“Bastogne doit garantir du logement sans devenir une ville-dortoir”

Benoît Lutgen et Jean-Philippe Piron © Frédéric sierakowski

L’arrondissement de Bastogne va connaître un boom démographique de 27% d’ici 2070, d’après le Bureau fédéral du Plan, notamment en raison du phénomène de périurbanisation qui voit les jeunes s’installer en périphérie des grandes villes, et ici du Grand-Duché de Luxembourg. Un véritable défi pour loger ces nouveaux habitants mais aussi une opportunité pour dessiner la ville de demain…

Ville de mémoire à l’esthétique d’après-guerre, Bastogne voit ça et là pousser des immeubles à appartements neufs et blancs, modernes, où s’installent de jeunes couples travaillant au Grand-Duché voisin, ou encore des personnes âgées en provenance des villages et hameaux alentours. Après Arlon, la voilà qui s’apprête à encaisser la vague démographique venue du Sud. Et de celle-ci, naissent défis, peurs et opportunités. Bastogne doit pouvoir loger ces nouveaux habitants, sans devenir une ville-dortoir et avec l’envie d’expérimenter en matière d’immobilier. Regards croisés du bourgmestre Benoît Lutgen (cdH) et de Jean-Philippe Piron, fondateur et administrateur-délégué de la société de promotion-construction Habitat+, qui dispose d’une centaine d’appartements (prêts ou en projet) sur le territoire de Bastogne.

BENOÎT LUTGEN. Après Bruxelles, Bastogne est la zone qui connaît la progression démographique la plus forte en Belgique francophone. Ce phénomène est dû à trois facteurs. Au Grand-Duché de Luxembourg. A notre coeur de ville qui reste attractif, ce pour quoi on se bat beaucoup, notamment au niveau commercial, et qui pousse les personnes âgées à quitter leur maison quatre façades pour un appartement dans notre ville de proximité, avec une sécurité élevée et une certaine qualité de vie. Et enfin, à la démographie naturelle, à la jeunesse, avec l’arrivée de beaucoup de jeunes couples dont la taille du logement va évoluer dans le temps.

Comment allez-vous répondre à ce défi ? De nombreux projets d’immeubles à appartements voient le jour. L’appartement est-il le logement de demain ?

B.L. Nous avons 240 appartements en projet dans une ville de 16.000 habitants. Sans oublier la soixantaine d’autres en cours. Cela montre donc le réel attrait pour l’appartement mais aussi la réalité du foncier. Sans ça, il est impossible de faire face à la demande. Et c’est important du point de vue de la cohésion de la ville. Il faut ramener la population au coeur de ville.

JEAN-PHILIPPE PIRON. Les attentes changent beaucoup plus vite qu’il y a 15 ans. Pour les appartements en centre-ville, on demande plus de confort, de conception, de design. On démolit de plus en plus d’appartements pour du neuf. On fait une croix sur le mazout, de manière interpellante. Chaque immeuble que l’on construit possède un certificat PEB A parce que les gens le demandent, attendent ce genre de choses. Ce sont donc des exigences qui coûtent plus cher et les gens sont prêts à mettre du budget dans les matériaux. Donc, vu le prix du foncier, mais aussi le choix de la population à s’y installer, le gabarit augmente.

B.L. Notre défi va donc être de garantir ce logement pour tous, mais tout en faisant en sorte que Bastogne ne soit pas une ville-dortoir – ce qui pourrait entraîner des problèmes d’insécurité, de voisinage, etc.

J-P.P. Pour moi, Bastogne n’est pas un dortoir du tout. Il y a ici moins d’investisseurs purs qu’ailleurs. Ce sont les gens de Bastogne qui achètent en centre-ville. On retrouve toutes les catégories d’âge. Les jeunes réinvestissent les villages, en reprenant les anciennes maisons et en y construisant de nouvelles, mais ils viennent aussi en ville, où l’on retrouve tous les types d’acheteurs.

Quels sont les moyens mis en place pour éviter le phénomène dortoir ?

B.L. Nous avons mis en place une formule de partenariat avec l’ensemble des acteurs des villages, où l’on investit dans le bâti, avec par exemple une maison de village ou une école, et où des gens du milieu associatif s’occupent du bien. C’est une formule qui est quasiment généralisée dans nos villages aujourd’hui. Ces villages, ceux qui sont plus tournés vers le Grand-Duché de Luxembourg inévitablement, se développent de plus en plus, avec une population plus jeune qui a envie de la maison quatre façades avec jardin accessible sur le plan budgétaire.

L’exemple qui illustre peut-être le mieux l’anti-dortoir, c’est le projet de quartier nouveau de la zone Chenêt-Vevy qui bénéficie, comme neuf autres, d’un accompagnement régional wallon ?

B.L. L’idée vient des villes nouvelles que j’ai lancées (en 2014 comme président du cdH, Ndlr) et sur lesquelles un centre d’études a travaillé pendant plus d’un an et demi. C’est une autre façon d’aborder le logement et la démographie. Ici, nous avons voulu traduire cette idée dans une ambition importante : avoir à échéance de 15 ou 20 ans 2.500 personnes dans un nouveau quartier avec de la cohésion sociale. Une cohésion sociale renforcée par la configuration des lieux qui offre à la fois proximité et intimité, la voiture peu présente, les services, etc. Mais aussi à travers la démocratie participative où les résidents vont pouvoir décider de la vie du nouveau quartier à travers l’associatif, notamment. Nous voulons aussi être à la pointe en matière de qualité du bâti, de performance énergétique, de gestion des déchets, de mobilité douce. C’est un quartier à proximité du centre-ville, qui pourra amener le flux client vers la zone du quartier latin de Bastogne et nourrir cette partie commerciale en difficulté. Tout cela fait que ce quartier ne sera pas dortoir du tout. Nous n’en sommes pas propriétaires, mais nous avons un rôle d’acteur, de coordination et d’impulsion.

Le voyez-vous comme un projet pionnier ?

B.L. L’enjeu, c’est de se projeter dans la façon dont va évoluer le logement au cours du 21e siècle avec aussi du logement intergénérationnel, kangourou (maison unifamiliale scindée en deux logements à la fois groupés et indépendants, Ndlr). C’est un laboratoire de tout ce que l’on va pouvoir faire en matière de logement dans la ville. D’ici deux ou trois ans, les premières maisons de la première phase devraient pouvoir sortir de terre.

Dans l’arrondissement de Bastogne, le prix médian d’une maison (211.000 euros) a augmenté de 10% en un an. Il est supérieur de 28% à la moyenne wallonne et de 22% à la moyenne de la province, selon la Fédération royale du notariat belge. Comment constatez-vous cela sur le terrain ? Et comment faire pour maintenir le logement à un prix abordable ?

J-P.P. Il y a 10 ans, pour un prix X, vous aviez un appartement trois chambres de 120 m2. Aujourd’hui, pour le même prix, il ne vous reste que 95-100 m2, à cause de l’évolution des normes, du foncier et des exigences des gens. Mais certaines maisons trois chambres sont parfois moins chères que des appartements trois chambres en centre-ville en raison du coût des parties communes ou bien du parking en sous-sol. Toutefois, un appartement reste un investissement pour la vie, que l’on peut occuper jeune, mettre en location pour acheter une maison et où on peut revenir plus âgé. C’est davantage multi- fonction qu’une maison. Et le temps d’achat est beaucoup plus rapide, parfois sur un coup de tête. La réflexion est différente : les exigences sont plus élevées pour un appartement tandis qu’une maison peut être aménagée et agrandie par la suite.

B.L. La commune a peu d’influence là-dessus. Mais nous considérons que le taux de ce qui est offert par l’agence immobilière sociale sur le territoire de Bastogne n’est pas suffisant. Nous exigeons maintenant 10% de logements publics sur les projets immobiliers. Nous pouvons aussi réduire les coûts au travers de terrains que l’on libère et faire en sorte d’épargner au maximum le pouvoir d’achat des habitants, en diminuant par exemple pour la première fois depuis 35 ans le précompte et en n’augmentant aucune taxe, ni aucune redevance.

Comment la ville a-t-elle l’intention de faire face à ce développement urbain galopant sur un territoire de 17.200 hectares, aussi étendu que la commune de Namur ?

B.L. Nous sommes en train de finaliser le schéma de structure qui sera prêt d’ici un an. C’est un moment charnière de reconstruction et de reconfiguration. Sans cet outil qui manque aujourd’hui cruellement à hauteur de la commune, on risque -d’aller dans le mur. Nous devons donner les éléments nécessaires aux partenaires et entreprises pour qu’ils sachent vers où on va dans la commune et quelles sont les règles du jeu. Nous avons la chance d’avoir des entreprises et des relations locales, c’est un gage d’avenir pour tout le monde ! Contrairement à d’autres villes qui sont confrontées à des investisseurs très lointains, avec parfois des visions de projets gigantesques et des communes prises au dépourvu.

Comment allez-vous redessiner Bastogne ?

B.L. En matière d’aménagement du territoire, la ville s’est développée parfois de façon anarchique sur le plan de la cohérence urbanistique, avec toutes les conséquences que cela peut avoir en matière de mobilité et de commerces. Bastogne, c’est un centre commercial à ciel ouvert de 300 commerces et quelques axes pénétrants sur lesquels se sont développés également du commerce, de façon peu organisée, avec des problèmes de mobilité et une cohérence esthétique assez aléatoire. Un de nos jobs, c’est d’essayer de réorganiser ce qui ne l’a pas été. Nous investissons 5 millions d’euros sur la route de Marche dans les deux ans à venir et 2,5 millions d’euros sur la route de Neufchâteau. Nous allons retrouver de la cohérence ainsi que la capacité d’utiliser des terrains aujourd’hui inexploités et mieux définir les différentes zones économiques, de loisirs, etc. Nous tiendrons également compte dans le schéma de structures des zones d’activité commerciale et des villages. En parallèle, nous sommes en train d’élaborer un schéma de développement commercial. Nous devons également reconfigurer l’ensemble des services qui vont accueillir cette démographie sur 10 ou 15 ans. C’est-à-dire la salle de sport, le centre culturel – cela va nous coûter 6-7 millions d’euros – , et les écoles. Et il faut prévoir les lignes budgétaires d’investissement à moyen et à long terme, anticiper. Car, même si plus de démographie veut dire plus de rentrées financières, il y aura un décalage entre le moment où l’argent rentrera dans les caisses et celui où il faudra commencer ces investissements.

Quelle ville est pour vous un exemple ?

B.L. Durbuy. On parle aujourd’hui de l’investisseur Marc Coucke, mais il n’est pas venu par hasard. Il y a 15 ans, lorsque j’étais ministre du Tourisme, j’ai été séduit par la présentation de cette ville : les politiques en place avaient des projets pour les 10 prochaines années et avaient élaboré ce plan avec des sociologues, des philosophes, des entreprises privées, etc. Ils voyaient où ils allaient. Nous sommes encore à Bastogne dans une photographie qui n’est pas encore tout à fait nette. Mais c’est un exemple à l’égard des acteurs et des citoyens ainsi qu’en terme de clarté de gestion.

M. Piron, quelle place occupe, pour vous, Bastogne dans le secteur immobilier par rapport au reste de la province ?

J-P.P. C’est un pôle attractif à tous les niveaux et l’immobilier y trouve sa place. Nous avons une centaine d’appartements à Bastogne. Et nous avons analysé, avec les agences immobilières, que Bastogne absorbe 60 à 70 appartements par an, ce qui est beaucoup. Par ailleurs, il y a encore du foncier, de l’ancien à retransformer. Certains disent ” doucement “, que c’est beaucoup. Mais sur la route de Namur, dans un immeuble de 18 appartements, il a suffi du temps de la construction (environ quatre ans avec la demande de permis) pour que tout soit vendu. Donc, les gens sont demandeurs.

Et vous, M. Lutgen, quelle place voudriez-vous que Bastogne occupe à l’avenir au sein de la province ?

B.L. Une ville citoyenne animée, avec un pôle culturel fort, commercial et sportif, avec une participation citoyenne, une ville de mémoire, un pôle majeur de référence par rapport à l’Europe et à la Belgique.

Vous parlez de pôle majeur… Le Schéma de développement du territoire wallon vient de retenir 35 communes comme ” pôles de rayonnement “, dont Arlon comme ” pôle régional “, mais pas Bastogne. C’est votre ambition ? Supplanter Arlon ?

B.L. Ce n’est pas une compétition. Tous les bourgmestres doivent agir pour le développement de notre province et de notre territoire, sans être en concurrence. Car le pari démographique de Bastogne s’applique à toute la province, il vient du Sud et remonte. On ne peut pas avoir une province coupée en deux, entre l’influence du Grand-Duché de Luxembourg et le reste. Nous avons une identité forte et devons la garder.

Interview parue dans le Guide Immobilier d’avril 2019

Propos recueillis par Sophie Mignon

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