Des bureaux d’architectes sous pression
Concurrence accrue, complexification du métier, tension sur les prix: les grands bureaux d’architectes belges sont aujourd’hui confrontés à de multiples défis. Si la pertinence de leur travail n’est pas remise en cause, ils doivent désormais faire preuve de davantage de créativité pour garder une part du gâteau.
Un coup de pied salutaire dans la fourmilière pour certains. Un pavé dans la mare pour d’autres. Les grands bureaux d’architectes doivent désormais faire face à une concurrence bien plus accrue qu’auparavant. Les petites habitudes entre promoteurs et architectes ont été mises à mal par la nouvelle approche des maîtres-architectes qui encouragent désormais la mise en place de concours pour favoriser l’émulation et voir émerger de nouvelles têtes. De quoi aujourd’hui mettre sur une même ligne de départ une trentaine de bureaux d’architectes belges capables de se porter candidats à la construction d’un grand immeuble de bureau, d’un ensemble résidentiel ou d’un projet mixant les fonctions. Sans oublier l’apparition de jeunes bureaux de taille plus modeste mais bien décidés à se frayer d’ici peu une place au soleil.
Une certaine consolidation du secteur est attendue dans les prochaines années.
“Il existe bien évidemment toujours certaines différences liées à la taille ou aux compétences d’un bureau, estime Renaud Chevalier, CEO d’Assar Architects, qui compte 160 collaborateurs pour un chiffre d’affaires de 18 millions d’euros. Tout le monde ne peut pas déposer sa candidature pour construire un immeuble de bureau de 100.000 m2 ou un hôpital de 200.000 m2. Mais il est évident que l’écart s’est réduit entre les architectes. C’est plus ouvert.” Et si Grégoire de Jerphanion, l’un des fondateurs de DDS+, un bureau de plus de 80 collaborateurs basé à Bruxelles, précise que la concurrence a toujours existé, il pointe surtout une répartition différente du gâteau: “Les collaborations se multiplient aujourd’hui. C’est positif tant pour les grands bureaux qui peuvent découvrir des terrains de jeu qui ne sont pas dans leur core business que pour des plus petits acteurs qui peuvent accéder à des projets qu’ils n’auraient jamais pu envisager seuls. Il s’agit d’une volonté des autorités mais aussi d’une évolution sociétale. Dans les marchés publics, il est devenu pratiquement obligatoire d’avoir deux ou trois signatures différentes”.
La culture du concours
A Bruxelles, cette situation a notamment été initiée par la nouvelle approche de Kristiaan Borret, le bouwmeester local en place depuis 2015. Si elle a fait grincer de nombreuses dents à l’époque, elle semble bien mieux acceptée aujourd’hui. “Les parts de marché entre les différents bureaux d’architectes sont plus partagées, explique-t-il. Ce qui n’est bien évidemment jamais agréable pour ceux qui en possédaient d’importantes. Je peux le comprendre mais à chacun son rôle. L’ancien modèle est en tout cas derrière nous et le nouveau modèle de travail n’est pas encore tout à fait déterminé. Celui axé sur les architectes stars n’a en tout cas plus lieu d’être. Ils n’ont pas eu de successeurs. Je constate que les architectes deviennent beaucoup plus ouverts à l’enrichissement des pratiques. Les concours permettent d’échanger, d’apprendre à connaître une autre approche. J’estime que c’est un vrai pas en avant en matière de qualité architecturale. Et de plus en plus de promoteurs partagent d’ailleurs ce sentiment, en organisant de leur propre chef des concours privés. D’une part, c’est mieux que les petites affinités d’antan, mais d’autre part, je plaide pour des concours ouverts à tous et qui permettent une innovation constante. Les architectes stars possèdent une griffe architecturale reconnaissable immédiatement. Or, la jeune génération est moins intéressée par cet aspect. Le bâtiment existant détermine aujourd’hui davantage les choix architecturaux, d’autant plus que la construction circulaire est mise en avant. Le style architectural est donc remplacé par une approche architecturale moins voyante mais plus subtile et intelligente.”
Jaspers-Eyers au sommet
Si l’écart diminue donc entre les différents bureaux du pays, le paysage architectural reste néanmoins encore dominé par quelques mastodontes habitués aux projets d’envergure et aux récompenses internationales. Le plus important en matière de chiffre d’affaires est Jaspers-Eyers Architects (22,5 millions, 130 collaborateurs). Le bureau de Jean-Michel Jaspers et de John Eyers enchaîne les grands projets en Belgique. Dans la même galaxie, on peut citer des bureaux tels que B2Ai, ArtBuild, Assar, Conix RDBM, Polo Architects, Archipelago, DDS+ ou encore A2RC. “A côté de ces bureaux, il y en a, il est vrai, de plus en plus qui sont de taille moyenne et qui comptent entre 15 et 30 personnes, relève Renaud Chevalier. Ils ont la capacité de répondre à des appels d’offre pour des immeubles de 15.000 à 30.000 m2. Leur difficulté est alors de devoir se concentrer principalement sur un projet contrairement à des bureaux plus importants qui peuvent travailler de concert sur plusieurs dossiers. On y observe aussi une concentration des compétences. Une croissance par acquisition qui a d’ailleurs été un des vecteurs de croissance d’Assar.”
Enfin, il est à noter qu’une certaine consolidation du secteur est attendue dans les prochaines années, vu la complexité accrue de l’immobilier et de l’architecture. “Il y en a déjà eu quelques-unes, notre bureau peut en témoigner, sourit Frederik Jacobs, co-CEO de Conix RDBM Architects, un bureau anversois qui compte près de 70 collaborateurs pour un chiffre d’affaires de 7 millions d’euros. Et je pense que cela va se poursuivre. Certains fondateurs de l’un ou l’autre bureau arrivent à l’âge de la retraite. La technologie BIM est aujourd’hui incontournable. La digitalisation demande beaucoup d’investissements, tant sur le plan financier qu’en ce qui concerne le personnel. Ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir se consacrer à la conception et à la réalisation d’un projet. Sans parler que le nombre de réglementations auxquelles il faut se soumettre ne cesse de grimper. Il faut donc faire des choix. Notre bureau a par exemple décidé de ne plus participer aux concours. Nous préférons travailler avec une dizaine de clients réguliers qui nous font confiance, tant en Belgique qu’aux Pays-Bas.”
L’adossement aux bureaux étrangers
Si le talent des bureaux belges n’est plus à démontrer, certains choix tendent néanmoins à susciter un doute sur leurs compétences voire sur leurs capacités à porter un projet d’envergure. Car on ne compte plus désormais les projets qui sont portés par deux bureaux, l’un belge, l’autre international. Une manière pour les maîtres d’ouvrage de s’assurer d’une crédibilité internationale. Une vague danoise a, par exemple, déferlé ces dernières années sur la Belgique (Henning Larsen, Snøhetta, BIG, CFMøller). Sans oublier les Néerlandais (Neutelings Riedijk, OMA), les Anglais (Hassel, Caruso St John), les Français (Viguier, de Portzamparc) ou encore les Japonais (Fujimoto). “Collaborer permet d’échanger des idées, reconnaît Renaud Chevalier. Ce souhait d’élargir la palette à une plus grande variété de bureaux, et donc aussi à des bureaux étrangers, a été initié par les bouwmeesters et est aujourd’hui acceptée par les promoteurs. Cela permet de travailler différemment. Même si, il faut le reconnaître, les bureaux belges ont souvent autant de compétences que les grands bureaux étrangers et n’ont pas nécessairement besoin de s’adosser à un autre bureau. D’autant que ces bureaux étrangers n’ont souvent pas l’habitude de construire selon les normes belges, où le rapport qualité/prix est assez haut. Ce qui peut poser problème.” Un constat en tout cas partagé par Pieterjan Vermoortel, CEO de B2Ai Architects (130 collaborateurs, 14,7 millions de CA), qui estime que “les architectes belges devraient être plus conscients de la qualité architecturale de leurs réalisations. Ils ont réalisé une quantité non négligeable de projets exemplaires. Nous avons par exemple construit, avec Aaprog et Boeckx, la clinique AZ Zeno de Knokke-Heist, un bâtiment particulièrement novateur. Il ne faut donc pas hésiter à mettre notre travail en avant.” Et Frederik Jacobs d’embrayer: “Je suis d’accord. Car faire appel à autant de bureaux étrangers peut donner l’impression de ne pas être apprécié à sa juste valeur. C’est problématique. Faire appel à un grand bureau belge donne aujourd’hui autant de prestige et de valeur commerciale à un projet.”
Reste que pour l’heure, la carte de visite de l’un ou l’autre bureau étranger fait toutefois encore la différence. La valeur commerciale d’un projet (et donc de revente) s’en verra renforcée, même si la différence est plus présente sur le segment du bureau que du résidentiel. “Je pense toutefois que nous sommes arrivés à un moment charnière, estime Grégoire de Jerphanion. Sélectionner un bureau étranger permettait de clore certains débats culturels et éviter les tensions. C’était un choix de facilité, même si ces bureaux possèdent une force de frappe incroyable. Les bureaux belges ont fait des progrès immenses suite à ces collaborations. La mode est passée. Dorénavant, il y aura surtout davantage de collaborations entre des bureaux belges de taille et d’expérience différentes.”
Durabilité et circularité au centre du jeu
Enfin, parallèlement à tous ces constats, les architectes doivent également s’adapter à un secteur immobilier en pleine mutation. Sous pression via des coûts de construction qui s’envolent, des prix d’achat du foncier qui explosent et des prix de vente qui doivent rester abordables au plus grand nombre, le secteur doit également entamer sa révolution énergétique. Sans parler des nouvelles contraintes, comme la diminution des démolitions/reconstructions, voire de la place de plus en plus grande consacrée aux opérations d’économie circulaire. Autant d’éléments qui compliquent la vie des architectes.
“Notre profession est devenue très complexe, estime Pieterjan Vermoortel. Pour répondre à cela, nous avons d’ailleurs acquis des compétences en architecture d’intérieur, en techniques ainsi qu’en stabilité. C’est une nouvelle approche qui nous amène une multitude d’opportunités pour améliorer la qualité architecturale. Les contraintes permettent aussi d’avoir une architecture plus performante. Il y a en tout cas davantage de réflexion qu’auparavant.” Un avis qui est dans la lignée de celui de Grégoire de Jerphanion, qui précise que la durabilité et la circularité sont devenues incontournables: “Il faut donc élargir son champ de compétences pour rester compétitif. La flexibilité et la capacité à réagir rapidement aux évolutions du marché sont devenues obligatoires”. Surtout dans un contexte où les coûts de construction s’envolent, poussant certains promoteurs à ne pas actionner leur permis ou à reporter le développement d’un projet. “J’avoue que j’ai de grandes inquiétudes concernant l’évolution des coûts de construction, explique Pieterjan Vermoortel, qui n’a toutefois pas encore dû suspendre ou reporter un projet sur lequel il travaille. Un projet doit rester abordable pour le client final, que ce soit du résidentiel ou du bureau. Or, l’équilibre devient de plus en plus délicat à trouver. Par contre, j’ai moins de craintes à l’idée de voir la qualité architecturale diminuer suite à cette diminution des marges bénéficiaires. Tant les pouvoirs publics que les promoteurs ont aujourd’hui compris l’importance d’avoir un travail de qualité. D’autant plus dans cette période où le volet énergétique ne laisse plus personne indifférent et appelle à un devoir d’exemplarité à tout niveau.”
La Belgique, une machine à récompenses internationales
Les architectes belges sont des habitués des récompenses internationales. Ils repartent quasiment chaque année avec un Mipim Award, sorte d’Oscars de l’immobilier décernés à Cannes à l’occasion du plus grand salon international. Si l’on remonte jusqu’en 2010, on observe que le bureau Jaspers-Eyers y remplit régulièrement son armoire à trophées. C’était le cas cette année pour le siège bruxellois de BNP Paribas Fortis, en 2017 pour le Chambon (Bruxelles), la Warsaw Spire (Varsovie) et le complexe be-Mine (Beringen) ou encore en 2016 pour Paradis Express (Liège), avec A2M et BAG. Assar l’a remporté en 2021 pour la clinique du Mont Légia à Liège (avec Artau), en 2016 pour l’immeuble Treurenberg (Bruxelles) de même qu’en 2010 pour un bâtiment de GSK (Wavre), pour l’immeuble Solaris à Bruxelles et pour le quartier général de la Stib. DDS+ a de son côté été primé en 2018 pour l’immeuble résidentiel de l’Ilot Sacré (Bruxelles) alors que MDW Architecture est reparti avec une récompense en 2012 pour l’Hôtel de Police de Charleroi et en 2011 pour l’immeuble de la Savonnerie Heymans (Bruxelles). A2RC a de son côté obtenu un award en 2010 pour le Square Brussels Meeting Centre. Et tout cela, sans compter les innombrables nominations. Reste que si tous ces projets sont de qualité, il faut toutefois préciser que le sentiment de “soutien national” aide les projets belges nominés à être primés.
Notons que les architectes belges sont également régulièrement primés aux International Property Awards décernés à Londres ou au Waf Award (Lisbonne), où B2Ai a notamment été primé en 2018 pour l’AZ Zeno de Knokke.
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