Adel Yahia (Immobel): “L’évolution du marché des bureaux nous a poussés à être très offensifs”
Le plus grand promoteur belge coté en Bourse a multiplié les acquisitions ces 18 derniers mois à Bruxelles. Il parie sur une hausse des valeurs locatives et sur un emballement des locataires pour les bureaux durables et “green”. Une stratégie qu’il espère payante à moyen terme.
Avec 720.000 m2 en développement en Belgique, Immobel reste l’un des mastodontes de l’immobilier belge. Ce développeur collectionne les dossiers emblématiques à Bruxelles, avec notamment les reconversions des anciens sièges d’ING, de Total, de la SNCB, de Belgacom, de bpost ou, plus récemment, de Proximus. Une force de frappe indéniable, tant sur le segment résidentiel que du bureau. Mais une omniprésence qui fait aussi grincer quelques dents dans le milieu. Rencontre avec Adel Yahia, désormais l’un des hommes les plus influents de l’immobilier belge.
TRENDS-TENDANCES. Les acteurs du marché de bureau ont longtemps semblé naviguer à vue suite à la pandémie. Y voyez-vous aujourd’hui plus clair?
ADEL YAHIA. Oui, clairement. Immobel tente toujours d’avoir une vision analytique et rationnelle du marché, ce qui nous a poussés à effectuer pendant la pandémie une analyse très précise du devenir du marché du bureau et, plus largement, du monde de demain. Ces lignes directrices nous permettent désormais de mieux déterminer notre stratégie de vente, d’achat ou de location. Et donc de savoir si nous sommes plus bullish ( tendance haussière, Ndlr) sur le bureau aujourd’hui ou si nous le serons dans deux ans.
Dorénavant, nous nous demandons par exemple si nous pouvons réaliser un projet sans démolir le bâtiment. C’est une de nos nouvelles ‘guidelines’.
Et où en êtes-vous dans l’application de cette stratégie?
Nous avons été très actifs ces derniers 18 mois. Mais vu nos dernières acquisitions en Belgique, nous serons cette année moins présents à l’achat sur le marché belge et plus à l’étranger. Nous disposons d’un beau pipeline en Belgique qu’il faut maintenant faire fructifier. L’important est de maintenir un équilibre dans notre portefeuille. En Belgique, il y a environ 30% de bureau et 70% de résidentiel. Nous voulons maintenir cette proportion. Quand on observe la taille de nos dernières acquisitions, il faut savoir raison garder. Nous ne pouvons pas tout acheter. Bien sûr, si une opportunité se présente, nous l’analyserons. Mais notre dynamique a évolué.
Cette poussée de fièvre acquisitive vous a-t-elle poussés à surpayer certains actifs, comme les anciens sièges de Total (rue de la Loi) ou de la Sabam (rue d’Arlon), tous les deux situés dans le quartier européen?
C’est plus complexe que cela. Il ressortait de notre analyse que les actifs développés dans les localisations prime verront leur prix augmenter à l’avenir. C’est pour cette raison que nous avons été très actifs à l’achat depuis 18 mois, notamment pour ces deux immeubles. Cela justifie aussi en quelque sorte les sommes déboursées. Le prix de ces deux actifs était considéré comme élevé à l’époque. Or on observe aujourd’hui que les prix ont continué à grimper et que ce que nous avons payé est plus que rentré dans la moyenne du marché. C’est souvent comme ça: celui qui gagne un dossier est toujours considéré comme quelqu’un qui a surévalué la valeur d’un actif. Or, en immobilier, le bilan ne se tire qu’à la fin du bal.
Cette capacité d’anticipation s’applique-t-elle à d’autres marchés?
Oui, notamment à celui des occupants. Pourquoi avons-nous par exemple acheté 50% de la tour Multi, située place de Brouckère, alors qu’elle disposait d’un permis et était en construction? Car la vacance du marché du bureau était pratiquement nulle en centre-ville. Elle n’est d’ailleurs toujours que de 1% pour ces immeubles de grade A bien localisés. On observait aussi que les permis de bureaux prenaient longtemps à être délivrés. Cette situation nous a permis de louer 100% du bâtiment en 12 mois. Immobel y déménagera d’ailleurs au printemps 2023.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le marché de l’immobilier de bureau à Bruxelles?
Le volet durabilité est devenu incontournable. Ce qui nous a d’ailleurs poussés ces dernières années à adapter notre stratégie vers la création de bureaux bien plus durables et green. Mais c’est toute notre réflexion globale qui a en fait évolué. Dorénavant, nous nous demandons par exemple si nous pouvons réaliser un projet sans démolir le bâtiment. C’est une de nos nouvelles guidelines. Il s’agit d’une évolution sociétale dans laquelle nous voulons nous inscrire. Une réflexion que nous n’avions pas il y a encore deux ans. Tout comme le volet ESG ( critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance, Ndlr) qui fait désormais pleinement partie de notre analyse d’un dossier, ce qui n’existait pas auparavant.
Le pipeline de projets neufs encore disponibles pour les prochaines années est très faible à Bruxelles. Ce qui encourage le “pre-letting”. Un contexte idéal pour un développeur?
Oui, il faut le reconnaître. Cela diminue clairement en amont les risques d’un projet. Même s’il faut préciser que cette forte demande ne concerne que les immeubles et les localisations prime. Reste que, historiquement, le marché bruxellois de bureau n’a jamais été centré sur le pre-letting. Quand on jette un oeil dans le rétroviseur, les périodes de pre-letting restent des exceptions. Ce n’est donc pas un élément naturel du marché. Il faut être vigilant à ce que la multiplication de ce type de transactions ne transforme pas le business. D’autant que j’estime que, en matière d’immobilier, nous nous approchons de la fin du cycle haussier que nous vivons.
Une parenthèse puisque l’on parle de “pre-letting”: quand le deal avec la Commission européenne pour l’immeuble Isala (ex-Total) sera-t-il signé?
Aucune idée. Nous attendons un signe de la Commission. Notre demande de permis a en tout cas été introduite. Nous espérons l’obtenir d’ici la fin de l’année.
Vous avez raflé de nombreux projets emblématiques ces dernières années, de quoi susciter de la jalousie auprès de concurrents. Votre puissance financière est-elle sans égale sur le marché bruxellois?
Non. Il s’agit avant tout d’une combinaison de circonstances. Les gros dossiers de bureau sont notre spécialité. Ils nécessitent une préparation en amont très importante. Pour Total, le dossier était par exemple déjà à l’analyse deux ans avant la vente officielle. Nous sommes actuellement sur plusieurs dossiers majeurs qui ne seront mis en vente par leur propriétaire que dans deux ou trois ans. Notre philosophie est d’anticiper le plus possible ces situations. Autre élément: nous analysons ces dossiers comme si nous étions une start-up sans le sou. Nous faisons abstraction de la puissance financière d’Immobel. Ce qui nous permet d’être à l’écoute du client et d’être plus créatifs. Trois, il y a une partie de chance. Il faut le reconnaître.
L’Immobel Belux Office Development Fund, lancé en 2020, vous ouvre désormais de nombreuses portes. Une première levée de fonds de 80 millions a été effectuée. D’autres sont prévues à moyen terme?
Cela a été un beau succès. Ce montant a déjà été entièrement investi. Ce fonds permet de diversifier nos sources de financement et d’avoir une force de frappe plus importante. La création récente d’Immobel Capital Partners renforce la stratégie en élargissant le scope à l’international.
Ce fonds n’amorce-t-il pas également les prémices d’un changement de fondamentaux dans le monde immobilier?
En effet. Aujourd’hui, on voit que chaque développeur rêve de devenir un investisseur. Pourquoi? Car un investisseur a accès aux capitaux et dispose d’un business model récurrent au niveau de ces revenus. D’un autre côté, les investisseurs rêvent de devenir développeurs car ces derniers ont accès au pipeline de projets. Les frontières vont donc devenir de plus en plus floues. Des modèles hybrides vont émerger dans les cinq à dix prochaines années. Le défi sera de déterminer la meilleure balance entre investissement et développement. C’est ce qui nous pousse aujourd’hui à accentuer nos investissements.
La hausse du prix du foncier à Bruxelles vous inquiète-t-elle?
Elle s’est clairement accélérée ces derniers mois. Nous arrivons à des prix très élevés, qui nous poussent à être plus sélectifs dans le choix des projets à développer. Mais les six milliards d’euros d’ exit que représente actuellement la réalisation potentielle de tous nos projets nous permettent de ne sélectionner que les meilleurs dossiers. Rien ne presse donc.
Immobel enchaîne les contretemps avec de multiples recours (Lebeau, Key West, Brouck’r, Universalis Park). Une donnée qui est aujourd’hui devenue une fatalité pour développer un projet à Bruxelles?
La durée de développement d’un projet s’est clairement allongée. Mais on observe aussi que dans la majorité des cas, ces problématiques se solutionnent. Il faut donc être patient. Reste que, il faut bien l’avouer, les développeurs immobiliers souffrent d’un problème d’image. Leur action n’est pas suffisamment considérée comme positive par les différents stakeholders autour de la table. Or la cocréation est bien plus présente qu’auparavant. Et également la volonté de faire évoluer les quartiers concernés vers un mieux.
Les projets comprenant des lourdes reconversions se multiplient avec notamment les tours Proximus, le Centre Monnaie (place de Brouckère), le siège de Total, l’ancien site d’ING à Etterbeek (Cours Saint-Michel), celui de Belgacom au Sablon ou encore le siège de la SNCB (avenue Fonsny). N’y a-t-il pas une crainte de ne pas pouvoir gérer tous ces dossiers, d’autant qu’il y a des impératifs de timing dans certains cas?
Non. Quand on observe nos business plans à cinq ans, le travail est bien réparti. Tous les scénarios sont prévus. Les acquisitions ont été effectuées en fonction de ces timings. On a en tout cas du pain sur la planche pour 2022 avec l’obtention espérée des permis pour Isala (fin 2022), Oxy (automne 2022), Cours Saint-Michel (printemps 2023), SNCB (fin 2022) et des dépôts de demandes de permis pour Sablon (fin janvier) et Proximus (fin 2022).
Quels sont aujourd’hui les principaux freins à vos ambitions dans la capitale?
La durée d’octroi de permis qui sont purgés de toutes possibilités de recours. Nous pourrions proposer bien davantage de logements et de bureaux si cela allait plus vite. Ce frein entache clairement le redéveloppement de Bruxelles. Cela tend même à favoriser une augmentation des prix.
Un mot sur le dossier Proximus. Où en est ce dossier emblématique que vous venez de remporter?
La transaction n’est pas encore signée. Je ne préfère donc pas encore faire de commentaires à ce stade.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici