La fin des maisons 4 façades en Wallonie
Après avoir subi un étalement résidentiel démesuré, la Wallonie veut sauver son territoire, morcelé et grignoté par le béton. Toujours plus nombreux, les habitants de 2050 devront vivre, circuler et travailler sur les surfaces déjà bâties. La révolution du logement de demain, plus compact, marque la fin du règne des maisons traditionnelles.
Dites adieu à un rêve : cette nouvelle maison quatre façades offrant une vue imprenable sur des champs vallonnés, sans voisins de part et d’autre. A ce terrain à bâtir qui vient se greffer au bord d’une agglomération ou d’un village, grignotant une énième portion du territoire. A ce lotissement de plusieurs hectares habillant la rase campagne de goudron, de villas et de petits jardins privatifs. Tout ça, la Wallonie n’en veut plus. Pendant plusieurs décennies, le sud du pays a subi un étalement résidentiel débridé, calibré à la logique de la consommation de masse accentuée dès les années 1960. Progressivement, les plans de secteur, aujourd’hui archaïques, ont affecté 11 % du territoire wallon à l’habitat, avec de fortes disparités d’une commune à l’autre. Ils ont agrandi les villes et les villages, recouvert les périphéries, puis les interstices qui les séparaient.
Mobilité, qualité des services, vie en centre-ville, biodiversité, zones agricoles, coûts des infrastructures… Ce modèle a engendré bon nombre de maux actuels, comme le confirment des experts unanimes. ” Notre territoire est devenu affreusement difficile à gérer, souligne Pierre Cox, chargé de cours à l’Institut supérieur d’urbanisme et de rénovation urbaine (Isuru). Les anciens centres n’étaient pas prêts à supporter les agglomérations d’aujourd’hui. Le résultat, c’est que l’on est en route en permanence. ” Pour Benoît Moritz, architecte urbaniste chez MSA, ” il est important de se rendre compte que le territoire n’est pas une ressource illimitée “. La Wallonie, à l’instar de la Flandre, fait figure de mauvais élève en la matière. L’Union wallonne des architectes (UWA) rappelle que la surface moyenne de l’habitat – en ce compris les jardins, cours et garages – y est 15 % plus grande que dans les pays voisins. ” Comme pour les déchets, il faut donc s’orienter vers le recyclage des sols, de nos lieux de vie actuels “, résume Jacques Teller, professeur d’urbanisme et d’aménagement du territoire à l’ULiège.
L’artificialisation : 3 ha par jour
Si la cadence ralentit depuis dix ans, ce qu’on appelle l’artificialisation du sol wallon se poursuit : chaque année, elle grappille 10 à 12 km2, soit 3 hectares par jour. Essentiellement pour du logement. Après l’avoir longtemps cautionné puis toléré, une partie du monde politique entend désormais mettre fin à l’étalement résidentiel. Dans certaines villes et communes, mais aussi à l’échelle régionale. Cette priorité est reprise dans le Code de développement territorial (CoDT), entré en vigueur le 1er juin dernier. Elle figurera aussi parmi les vingt objectifs du Schéma de développement territorial (SDT), attendu pour début 2018. Avec deux échéances majeures pour ” réduire la consommation annuelle de terres non artificialisées ” :
– maximum 6 km2 par an d’ici à 2025 sur l’ensemble du territoire wallon, soit la moitié de ce qui est consommé actuellement ;
– zéro km2 à l’horizon 2050.
En clair, plus aucun nouvel hectare de terre ne pourra être consacré à du logement, des voiries ou à de l’activité économique en 2050. Les Wallons de demain devront habiter, circuler et travailler sur les surfaces déjà bâties à cette échéance. Un objectif similaire au ” stop au béton ” annoncé pour 2040 par le gouvernement flamand, qui fait l’objet de vives contestations au nord du pays.
Comme pour les déchets, il faut s’orienter vers le recyclage des sols, de nos lieux de vie actuels”
Réaliste ou utopique ? La Wallonie devrait accueillir 200 000 ménages de plus en 2035 et 300 000 en 2050. Elle comptera alors plus de 4 millions d’habitants, contre 3,6 millions à l’heure actuelle. Mais trois indicateurs laissent augurer une évolution de la densification de l’habitat. Le premier concerne la taille moyenne des ménages, en constante diminution. Selon les projections de la Direction générale statistique, près d’un ménage sur deux sera composé d’une seule personne en 2050, notamment en raison de l’évolution des structures familiales et du vieillissement de la population. Le deuxième est lié à la baisse du pouvoir d’achat de la population au regard de l’augmentation du prix des terrains, des maisons quatre façades et de leur coût énergétique. En 2016, les appartements représentaient 48 % du total des nouveaux logements autorisés, contre 30 % seulement vingt ans plus tôt. Enfin, plusieurs experts pointent l’évolution des aspirations. ” Il ne faut pas sous-estimer le changement de paradigme de la population plus jeune, à l’image de son rapport à la voiture “, commente Benoît Moritz. ” Pour les futurs ménages, ce ne sera pas nécessairement une contrainte de revenir habiter dans des zones mieux équipées et plus accessibles “, acquiesce Jacques Teller.
Cette évolution sociétale ne suffira toutefois pas à mettre fin à l’étalement des villes et des villages. ” L’utilisation résidentielle d’espace en Wallonie montre une tendance continue au desserrement, à l’opposé d’une densification “, souligne une étude actualisée en 2017 de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps). En moyenne, le Wallon consomme toujours plus d’espace au sol pour son habitat : 296 m2 en 2016, contre 225 m2 en 1985. Seules 33 communes sur 262 affichent un ratio négatif sur les dix dernières années. La diminution progressive de la taille des ménages joue paradoxalement un rôle dans cette tendance à la hausse. ” Plus un ménage est petit, plus il lui faut proportionnellement de la surface habitable, rappelle Pierre Cox. Le fait d’être deux ne nécessite que quelques mètres carrés de plus par rapport à un logement dimensionné pour une personne, et ainsi de suite. ”
58 000 ha disponibles
Mais c’est surtout la gigantesque réserve foncière disponible qui alimente l’étalement résidentiel. Sur les 180 000 hectares repris en zone d’habitat au plan de secteur, 58 000 ne sont pas encore urbanisés aujourd’hui, soit 32 % du total. Cette offre foncière potentielle est particulièrement importante au sud de Namur, de Liège et en province de Luxembourg, d’après les calculs de l’Iweps. ” Les plans de secteur les mieux dessinés sont ceux du Hainaut occidental, poursuit Pierre Cox. Les plus étranges, on les retrouve effectivement dans le Luxembourg. A l’époque, on demandait aux cartographes de reporter les permis de lotir et les voiries existantes, sans se poser davantage de questions. ”
Un lourd héritage pratiquement irréversible : le déclassement d’une zone d’habitat en zone agricole impliquerait de dédommager les propriétaires des terrains concernés, puisque la valeur de revente serait divisée par 50, 100 voire 200 en fonction de son emplacement. ” Il est clair que l’on ne compte pas encore franchir cette étape “, précise le ministre de l’Aménagement du territoire, Carlo Di Antonio (lire son interview p. 52). Jacques Teller rappelle que l’absence de réversibilité du plan de secteur est un cas spécifiquement belge : ” En France, on peut déclasser une zone urbanisable sans compensation pour le propriétaire. Aux Pays-Bas, la politique est encore plus restrictive, puisque l’urbanisation en ruban est proscrite dans le Code depuis 1937. ”
Comment mettre fin, dans ces conditions, au morcellement du territoire wallon ? Le gouvernement régional s’aligne aujourd’hui sur le consensus du monde académique : plutôt que de lutter contre l’étalement, il faut surtout redonner un avantage comparatif aux logements à construire ou à rénover dans les lieux de vie existants, tant pour les investisseurs que pour les futurs habitants. ” On ne produit toujours pas assez de logements dans les villes, constate Jacques Teller. A l’heure actuelle, il est moins coûteux et risqué pour les promoteurs de construire en périphérie, du moins dans une partie importante de la Wallonie. ”
Des bâtiments mal exploités
Pour inverser la tendance, nul besoin d’ériger de nouvelles tours. ” Le bâti existant est très mal exploité “, résume Gaëtan Doquire, directeur général de l’Union wallonne des architectes. La densification des lieux de vie passera donc avant tout par une rénovation ou une reconstruction de l’habitat, en conservant ses mêmes proportions extérieures. L’enjeu est gigantesque : en Wallonie, près d’un bâtiment sur deux a été construit avant 1945, selon l’Iweps. Or, seuls 24 % du total des logements produits entre 2012 et 2016 sont le fait d’une rénovation. Un ratio stable depuis plus de dix ans, encourageant dans une ville comme Charleroi (44,3 %), mais assez faible à Mons (23,3 %) ou à Tournai (29,8 %) au regard de la vétusté de leurs bâtiments.
Pour y remédier, le gouvernement wallon attend beaucoup des zones d’enjeu communal (ZEC), l’une des mesures phares du Code de développement territorial. Celles-ci visent à faciliter, dans un périmètre déterminé, les opérations de revitalisation ou de rénovation au centre des villes et des villages, en y gommant le plan de secteur existant. Elles répondent à une réelle demande des urbanistes. ” J’ai moi-même vécu cette difficulté à urbaniser les villes, témoigne Pierre Cox. A Gembloux, on a réussi à faire passer un même périmètre de 6 000 à 10 000 habitants, en éradiquant tous les anciens sites figés par le plan de secteur. Mais ce fut une bataille de vingt ans, via des procédures en tout genre et des considérations idiotement juridiques. ” Tous les anachronismes ne sont pas réglés pour autant. ” Le principal frein viendra du conservatisme de certains décideurs locaux, critique Robert Treselj, président de l’UWA. Vous n’imaginez pas le combat que c’est, pour être moi-même confronté à des communes qui nous imposent des règles complètement dépassées. ”
Le chèque-habitat, obsolète ?
D’après les urbanistes, il est crucial d’ajouter des incitants financiers, ou de revoir les mécanismes actuels pour réinvestir dans les centres urbains ou ruraux. ” A Bruxelles, les premiers lofts sont apparus avec les bourses collectives d’achat d’immeuble, introduites il y a vingt ans. A Zurich, le renouveau de l’habitat passe par la création de coopératives de propriétaires “, cite Benoît Moritz. ” Aujourd’hui encore, on envoie des subsides vers la périphérie en Wallonie, ajoute Jacques Teller. C’est le cas du chèque-habitat (NDLR : le successeur du bonus-logement), l’abattement fiscal lié aux prêts immobiliers. On pourrait imaginer de réorienter cet avantage fiscal vers d’autres formes d’urbanisation. ”
Les traditionnelles maisons quatre façades représentent encore 50 % de notre offre en maisons unifamiliales
Les urbanistes, l’Union wallonne des architectes et Inter- Environnement Wallonie s’accordent sur un point précis : pour garantir et améliorer le cadre de vie, les autorités locales ou régionales doivent sortir d’un schéma libéral qui les rend trop souvent impuissantes face à l’accaparement de leur territoire par certains promoteurs. Robert Treselj redoute à cet égard que certains projets soient perçus comme de purs produits financiers, au détriment de leur qualité. ” C’est particulièrement vrai quand l’investisseur est un fonds de pension. De nombreux dérapages peuvent survenir avec les partenariats public-privé. Améliorons l’intégration des services, la structure des espaces communs, et l’investissement suivra. Au centre d’Heure-en-Famenne, on a doublé en deux ans le nombre de logements, simplement en y créant une place publique. ” Le retour de véritables espaces verts s’avérera tout aussi décisif pour réconcilier les habitants de demain avec les centres urbains. Autant de qualités que Jacques Teller retrouve dans le nouvel écoquartier Ginko, à Bordeaux : 2 700 logements pour 7 000 habitants sur 32 ha, dont 4 ha de commerces et de bureaux, des équipements collectifs et 4,5 ha de parcs.
Plus compact, plus vert, plus proche des écoles, des crèches, des infrastructures de loisirs et de transport : voilà à quoi devra ressembler l’habitat de demain. La Wallonie s’engage en partie dans cette voie avec les quatorze projets retenus dans le cadre de sa politique des quartiers nouveaux. Tous ne font pourtant pas l’unanimité. ” Si certains sont particulièrement bien intégrés, d’autres sont presque risibles “, estime Robert Traselj. D’autant que leur apport (environ 10 000 logements) reste marginal par rapport à l’ampleur du défi démographique.
Saupoudrage : le cas de la balayeuse
Malgré les nouveaux outils wallons, il manque encore deux axes stratégiques indispensables : une véritable politique de la ville et des villages ainsi qu’une régie foncière régionale, pour le moment inexistante. ” Dans les centres urbains ou ruraux, on doit accompagner le marché avec des vrais projets de gouvernance, commente Benoît Moritz. Il n’y a aucun partage des bonnes expériences, ni un quelconque soutien régional. Des villes comme Verviers, Arlon ou Tournai sont confrontées à une paupérisation de leur centre urbain, et se retrouvent esseulées pour inverser la tendance. ” A l’heure actuelle, seules sept villes wallonnes se répartissent une maigre enveloppe régionale de 13 millions d’euros. Un saupoudrage dérisoire vu les enjeux, dont l’usage fait parfois polémique : à Mouscron, un cinquième du montant capté en 2016 a servi à acheter une balayeuse.
La politique foncière, elle, sera incontournable pour développer des projets de grande ampleur. En France, c’est par ce levier que la Fabrique de Bordeaux Métropole ambitionne de créer 50 000 logements autour des axes de transport collectif, avec un prix de vente plafonné. Le Nord-Pas-de-Calais dispose également d’un Etablissement public foncier. Un savoir-faire rentable pour les pouvoirs publics, mais pourtant proche du néant au niveau wallon. D’après Jacques Teller, la Wallonie pourrait s’appuyer sur ses intercommunales de développement économique, qui procèdent déjà de la sorte pour développer leurs parcs et zonings. ” En France, les autorités publiques font souvent valoir leur droit de préemption, c’est-à-dire leur capacité à intervenir sur le marché entre un vendeur et un acquéreur, pour acheter un bien, indique-t-il. En Région wallonne, ce droit est très peu utilisé. Les pouvoirs publics ont même fait l’inverse de ce qu’il convenait de faire, en revendant des terrains au privé. Aujourd’hui, il faut être plus stratège à l’égard des sites militaires ou ceux de la SNCB. ”
Un cadre légal obsolète
En dépit du changement progressif des mentalités, la population wallonne reste attachée aux traditionnelles maisons quatre façades. ” Elles représentent 50 % encore de notre offre en maisons unifamiliales “, observe Yves Arnould, directeur commercial chez Thomas & Piron Home. Renoncer à cet idéal serait avant tout une question de coût. ” Laissons la liberté à chacun de choisir la forme d’habitat qui lui correspond le mieux à chaque période de sa vie “, plaide Aubry Lefebvre, administrateur chez Thomas & Piron Bâtiment. Les réflexions en cours sur les habitations modulables, par exemple dotées de cloisons mobiles, pourraient révolutionner l’usage du bâti, pour y faire cohabiter une famille avec ou sans enfants, des jeunes adultes ou une personne seule, selon les différentes étapes de leur vie. A la condition que le cadre légal évolue. ” Ces nouvelles formes de vivre-ensemble nécessitent plus de flexibilité de la part des pouvoirs publics, conclut Pierre Cox. On a les pires problèmes pour mettre cela en oeuvre à l’heure actuelle “.
Entre la concurrence des communes, les visions à court terme et le conservatisme de certains décideurs, les principaux obstacles à la densification des villes et des villages pourraient émaner des mêmes pouvoirs publics qui en font précisément un objectif majeur à l’horizon 2050. Les idées de réforme ne manquent pas.
Pour réconcilier la population avec la densification du cadre de vie, la nature doit regagner massivement les centres urbains et ruraux, soulignent les urbanistes. “Mais il ne suffit pas de mettre quelques arbres et de la verdure gadget”, précise Pierre Cox, chargé de cours à l’Institut supérieur d’urbanisme et de rénovation urbaine (Isuru). Il plaide également pour un retour à la surface des cours d’eau voûtés depuis le xixe siècle. Fin octobre, le ministre Carlo Di Antonio a sélectionné 37 projets visant à verdir l’espace public en Wallonie. Les communes concernées bénéficieront d’une subvention plafonnée à 20 000 euros et d’un appui technique. Si l’opération affiche ses limites sur le plan financier, elle jette les bases d’une politique visant à mettre fin à l’imperméabilisation systématique des surfaces, comme les allées et les parkings. “C’est le degré zéro de la biodiversité, souligne Carlo Di Antonio. Le verdissement de notre cadre de vie est l’une des priorités du nouveau Schéma de développement territorial.”
En avril dernier, plusieurs élus MR ont proposé d’assouplir la “règle du comblement”, qui figure dans les textes légaux depuis des années. Actuellement, celle-ci permet de construire sur tout terrain inoccupé, quelle que soit son affectation au plan de secteur, s’il est situé entre deux maisons distantes de 100 mètres maximum, d’un même côté de la voirie. La proposition du MR vise à l’étendre à 200 mètres et à appliquer la même règle des deux côtés de la rue concernée. D’après les calculs de Jacques Teller, professeur d’urbanisme et d’aménagement du territoire à l’ULiège (photo), un tel systématisme ajouterait 8 386 ha à la réserve foncière potentiellement constructible. “Cette règle est complètement rétrograde, je ne comprends même pas comment on peut encore y penser”, juge Benoît Moritz, architecte urbaniste chez MSA. Tous les experts contactés s’accordent sur ce point, à l’instar du ministre CDH de l’Aménagement du territoire, Carlo Di Antonio.
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