. Van Roey est aussi, avec CAAAP, le promoteur du projet Nieuwe Dokken à Gand. La tour Faar (50 mètres) sera livrée avant les vacances d’été et les travaux du projet partiel Pergola (50 mètres) viennent de commencer. Une deuxième phase prévoit l’érection de deux tours supplémentaires. ” Le public cible d’une tour résidentielle est assez restreint, précise Bert Grugeon. Le nombre d’habitations dans les tours est donc limité. ”

Constat confirmé par une étude du programme inter-universitaire Steunpunt Wonen : de tous les types d’habitation, l’immeuble de plus de 10 étages est celui qui obtient le moins bon score de popularité. ” L’habitat vertical ne s’adresse pas à tout le monde, réagit Wouter Coucke. Ce n’est donc pas très grave s’il n’est pas apprécié de tous. Ce n’est sûrement pas l’habitat idéal pour les familles avec enfants. Les personnes isolées et les couples sont plus enthousiastes. Ils considèrent la ville comme leur jardin. ” Bert Grugeon rajoute: “Les résidents de la K-Tower, par exemple, qui ont délibérément choisi d’habiter une tour, sont très enthousiastes à propos de la qualité du logement. ”

Comme le souligne Johan Anrys, partenaire du bureau d’architectes bruxellois 51N4E, la famille classique est sous pression. Les personnes seules et les parents isolés représentent 45% des ménages belges, les couples sans enfant 25%. Autrement dit, le potentiel de l’habitat vertical est bien réel. La faible popularité des tours résidentielles s’explique par le manque d’exemples positifs, de l’avis de Johan Anrys. ” Les tours de typologie relativement récente sont généralement monofonctionnelles, dit-il. Une tour qui se contente de superposer des habitations individuelles ne rencontre qu’un succès mitigé. Normal. ”

LA TOUR PERGOLA Culminant à 50 m, elle fait partie du projet Nieuwe Dokkern, à Gand.
LA TOUR PERGOLA Culminant à 50 m, elle fait partie du projet Nieuwe Dokkern, à Gand.

Plus haut… ou plus dense ?

Pour préserver les quelques espaces ouverts qui subsistent dans notre petit royaume déjà passablement bâti, les villes et les villages n’ont d’autre choix que de densifier le tissu immobilier, un constat qui apporte de l’eau au moulin des partisans de la construction en hauteur, demandeurs de plus de tolérance. Ceci étant, tous nos interlocuteurs s’accordent à dire que la verticalité n’est pas la seule piste à envisager pour optimiser la densité. ” La construction en hauteur est une bonne solution pour certains endroits, assure Wouter Coucke. Mais c’est aussi la solution de facilité dans certains cas. Plusieurs études montrent qu’il est possible de densifier avec des blocs de cinq étages seulement. Or, nous constatons que même les cinq étages posent souvent problème dans les petites localités. ”

LA K-TOWER, À COURTRAI 70 m de hauteur au bord de la Lys
LA K-TOWER, À COURTRAI 70 m de hauteur au bord de la Lys© PG

” La tour n’est pas un but en soi, ajoute Philippe Teughels, procesmanager chez Van Roey Vastgoed. C’est une typologie intéressante pour autant qu’elle réponde à certaines conditions. Pour commencer, il faut suffisamment d’espaces ouverts qualitatifs à proximité. Mais la nécessité d’espaces ouverts a pour effet de réduire la densité. ” Autre problème : ces espaces ouverts sont plutôt rares dans les centres-villes. La banlieue offre plus de possibilités mais est moins intéressante du fait de son éloignement des facilités urbaines. ” C’est un facteur à prendre en considération, admet Bert Grugeon. Si la distance par rapport au centre est trop grande, la qualité de vie s’en ressent. Autrement dit, le périmètre des projets réussis de tours résidentielles est plutôt restreint dans la plupart des villes. ”

Selon l’urbaniste et architecte danois Jan Gehl, la construction en hauteur n’est pas non plus nécessairement l’outil de densification idéal. Son argumentation repose sur le constat selon lequel la verticalité n’est pas adaptée à la dimension humaine. Notre sens de l’orientation, qui fonctionne horizontalement, est déboussolé si l’immeuble est trop haut. A partir du cinquième étage, on ne fait plus le lien entre le niveau de la rue et les étages, écrit Jan Gehl dans son ouvrage de référence Pour des villes à échelle humaine. Les personnes qui habitent et travaillent aux niveaux supérieurs font moins l’effort de sortir en ville et participent donc dans une moindre mesure à la vie urbaine. Jan Gehl estime par ailleurs que la densité n’est pas une qualité en soi : c’est une donnée quantitative qui ” doit être combinée avec la qualité sous forme d’un espace urbain de bonne tenue “.

Pour Johan Anrys, le débat de la densification ne porte pas tant sur l’opposition bas-haut. ” Il ne faut pas stigmatiser la construction verticale, prévient-il. Il faut l’encadrer et l’enrichir. A contrario, il ne faut pas non plus la présenter comme ‘la’ solution au problème de densité. En Belgique, la constellation de petites villes et de villages reliés entre eux facilite la densification des communautés existantes puisque services et facilités sont déjà une réalité. ”

Il reconnaît toutefois que dans le cas des tours, il est plus difficile de créer un sentiment d’appartenance au quartier. ” Mais c’est possible, assure-t-il. ZIN se profile comme une petite ville en soi. Le programme prévoit d’ailleurs des constructions basses avec, au rez-de-chaussée, différentes fonctions comme des espaces de sport et des commerces. La serre couverte sera accessible au public. Cerise sur le gâteau, tout sera mis en oeuvre pour faire le lien entre les résidents de la tour eux-mêmes et entre les résidents et la ville. ”

QUARTIER NORD DE BRUXELLES Le projet ZIN de Befimmo tarnsformera les deux tours WTC en un projet multifonctionnel.
QUARTIER NORD DE BRUXELLES Le projet ZIN de Befimmo tarnsformera les deux tours WTC en un projet multifonctionnel.© P BEFIMMO, 51N4E, JASPERS-EYERS ARCHITECTS & L’AUC

Invitation au partage et à la contemplation

A l’instar de Johan Anrys, Philippe Teughels insiste sur l’importance de la polyfonctionnalité dans les tours résidentielles pour enrichir l’expérience de vie. ” Dans le projet gantois Nieuwe Dokken, les tours font partie d’un vaste ensemble qui prévoit également des constructions basses, des logements unifamiliaux, des habitations sociales ou à prix abordable. Le niveau 0 de Faar accueillera des bureaux et des commerces de quartier “, explique-t-il. ” L’interaction entre le niveau 0 et l’espace public avoisinant est fondamentale, ajoute Bert Grugeon. Les résidents doivent prendre plaisir à fréquenter ces lieux propices aux rencontres, un objectif impossible à atteindre si les lieux ne sont pas accueillants ou trop venteux. Des abris, de la verdure en suffisance, des fonctions multiples, etc., sont autant d’éléments qui donnent envie aux candidats résidents d’y élire domicile. ”

” Vivre en surplomb de la ville est une expérience fantastique, assure Johan Anrys. Prendre littéralement de la distance par rapport à la ville tout en jouissant d’une vue imprenable invite à la réflexion, voire à la contemplation. ”

En contrepartie, il faut accepter de renoncer à certains avantages d’un logement classique. Une terrasse extérieure est pour ainsi dire exclue à pareille hauteur. La table risque de s’envoler. ” En revanche, la hauteur offre d’autres avantages, poursuit Johan Anrys. Il faut savoir en tirer parti. Le projet ZIN prévoit, par exemple, l’aménagement sur le toit d’une terrasse où les résidents pourront organiser des fêtes. Un endroit convivial où ils pourront fraterniser. ”

51N4E étudie des modèles visant à créer des communautés autour d’une dizaine de logements au sein d’une tour. ” Un peu comme un espace de coliving où on partage certains espaces et facilités, explique Johan Anrys. Les nouveaux modèles d’habitation et de travail, toujours plus flexibles et hybrides, sont aussi synonymes de nouvelles opportunités pour la construction en hauteur. Par le simple fait qu’elle rassemble de nombreux résidents et utilisateurs. ” Bert Grugeon confirme. Il s’empresse d’ajouter que la typologie des tours, en raison de l’échelle de grandeur, facilite les technologies d’avenir. ” A partir d’une centaines de logements, il devient plus intéressant d’introduire des techniques et des solutions innovantes “, précise-t-il.

PROJET FAAR, À GAND Une autre tour de 50 m, faisant partie du projet Nieuwe Dokken
PROJET FAAR, À GAND Une autre tour de 50 m, faisant partie du projet Nieuwe Dokken

Redessiner l’horizon

D’un point de vue urbanistique également, l’échelle de grandeur constitue une plus-value, assure Philippe Teughels : ” A Nieuwe Dokken, la construction en hauteur permet de redessiner l’horizon et de donner une identité au nouveau quartier. ” A ce sujet, Johan Anrys souligne que ” c’est une grossière erreur de vilipender le quartier Nord de Bruxelles “. ” Bruxelles a des allures de ville de province et a besoin de cette dimension métropolitaine pour pouvoir concurrencer des villes comme Amsterdam, Francfort et Paris. Il faut offrir aux grandes entreprises le contexte nécessaire pour s’implanter en ville et pas seulement en banlieue ou à Zaventem. ”

La construction en hauteur est-elle aussi une façon de garantir des prix abordables pour les logements en ville ? ” Absolument, répond Wouter Coucke. Cela dépend en grande partie du prix que le promoteur doit payer pour la position au sol. Plus le nombre d’étages autorisés est important, plus le prix du terrain sera élevé. Antwerp Tower vise essentiellement le segment intermédiaire et supérieur. Les petites unités, moins coûteuses, sont généralement achetées comme pied-à-terre par des personnes qui travaillent en ville. ”

Selon Bert Grugeon, les prix des habitations dans une tour ne deviennent abordables que si le terrain est mis en vente par un organisme influent, comme la ville. ” Celle-ci peut imposer certaines conditions dont les promoteurs immobiliers devront tenir compte dans leur réponse aux appels d’offres, ce qui fut le cas de Nieuwe Dokken. Dans le concours lancé pour ce projet, la ville de Gand avait imposé la réalisation de 20% d’habitations sociales et 20% d’habitations à prix raisonnable. “

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content