Pour le paléo-anthropologue Pascal Picq, “nous vivons dans un nouvel espace numérique darwinien”

© Laurie Dieffembacq (BelgaImage)

Pour le paléo-anthropologue Pascal Picq, l’évolution de l’homme est entrée dans une nouvelle phase avec l’arrivée de l’intelligence artificielle. Il ne craint pas le remplacement de l’être humain par les machines… même si ces dernières nous dépassent aujourd’hui dans bien des domaines.

Les nouvelles technologies numériques secouent l’espèce humaine. Selon le paléo-anthropologue Pascal Picq, l’homme entame une nouvelle ère de son évolution, aux côtés de l’intelligence artificielle. Maître de conférences au Collège de France, Pascal Picq vient de publier L’intelligence artificielle et les chimpanzés du futur (éditions Odile Jacob).

TRENDS-TENDANCES. Dans votre livre, vous expliquez qu’avec le 21e siècle débute l’âge du silicium. Nous sommes déjà dans la civilisation des robots et de l’intelligence artificielle ?

PASCAL PICQ. Oui, c’est déjà le présent. Nous avons eu l’habitude de parler de l’âge de la pierre, de la pierre taillée, du bronze, du fer, etc. Parler d’âge du silicium, c’est une facilité de préhistorien et de paléo-anthropologue. Mais nous sommes réellement entrés dans l’ère de la post-modernité, et dans une nouvelle phase de co-évolution avec les machines. Certains courants actuels, notamment le transhumanisme, estiment que pour améliorer nos conditions de vie, notre santé, nos capacités cognitives et pour prolonger notre espérance de vie, nous devons recourir aux nouvelles technologies. C’est l’idée de l’homme augmenté, qui nous approche d’un état qui s’appelle le post-humanisme. Je ne suis pas certain que cela se concrétisera. Mais dans les 10 prochaines années, avec le développement de l’intelligence artificielle, de l’analyse des données et du deep learning (apprentissage profond), des bouleversements majeurs sont attendus dans des domaines comme la médecine, la démocratie ou la sécurité. Ces bouleversements, qui ont déjà commencé, sont mal compris.

Aujourd’hui, nous sommes dans un nouveau monde, dans lequel les solutions – comme Twitter – attendent leur projet.

En quoi sont-ils mal compris ?

Les gens ne se rendent pas compte que différentes formes d’intelligence artificielle sont déjà utilisées au jour le jour. La période actuelle est une période charnière. Soit on prolonge la tendance des deux siècles précédents, qui sont basés sur une idéologie de progrès continu. Soit on assiste à une rupture totale et on entre dans le post-humanisme, où les humains tels qu’on les connaît n’existent plus. Entre les deux, il y a une médiane que je souhaite et que le prospectiviste Joël de Rosnay appelle l’hyper-humanisme. Dans cette approche, les technologies sont utilisées pour créer un monde meilleur, tout en reprenant les valeurs humanistes traditionnelles que les transhumanistes laissent de côté.

Vous estimez que l’invention du smartphone marque une étape cruciale de notre évolution.

2007, c’est l’année où on change d’ère. C’est l’apparition de l’iPhone. Steve Jobs ( le CEO d’Apple à l’époque, Ndlr) dit qu’il va changer le monde. Mais même lui va mettre un an à comprendre ce que sont les applications mobiles et comment elles vont bousculer le monde. Un an plus tard, Travis Kalanick attend un taxi à Paris et songe à créer une application, qui deviendra Uber. Personne n’a vu venir ce phénomène. Le modèle capitaliste traditionnel, tel qu’on le connaît encore aujourd’hui, fonctionne comme Karl Marx l’avait décrit : avec de l’argent, on investit dans des machines et des moyens de production, et des personnes vont vendre leurs compétences aux entreprises. Mais personne n’avait imaginé qu’avec les nouvelles technologies, on entrerait dans un monde totalement darwinien. Avec des appareils connectés, des hommes et des femmes peuvent créer, quasiment sans aucun investissement, une activité qui peut bousculer tout un secteur économique. C’est complètement nouveau.

Pour le paléo-anthropologue Pascal Picq,
© Laurie Dieffembacq (BelgaImage

Quel est votre regard d’anthropologue sur ces bouleversements ?

Nous assistons à l’apparition d’un nouvel espace numérique darwinien. Dans la Silicon Valley, 90% des start-up échouent. La maxime Succeed or fail fast ( Réussis ou échoue vite, Ndlr), c’est de la sélection naturelle. Nous sommes dans un monde de variation-sélection : la première application sélectionnée, qu’elle soit de meilleure qualité ou pas, remporte le marché. Twitter en est l’exemple paradigmatique. Il y a 11 ans, Twitter en est au stade de l’invention. Si l’appli n’est pas adoptée, elle ne change pas le monde. Mais elle est sélectionnée. Et elle amène aujourd’hui des conséquences totalement inattendues sur nos démocraties.

De quel ordre ?

Ces jeunes qui ont inventé Twitter n’ont pas imaginé un seul instant que leur application aurait un tel impact sur les printemps arabes, sur la crise financière de 2008 qui s’est emballée avec les algorithmes qui analysaient les impressions des gens sur les valeurs financières, sur la propagation des fake news (à laquelle participent d’autres plateformes comme Facebook), etc. Au cours des deux derniers siècles d’âge des machines, tels que théorisés par Karl Marx, on s’est basé sur le modèle du progrès, qui implique de trouver des solutions pour concrétiser des projets. Aujourd’hui, nous sommes dans un nouveau monde, dans lequel les solutions – comme Twitter – attendent leur projet. Et c’est exactement comme cela que fonctionne la biologie évolutionniste de Charles Darwin. Nous sommes entrés dans un monde darwinien. Et nous n’y étions pas préparés.

Le clonage humain va arriver, parce que même si nous le refusons en Europe continentale pour des raisons éthiques, d’autres le feront.

La sélection naturelle est encore d’actualité ?

Après deux siècles de progrès, on a eu l’illusion qu’on était sortis des contraintes de la nature. Or, on est en train de redécouvrir que l’environnement, la bio- diversité, sont importants pour notre avenir. Nous co-évoluons avec nos écosystèmes : nos choix ont des effets de sélection sur nos gènes et nos expressions. Il y a 30 ans, nous pensions que la sélection naturelle et le mode darwinien n’existaient pas. Or, c’est complètement faux : ce qu’ont mangé vos parents a conditionné l’expression de vos gènes et ce que vous mangez conditionne l’expression des gènes de vos enfants. S’y ajoutent l’effet de votre environnement, mais aussi désormais celui de l’espace numérique darwinien dont je parlais.

Quelle conséquence aura l’intelligence artificielle sur cet espace numérique darwinien ?

Le darwinisme artificiel, à partir de cette année, va être délirant. Entre les jumeaux numériques, les objets connectés, le cloud, la technologie de la blockchain et les algorithmes auto-apprenants, le futur est incertain. Je ne dis pas qu’il y a un danger, mais personne ne sait ce qui va se passer. On ne sait pas comment ces machines connectées vont interagir entre elles, comment ce nouvel écosystème digital va évoluer. Les jumeaux numériques ( soit des copies numériques de bâtiments, objets, chaînes de montage, etc. qui permettent de faire des simulations par ordinateur, Ndlr) existent déjà dans l’industrie, mais ils vont arriver dans la médecine. Nous verrons bientôt apparaître des jumeaux numériques d’organes et de corps humains entiers.

Quel impact ces changements ont-ils sur l’être humain ?

Le problème majeur, c’est que les hommes ont perdu la moitié de leurs spermatozoïdes et la moitié qui reste est deux fois moins féconde. Nous allons faire face à des difficultés majeures liées aux perturbations qui frappent notre mode naturel de reproduction. Et le mouvement transhumaniste, qui souhaite le développement de ” l’homme augmenté ” grâce à la technologie, se greffe sur ces difficultés. Des chercheurs chinois viennent de cloner des singes. Après, ce sera notre tour.

On est donc déjà dans le transhumanisme ?

Certains y sont déjà, c’est très clair. Regardez ce qui se passe dans la médecine vétérinaire. Barbra Streisand a fait cloner son chien ! Les gens refusent qu’un chien puisse vivre et mourir, ils font donc cloner leurs animaux. Le clonage humain va arriver, parce que même si nous le refusons en Europe continentale pour des raisons éthiques, d’autres le feront. On est déjà dans l’idée de l’homme augmenté. J’ai un ami qui a permis à un jeune gamin tétraplégique de piloter une Formule 1 connectée.

L’intelligence artificielle risque-t-elle de nous dépasser ?

Avec le machine learning et le deep learning, nous allons aborder des champs de connaissances qui nous échappaient jusqu’à présent parce qu’on n’avait pas la compétence d’analyser de grands ensembles complexes de données. Les hybridations entre les intelligences humaines et d’autres formes d’intelligences, notamment artificielles, vont progresser. Cela permettra à l’homme de déployer de nouvelles capacités cognitives. Mais cela ne va pas nous remplacer.

Cependant, de plus en plus de métiers pourraient être remplacés par l’intelligence artificielle.

Nous allons assister à une bipolarisation de la société. Cela se passera bien pour des gens qui continuent à se documenter, à se cultiver, à avancer. Pour ceux qui ont un métier routinier, qu’il soit manuel ou intellectuel, ce sera plus difficile. A Strasbourg, un bar à cocktails servis par des robots vient d’ouvrir. Un cocktail, c’est millimétré, donc c’est l’idéal pour les robots. Une fois que la machine est programmée, elle vous fait un cocktail parfait à la molécule près. Pour les cocktails standards, le robot convient très bien. Mais pour créer un nouveau cocktail inédit, un humain devra intervenir.

On pense que la création est réservée aux humains, mais des intelligences artificielles (IA) sont capables de créer des tableaux, des partitions musicales, des scénarios de films…

J’ai vu le film Pompéi, il m’a vraiment agacé. C’est un film créé avec une IA qui a déterminé préalablement, en fonction des préférences du public, qu’il fallait y intégrer des acteurs de Game of Thrones, une scène de gladiateurs, etc. Ce n’est pas inintéressant, mais c’est totalement fabriqué, il manque une touche humaine.

La technologie met-elle les humains sur un pied d’égalité ou creuse-t-elle les inégalités ?

Elle creuse des inégalités. On vit une période de crise et de bipolarisation. L’espèce la mieux adaptée à son environnement est celle qui court le plus de risques en cas de modification de cet environnement. C’est ce qui explique la crise des classes moyennes, qui ont émergé dans les années 1950 mais qui souffrent aujourd’hui dans le nouvel environnement. C’est la crise des gilets jaunes.

Pascal Picq,
Pascal Picq, “L’intelligence artificielle et les chimpanzés du futur. Pour une anthropologie des intelligences”, éditions Odile Jacob

Les nouvelles technologies vont-elles nous faire évoluer physiquement ?

Sur l’écran de notre smartphone, on n’utilise plus qu’un seul doigt. Avec les assistants vocaux, nous allons passer toutes les commandes à la voix. Et les logiciels de reconnaissance visuelle vont nous permettre de faire des actions avec notre regard. On n’utilisera bientôt plus nos mains.

Dans votre livre, vous expliquez qu’il est inutile de comparer l’intelligence humaine à l’intelligence artificielle.

Quand on voit AlphaGo, l’intelligence artificielle créée par DeepMind ( la société britannique DeepMind appartient à Google, Ndlr), battre le champion du monde du jeu de go, on se dit qu’une machine vient de battre quelqu’un de très intelligent. Mais attention, il ne faut pas tout confondre. Tout d’abord, le jour où AlphaGo a gagné contre le champion Lee Sedol, ce dernier a tiré la tronche parce qu’il avait perdu ; par contre, la machine n’a pas célébré sa victoire, tout simplement parce qu’elle ne savait même pas qu’elle avait gagné ! Deuxièmement, ce n’est pas parce qu’AlphaGo a gagné au jeu de go que cette IA est intelligente en tout.

Quelles formes d’intelligence humaine les machines ont-elles du mal à copier ?

Les fonctions apparues anciennement dans l’évolution comme la marche debout ou l’interaction avec notre environnement, qui constituent l’intelligence naturaliste, sont actuellement difficilement atteignables par les machines. Les robots de Boston Dynamics ( Boston Dynamics est une société de robotique qui appartenait à Google et qui a été rachetée par Softbank, Ndlr) sont relativement mobiles dans un environnement artificiel, totalement recréé pour eux. Mais si vous les amenez dans un environnement différent, en forêt par exemple, ils sont incapables de se déplacer. Notre cerveau est fait pour s’adapter à des situations complètement nouvelles, alors que les machines sont faites pour accomplir des tâches qui peuvent être complexes, mais qui sont très spécifiques.

Mais on voit une progression des machines. Une IA a gagné au poker, ce qui implique une capacité à bluffer l’adversaire. Une autre a battu des champions de jeux vidéo comme “Starcraft”, ce qui suppose une capacité à mettre en place une stratégie complexe comparable à une stratégie militaire.

Tout à fait, il y a une accélération de la performance des machines. Mais les améliorations partent toujours de tâches dédiées, qui s’amplifient. Elles font certaines choses mieux que nous, et c’est bien le but des machines ! Sinon, elles ne serviraient pas à grand-chose. Mais même si ces machines parviennent à acquérir certaines formes d’intelligence, ce ne sont pas les mêmes que les nôtres.

Bio express

Pour le paléo-anthropologue Pascal Picq,
© Laurie Dieffembacq (BelgaImage

Pascal Picq est paléo-anthropologue, spécialiste des origines, de l’évolution de l’homme et des grands singes. Après une thèse à l’Université Paris VI, il a suivi des études post-doctorales à l’université Duke, en Caroline du Nord. Il est membre de l’Observatoire de l’ubérisation de la société et de l’Institut de la souveraineté numérique.

Maître de conférences au Collège de France depuis 1991, Pascal Picq a publié de nombreux ouvrages.

Bonus audio

Pour le paléo-anthropologue Pascal Picq,

Le 9 mai dernier, Pascal Picq était à l’Académie royale de Belgique pour une conférence ” 4.0 ” organisée par Trends-Tendances, La Première, le Cercle de Wallonie et Digital Wallonia. Retrouvez l’intégralité des échanges sur la plateforme Auvio.

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