La stratégie immobilière de l’UE à Bruxelles revue et corrigée

Kristalina Georgieva et Rudi Vervoort. © FREDERIC RAEVENS

Dans un entretien exclusif, la commissaire européenne en charge du Budget et des Ressources humaines, Kristalina Georgieva, explique le tournant négocié en matière de politique immobilière depuis la mise en place de la Commission Juncker. Il se veut de taille et durable.

Depuis plus d’un an, la commissaire européenne d’origine bulgare affinait son plan, n’hésitant d’ailleurs pas à remettre en question les dernières options prises par l’OIB, l’Office pour les infrastructures et la logistique à Bruxelles, en charge de la gestion du portefeuille immobilier de la Commission européenne. Aujourd’hui, elle sort enfin de son silence et pose, associée pour la circonstance au ministre-président bruxellois Rudi Vervoort, des balises fortes et nouvelles. Rien ne sera plus comme avant, affirment-ils de concert. On aspire à le croire, une fois encore, surtout dans le chef des partenaires privés et publics locaux concernés par les dossiers en cours.

TRENDS-TENDANCES. Depuis des années, les patrons de l’immobilier professionnel implorent les responsables publics de vendre plus intelligemment Bruxelles, en capitalisant davantage sur son statut de capitale de l’Union européenne. Les récents événements dramatiques peuvent-ils constituer un déclic ?

KRISTALINA GEORGIEVA. Répétons-le haut et fort, en dépassant le slogan : Bruxelles est notre ville, vraiment. Elle a récemment été meurtrie profondément. Nous avons d’ailleurs perdu une de nos collègues, Patricia Rizzo. Mais nous n’avions pas attendu les récents événements pour agir, en parfaite intelligence avec le gouvernement régional. Nous sommes aujourd’hui doublement déterminés : comme nous l’avons fait mi-avril sur la Grand-Place lors du Grand Horo Dance, le festival de danses folkloriques des Balkans, nous continuerons à aimer et vivre pleinement à Bruxelles. Au-delà, nous devons, pour que Bruxelles continue à vibrer, la rendre plus fonctionnelle en termes de mobilité, de circulation intérieure et extérieure. Chacune de nos décisions immobilières planifiées doit désormais être réfléchie de manière plus efficace ; pour rencontrer non seulement nos besoins mais aussi ceux de la ville qui nous accueille. Avant de parler de notre politique immobilière, qui est un moyen et non un but en soi, nous devons réfléchir plus largement à la manière dont nous pouvons davantage nous insérer dans le tissu de la ville. Nous devons partir d’un constat : nos méthodes de travail ont été profondément modifiées ces dernières années. Le télétravail est de plus en plus répandu, par exemple. Parallèlement, les budgets avec lesquels nous devons agir se sont rétrécis et nous devons réduire également de 5 % nos effectifs humains. Mais plus largement, le monde autour de nous a changé et nous devons refléter cela dans la manière dont nous vivons et dont nous gérons la chose publique au sommet de l’Europe, notamment en intégrant de nouvelles mesures de sécurité dans notre travail quotidien.

Concrètement, comment va-t-on s’y prendre ? Quels seront les “guidelines” pour installer cette nouvelle dynamique ? Comment rendre les procédures d’appel au marché plus cohérentes et prospectives ?

RUDI VERVOORT. Au début de l’actuelle législature déjà, nous avons mis en place un Commissariat à l’Europe, piloté par Alain Hutchinson et composé d’une équipe dont la mission est de créer un lien permanent entre les autorités régionales et les institutions européennes. L’idée était de rentrer dans un processus collaboratif permanent qui ne se borne pas à de bonnes intentions. Il s’agissait de multiplier les projets inclusifs pour répondre à la question légitime de nos concitoyens concernant l’apport réel de la présence des institutions européennes dans la capitale, notamment en passant par une plus grande mixité fonctionnelle de leurs infrastructures, qui dépasse la seule fonction administrative. L’objectif majeur du Projet urbain Loi (PUL), adopté par le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale en 2008, était déjà d’être un catalyseur du redéveloppement de ce quartier – trop longtemps monofonctionnel – en diluant son rôle administratif. Le programme double la superficie bâtie existante pour atteindre 880.000 m2 au total sur l’ensemble du périmètre. Cela passe évidemment par l’urbanisme et l’aménagement du territoire, en tenant compte de contingences institutionnelles incontournables. Je remercie d’ailleurs la commissaire européenne pour son ouverture et pour le travail que nous portons de concert. Nous entrons dans la phase opérationnelle et nos objectifs communs vont bien au-delà que d’empiler du béton : les Bruxellois doivent pouvoir se réapproprier pleinement toutes les institutions que leur ville héberge.

Tant que vous êtes tous deux en place, peut-on vraiment espérer que ce ne soient plus les contraintes financières pures et dures qui décident de tout en matière de choix stratégiques pour la gestion future du portefeuille immobilier européen ?

KG. Oui, tout à fait ! Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois avec Monsieur Vervoort, nous avons senti que nous étions sur la même longueur d’onde pour ne plus perdre de temps. Nous avons identifié trois priorités, dont la première est de nous focaliser sur la rénovation et le redéploiement de nos immeubles en propriété propre, de faire un meilleur usage du patrimoine bâti dont nous disposons. Pas seulement en termes d’économie d’espace, mais également de fonctionnalité et de convivialité des infrastructures existantes. Nous voulons en tout cas respecter davantage les principes que nous imposons aux citoyens européens. Nous avons entamé un audit interne de tous nos bureaux en termes de consommation énergétique et de mobilité, par exemple.

Vous pointez la recentralisation sur vos quartiers historiques. A quelle échéance ?

KG. Nous allons lancer les premiers chantiers de rénovation et d’extension éventuelle sur base objective, en commençant notamment par le site de Beaulieu à Auderghem (n° 29-31-33 avenue éponyme) et par les bâtiments Breydel à Etterbeek (avenue d’Auderghem 19 et 45), Van Maerlant 2 et Palmerston 6-14 à Bruxelles (quartier européen). Cette optimisation du potentiel de nos bâtiments mettra à notre disposition environ 40.000 m2 d’espaces de bureaux supplémentaires aux alentours de 2022 ; ils remplaceront des bâtiments que nous avons aujourd’hui en location. A terme, il va aussi falloir remplacer le complexe Borschette (chaussée d’Etterbeek) par une solution plus fonctionnelle d’environ 20.000 m2, également à l’intérieur du périmètre européen. Un autre important projet de redéploiement du parc existant se situera au niveau de l’îlot Loi 130, où se trouve actuellement la DG Agriculture. A ce stade, nous sommes en train d’en discuter avec les autorités bruxelloises. Il s’agit de trouver la formule optimale pour y loger un maximum de nos services et simplifier la gestion sécuritaire, notamment. Nous voulons vraiment intégrer dans ce nouveau pôle urbain densifié (le PUL fixe la superficie autour de 200.000 m2, Ndlr) d’autres fonctions urbaines : on pense à des logements et à une structure éducative mixte mêlant familles de fonctionnaires et population locale. Nous voulons vraiment redevenir des propriétaires vecteurs de vie dans ce quartier trop longtemps voué au seul bureau et vidé de ses habitants et de ses services à la population. Avec les autorités régionales, nous lancerons donc dès 2017 une compétition internationale pour faire de ce site emblématique un repère architectural urbain.

Revenons un instant sur l’OIB, l’organisme censé anticiper et planifier vos besoins et souhaits en matière de gestion du parc immobilier. Avez-vous recadré ses missions et modes de fonctionnement, régulièrement critiqués ces dernières années par les professionnels du secteur ?

KG. Quand je suis arrivée en fonction et que j’ai vu le carnet de commandes en cours, qui dépassait la centaine de milliers de m2 à brève échéance, j’ai fait le constat qu’il s’agissait d’un reliquat de la manière dont on pensait les choses quand l’argent ne manquait pas. C’est la raison pour laquelle j’ai freiné d’emblée des deux pieds au grand dam, je sais, des promoteurs et propriétaires de la place. En repartant de la page blanche avec de nouvelles manières de travailler, plus transparentes et plus cohérentes, je pense qu’on pourra être plus efficace et que tout le monde y trouvera à terme son compte. Pour aborder le fonctionnement futur de l’OIB, il est peut-être utile de repartir du postulat que beaucoup de paramètres ont récemment changé, qui bousculent profondément nos anciennes manières de penser et d’agir. Jusqu’en 2012, nous disposions budgétairement de plus d’argent que nous ne pouvions en dépenser sur base annuelle. Chaque année, un solde d’une centaine de millions d’euros restait dans les caisses de l’Union européenne. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui ; et nous devons faire un usage bien plus parcimonieux des deniers publics. En outre, l’euroscepticisme croissant au sein des Etats membres nous pousse encore davantage à être très prudents et à bien motiver nos investissements et dépenses. Nous avons par exemple entamé des changements stratégiques dans la manière dont l’administration de la DG Budget fonctionne, qui pourrait faire école plus largement.

C’est-à-dire ?

KG. Les fonctions transversales – ressources humaines, budget, immobilier, sécurité, traduction, interprétation, etc. – devraient idéalement être rassemblées en un même lieu pour plus d’efficacité. En tant que vice-présidente, parmi mes fonctions stratégiques, je suis un peu le chief operating officer de la Commission européenne, avec la mission de rompre avec les anciennes verticalités dans le fonctionnement de nos institutions. En matière immobilière, par exemple, ne plus penser chacun de son côté rend plus pertinentes les décisions à long terme, en matière de contacts entre les équipes, en matière de mobilité et de modus operandi global. On l’a tout récemment perçu à grande échelle quand il nous a fallu, lors des récents attentats, localiser tous nos fonctionnaires éparpillés un peu partout à Bruxelles ; 250 étaient d’ailleurs en mouvement hors de nos infrastructures. Nous sommes toujours plus nombreux à devoir travailler ensemble au sein des institutions en utilisant de plus en plus de langues. En termes d’économie d’échelle et d’efficacité globale, il est donc impératif de multiplier les canaux horizontaux de communication et de collaboration. D’abord au travers de nos choix de localisation du parc immobilier. Les institutions doivent continuer à fonctionner de concert avec des budgets réduits. Plus nous nous dispersons, plus cela coûte. Nous avons actuellement une septantaine d’immeubles à contrôler quotidiennement. Pour chaque bâtiment, nous avons désormais une salle de contrôle centralisé via caméras et écrans, ce qui n’existait pas auparavant. Mieux fonctionner passe donc par une réduction des distances, des espaces perdus, des doublons, pour pouvoir employer nos moyens à autre chose dont, par exemple, le renforcement de la sécurité, du télétravail planifié ou des staffs de coordination qui connectent les services entre eux.

Pourquoi lancer ces grandes manoeuvres seulement maintenant ?

KG. Pendant 30 ans, nous nous sommes élargis, membres et institutions, par le processus de l’addition. Aujourd’hui, nous devons impérativement passer au stade de la fusion. Pour réussir à digérer pleinement cette expansion géographique et fonctionnelle rapide, il faut changer nos méthodes de travail par une intégration et une coordination horizontales.

Comment établir des ponts avec le secteur privé ? Y aura-t-il davantage de transparence dans les commandes à moyen et long terme de futurs espaces de travail ?

KG. J’ai rencontré tout récemment le fonds Quartier européen, les autorités régionales et les professionnels de l’immobilier notamment. Et je leur ai donné certains détails précis sur nos futurs modes de fonctionnement, sur le timing des futurs projets majeurs. Nous voulons vraiment travailler davantage avec les responsables privés et publics – la présence du ministre-président à mes côtés en est la preuve tangible – par souci d’efficacité et pour améliorer la qualité des nouvelles infrastructures en préparation. Prenez la mixité des fonctions des futurs immeubles à planifier : remailler le tissu social du quartier européen se prépare à long terme. Un petit exemple concret qui montre que les choses sont souvent plus compliquées qu’il y paraît et que cela dépasse largement une histoire de murs à construire et d’emplacement : le 22 mars dernier, lorsque sont survenus les attentats, nous avions 12.000 fonctionnaires en télétravail et le système de transmission des données a très globalement tenu le coup. Si cela s’était passé fin 2015, la moitié des connexions aurait été perdue. Prendre en compte le travail à distance d’un nombre croissant de fonctionnaires, cela fait également partie de la nouvelle donne concernant les cahiers des charges à rédiger dès demain au sein de l’OIB. Nous venons d’ailleurs de prendre une décision en la matière qui semble ne pas avoir de rapport avec notre parc immobilier futur et qui, pourtant, y est directement lié : auparavant, quand un fonctionnaire européen souhaitait faire du télétravail, il devait motiver sa demande et la décision finale était le fait de sa hiérarchie. Aujourd’hui, le télétravail partiel est quasi devenu un droit et la hiérarchie doit motiver objectivement un refus. En termes d’espace global de travail à prévoir et à gérer, cela a un effet levier très important.

Quel sera le premier appel au marché marqué de votre sceau et de cette nouvelle manière de penser et d’agir que vous défendez ?

KG. Le futur centre de conférence Albert Borschette sera le plus significatif et important. Mais plus globalement, nous avons déjà changé notre manière de travailler. Auparavant, nous disions : “Trouvez-nous 30.000 m2 de bureaux dans cette circonférence et avec ces spécificités techniques au meilleur prix du marché” ; aujourd’hui, nous disons en substance : “Faites marcher votre créativité tous azimuts et inventez-nous un centre de conférence du futur et de qualité”. Nous voulons prendre le temps pour réfléchir au meilleur rapport qualité-prix selon ce que nous considérons comme le meilleur bureau pour demain ; et cela dépasse largement de simples considérations de m2 et de murs. Aujourd’hui, l’efficacité est directement liée à la qualité de l’environnement de travail, à domicile et au bureau.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content