Données et algorithmes contre briques et béton: la technologie doit rendre le secteur immobilier plus efficace et productif

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La nervosité gagne les sociétés immobilières classiques. Les nouveaux acteurs du marché, qui recourent à la technologie pour innover, chahutent les usages et les certitudes du secteur. Pour le moment, la menace vient essentiellement des start-up et des scale-up. Qu’en sera-t-il le jour où les géants de la technologie jetteront eux aussi leur dévolu sur le marché immobilier ?

Pas de Mipim cette année. Reed Midem, l’organisateur du plus grand de tous les salons immobiliers, espérait pouvoir reporter le méga-événement à début juin mais le coronavirus en a décidé autrement. Le salon Propel, par contre, aura bien lieu, aux dernières nouvelles en tout cas. Cette spin-off du Mipim dédiée à la technologie dans le secteur immobilier – property technology ou proptech en abrégé – devrait se tenir à Paris les 14 et 15 septembre 2020. ” Cette année, le Mipim prendra la forme d’un rassemblement de deux jours à Paris “, peut-on lire dans le communiqué de Reed Midem.

Quelque 7.000 entreprises seraient aujourd’hui actives dans le secteur proptech dans le monde.

L’immobilier classique cède donc la place à la proptech au calendrier événementiel. Ce changement serait-il prémonitoire ? Les bonzes immobiliers de la vieille école risquent-ils d’être supplantés par la nouvelle tech generation ? C’est encore trop tôt pour le dire mais une chose est sûre : le secteur prend conscience de son retard technologique à rattraper. ” De manifestation insignifiante il y a quelques années, Propel devient un événement majeur, souffle Arne Allewaert, managing partner d’Amavi Capital. Preuve s’il en est que la proptech prend de l’importance dans l’immobilier. ”

Dans le sillage de la fintech

Amavi Capital, basé sur un fonds proptech européen ( lire l’encadré), entend faire le lien entre le monde immobilier, le secteur technologique et le private equity business. Il voit dans la proptech ” la transformation numérisée et axée sur l’innovation du bâti ” et ce pour toute la chaîne de valeur de l’immobilier, de la recherche à l’utilisation en passant par la conception, le financement, la construction, la location ou la vente, la gestion et l’exploitation.

Plusieurs applications se sont déjà imposées dans la pratique immobilière, comme les outils d’évaluation automatiques, le building information modelling (BIM), le logiciel de réalité virtuelle pour la visualisation des bâtiments à construire, les agences en ligne et les smart buildings équipés de senseurs sans fil.

Selon Amavi Capital, quelque 7.000 entreprises seraient aujourd’hui actives dans le secteur proptech dans le monde, un chiffre qui pourrait même être plus élevé en fonction de la définition du concept proptech. Le processus de conception et de construction en est parfois exclu et répertorié séparément dans la catégorie ” contech ” ( construction technology). De l’avis de certains observateurs, les activités d’économie collaborative dans le secteur immobilier, comme Airbnb et le spécialiste du coworking WeWork ne relèvent pas de la proptech, vu le peu de valeur ajoutée technologique.

Nonobstant la différence de définitions, la croissance vertigineuse du secteur fait l’objet d’un large consensus, ce qui a pour effet d’attirer les capitaux. ” Quand on la compare avec l’activité d’investissement de la fintech, plus connue, on constate que la proptech a environ quatre ans de retard, fait remarquer Arne Allewaert. Mais sa courbe de croissance est tout aussi impressionnante. ” Il s’en réfère aux chiffres de la plateforme de données Venture Scanner relatives à l’augmentation mondiale des volumes d’investissement dans les entreprises proptech : d’environ 1 milliard de dollars en 2012 à plus de 15 milliards de dollars en 2018, soit pour ainsi dire le même volume que celui enregistré par le secteur fintech en 2014.

En attendant, ce nouveau secteur gagne en maturité et commence à être reconnu par le secteur immobilier classique. Epinglons le succès de l’américain Fifth Wall, le plus grand fonds de venture capital dédié à la proptech, soutenu par plus de 50 poids lourds du secteur immobilier dont CBRE, Cushman & Wakefield, British Land, Mariott, Macerich et Prologis. ” Tous les acteurs du secteur immobilier savent qu’il est possible de travailler plus efficacement et de façon plus professionnelle, poursuit Arne Allewaert. Ce secteur fonctionne encore de façon instinctive essentiellement : les grandes décisions d’investissement se prennent sur base d’une impression plutôt que d’une analyse objective des données. Il s’agit pourtant d’un secteur gigantesque. Selon les calculs du World Economic Forum et du Boston Consulting Group, une hausse de productivité de 1% dans le secteur équivaut à une économie de 1 milliard de dollars sur base annuelle. Cela donne une idée des intérêts en jeu. ”

Les limites de l’innovation

Comment se fait-il que l’innovation ait tant de mal à s’imposer dans un secteur représentant 60% des actifs dans le monde ? Une étude du World Economic Forum et de Boston Consulting Group de 2016 pointe l’approche par projet du secteur et la vision à court terme qui en résulte. Or, les investissements dans la recherche et le développement ne s’avèrent rentables qu’à long terme. Cette dynamique contradictoire explique la lenteur de la mise en oeuvre des nouvelles technologies.

La grande fragmentation du secteur serait une autre explication. Dans une chaîne où doivent pouvoir interagir de nombreux acteurs, souvent de petite taille, toute forme d’innovation est rapidement perçue comme un obstacle. A en croire Arne Allewaert, le secteur n’a en outre jamais ressenti la nécessité d’innover. ” Pendant longtemps, tout allait pour le mieux, dit-il. Les marges ont toujours été relativement confortables. Pourquoi les sociétés immobilières auraient-elles fait l’effort de se réinventer ? ”

L’image désuète du secteur n’aide évidemment pas à attirer les jeunes talents de la tech, ce qui explique pourquoi l’innovation technologique n’est pas encouragée au sein même de l’entreprise immobilière. Pour l’entrepreneur immobilier néerlandais Coen van Oostrom, fondateur de la société de promotion immobilière OVG, c’était une des raisons pour rompre avec la méthode classique de promotion immobilière. OVG était un promoteur réputé très innovant (il est à l’origine, notamment, du Edge à Amsterdam, l’immeuble de bureaux le plus durable du monde). ” Pendant 20 ans, nous avons essayé d’être ‘légèrement disruptifs’ sur le marché immobilier, de faire autrement que nos concurrents “, confie Coen van Oostrom dans une interview au magazine néerlandais Sprout qui donne la parole aux start-up et aux scale-up. Jusqu’à ce que l’entrepreneur en vienne à la conclusion que ” la technologie va absorber tout le secteur immobilier ” et décide de changer son fusil d’épaule. Rebaptisé Edge Technologies, OVG a troqué son profil de promoteur immobilier innovant pour celui d’entreprise technologique active dans le secteur immobilier. La différence est de taille quand il s’agit d’attirer des ingénieurs spécialisés en logiciels ” qui préfèrent travailler dans un environnement start-up ou scale-up plutôt que d’industrie vieillissante “, soutient Coen van Oostrom.

Le conservatisme se manifeste aussi du côté de la demande. Les investissements immobiliers portent sur des montants importants et les preneurs, tant l’acheteur particulier que l’investisseur immobilier professionnel, n’aiment pas prendre des risques et privilégient les acteurs traditionnels qui proposent des solutions familières.

Innover ou disparaître

Toutes ces barrières propres au secteur ne disparaîtront pas du jour au lendemain. ” Mais le secteur immobilier n’est pas une île, déclare Frederic Van den Weghe, lui aussi managing partner d’Amavi Capital. Il est connecté à d’autres secteurs comme le monde financier où la numérisation bat son plein. Le secteur immobilier devra suivre le mouvement, tôt ou tard. ”

A l’en croire, de nouveaux facteurs devraient encourager la percée de la proptech. ” Les marges sont sous pression depuis un moment et la crise du coronavirus ne va certainement pas arranger les choses, ce qui obligera les sociétés immobilières à devenir plus efficaces “, dit-il. ” Cette crise pourrait effectivement provoquer un déclic, renchérit Frederic Van den Weghe. Les sociétés immobilières devront expérimenter. Plus question de remettre au lendemain. ”

Une avancée technologique aurait aussi pour effet d’attirer les jeunes. La nouvelle génération a pour habitude de tout régler sur son smartphone et compte sur un maximum de convivialité des services client. ” L’offre actuelle du secteur immobilier ne répond pas du tout à leurs attentes, constate Arne Allewaert. Ceci vaut non seulement pour le marché de la consommation. Dans le B-to-B également, les exigences sont là. Les contrats de location fixe d’une durée de neuf ans ont longtemps été la norme, de plus en plus difficile à maintenir parce que le contexte dans lequel fonctionnent les entreprises change constamment. Le propriétaire immobilier doit pouvoir répondre à ce besoin de flexibilité accrue. ”

Le renouvellement des générations au sein du secteur immobilier pourrait également accélérer le mouvement. ” La plupart des décideurs ont entre 50 et 60 ans dans le secteur immobilier, constate Arne Allewaert. De plus en plus de postes clés dans les sociétés immobilières sont confiés à des jeunes dans la trentaine, ouverts au changement. ”

Par ailleurs, le secteur immobilier et de la construction est appelé à relever les grands défis sociétaux comme l’urbanisation croissante et les changements climatiques. ” Le secteur immobilier a un rôle crucial à jouer mais il n’y arrivera qu’avec l’aide du secteur technologique, assure Arne Allewaert. Sans quoi, le contraire pourrait se produire : le secteur technologique envahira le terrain immobilier. ” Une tendance déjà amorcée. Sidewalk Labs, une filiale de Google, a remporté à Toronto un concours pour le développement d’un nouveau quartier intelligent.

Coronavirus : opportunité ou occasion manquée ?

Jamais l’alignement des étoiles n’a été aussi favorable à la percée de la technologie dans le secteur immobilier. A moins que la crise sanitaire ne plombe tous les espoirs ? De nombreux projets d’investissement sont annoncés. La mise en exergue des gains d’efficacité de nombreuses initiatives proptech est de nature à booster le secteur proptech : plus question de différer, il faut agir maintenant.

Autre défi de taille : l’accès aux capitaux pour de nombreuses start-up et scale-up du secteur proptech. Le financement de ces entreprises très gourmandes en cash risque de se tarir. L’introduction en Bourse ratée de deux des plus grands noms du secteur, WeWork et Airbnb, n’est pas très rassurante. Plus inquiétants encore sont les problèmes rencontrés par SoftBank. Ce ” techinvestisseur ” japonais a annulé début avril un achat d’actions programmé à la société WeWork en pleine déroute et se trouve lui aussi en bien mauvaise posture. SoftBanks Vision Fund fait figure d’investisseur proptech parmi les plus influents, avec des participations dans la plateforme américaine de ibuying Opendoor et le courtier en ligne américain Compass notamment.

Pas question de paniquer pour le moment. L’optimisme reste de mise : la crise devrait inciter au changement. Les problèmes de financement devraient accélérer la vague de consolidation. A condition de séparer le bon grain de l’ivraie, ce ne devrait pas poser de problème.

Un fond proptech européen à ancrage belge

Les fondateurs d'Amavi Capital : Davy Demuynck, Kristof Vanfleteren, Arne Allewaert, Frederic Van den Weghe, Paul Thiers en Jonas Dhaaenens.
Les fondateurs d’Amavi Capital : Davy Demuynck, Kristof Vanfleteren, Arne Allewaert, Frederic Van den Weghe, Paul Thiers en Jonas Dhaaenens.© PG

Crise sanitaire ou pas, Amavi Capital est dans les starting- blocks. ” La structure est en place, la stratégie est clairement définie et nous sommes déjà présents sur le marché “, explique Arne Allewaert, managing partner d’Amavi Capital. Ce marché n’est autre que la scène proptech européenne sur laquelle Amavi Capital entend acquérir des participations stratégiques. Dans un premier temps, la société financera l’opération avec les moyens propres de ses six fondateurs mais, à court terme, Amavi Capital entend lever des capitaux extérieurs. ” Le fonds devrait atteindre les 60 millions d’euros “, précise Frederic Van den Weghe, également managing partner.

Frederic Van den Weghe a gagné ses galons dans le private equity. Il a oeuvré huit ans pour Waterland avant de devenir partenaire de Gilde Equity Management en 2014. Arne Allewaert dispose d’un background immobilier. Il a commencé sa carrière chez le conseiller immobilier Ceusters et a été de 2012 à 2020 le bras droit de Kristof Vanfleteren et Davy Demuynck, les deux fondateurs de la société de promotion immobilière ION. Vanfleteren et Demuynck sont aussi deux des quatre fondateurs d’Amavi Capital, aux côtés de Jonas Dhaenens, surtout connu comme le fondateur et CEO de l’entreprise technologique Team.blue (anciennement Combell) et Paul Thiers, ex-CEO de Unilin Group, aujourd’hui très actif comme investisseur, via le véhicule d’investissement Pentahold notamment. ” Le réseau et le savoir-faire acquis dans ces trois secteurs, l’immobilier, le private equity et la technologie, sont fondamentaux, insiste Arne Allewaert. Le fonds a pour but de combler l’énorme fossé entre le monde de l’immobilier et le monde de la technologie. C’est pourquoi nous ciblons délibérément les investisseurs du monde immobilier. C’est, à nos yeux, une meilleure piste que la participation directe d’une société immobilière dans une entreprise proptech. Car dans pareille constellation, vos concurrents actuels sont peut-être des clients potentiels, ce qui revient à hypothéquer les chances de croissance de la technologie. Un fonds comme véhicule intermédiaire indépendant permet d’éviter les conflits d’intérêt. ”

Mais Amavi Capital n’est-il pas trop lié à ION pour jouer ce rôle en toute indépendance ? Avec Paul Thiers, actionnaire d’ION, quatre des six fondateurs ont un lien avec le promoteur immobilier ouest-flandrien. ” Non, cela ne nous fait pas peur, répond Frederic Van den Weghe. Il s’agit de participations personnelles dans Amavi Capital. ION sera un limited partner dans le fonds au même titre que de nombreux autres investisseurs et sociétés immobilières. ”

Amavi Capital se concentre essentiellement sur le marché proptech européen. ” Environ 3.000 des 7.000 entreprises proptechs dans le monde sont européennes, indique Arne Allewaert. Ce n’est pas rien. Plus frappant encore : ces entreprises européennes n’ont bénéficié que de 8% du funding mondial en 2019. Le fossé d’investissement est énorme. Cela tiendrait-il à la qualité des entreprises européennes ? Probablement pas. Les exemples fantastiques ne manquent pas. Le problème, c’est que le marché des capitaux européens est nettement moins fort que son équivalent américain. Les entreprises proptechs européennes se heurtent rapidement aux limites du marché local. ” ” A ce niveau-là également, nous avons un rôle à jouer, enchaîne Frederic Van den Weghe. C’est une fabuleuse opportunité de consolidation. C’est complètement idiot de voir chaque pays européen oeuvrer dans son coin à imaginer des solutions et des outils identiques. Nous avons l’intention de concentrer tout ce savoir-faire dispersé sur notre plateforme. ”

Arne Allewaert et Frederic Van den Weghe lorgnent du côté de la France et de l’Allemagne, ” deux superpuissances sur la scène proptech européenne “, du Benelux, ” notre marché intérieur “, de la Scandinavie et de la Suisse, ” qui ont toujours été à la pointe du progrès en matière de durabilité et d’innovation “. Ils négligent délibérément le Royaume-Uni, pourtant le principal fournisseur européen de proptech actuellement. ” Le Royaume-Uni possède effectivement un solide marché des capitaux. Plusieurs grands fonds américains importants commencent à s’y intéresser. Nous ne faisons pas le poids. ”

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