Olivier Babeau: “Face au numérique, nous devrons être des hommes d’élite”

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Devant l’incroyable développement des géants du numérique, l’économie et la société se sont polarisées comme jamais, menaçant la stabilité de nos vieilles démocraties.

Le dernier livre de l’économiste et essayiste français Olivier Babeau, Le Nouveau Désordre numérique (Le Nouveau Désordre numérique, Olivier Babeau, éditions Buchet-Chastel, 19 euros, 272 pages), se reçoit comme une douche froide. Il est à la fois désagréable en raison des vérités qu’il jette mais tonifiant par son invitation à la réaction.

Bien sûr, nous connaissions les effets contradictoires du développement des grandes plateformes numériques qui permettent, certes, de se rapprocher mais exacerbent aussi tensions et discours haineux. Le propos d’Olivier Babeau est bien plus large car il décrit un monde totalement déstructuré. Les nouvelles technologies ont fragmenté l’économie (écartelée entre quelques géants du Net et une foule d’entreprises vassales), la société (divisée entre une élite bien formée et… les autres) et la politique (avec d’un côté nos vieilles démocraties et, de l’autre, les mouvements populistes et les régimes autocratiques que renforcent les outils digitaux).

En résumé, les Gafa ont creusé d’immenses inégalités…

Trends-Tendances. Pourtant, vous l’avouez dans votre livre, “longtemps, j’ai méprisé le thème des inégalités”. Comment le déclic s’est-il opéré?

Olivier Babeau. Je trouvais qu’on réservait à l’égalité une place trop importante. Je pensais qu’il suffisait d’assurer à chacun la meilleure éducation possible, d’ouvrir l’accès au savoir, de donner à l’individu sa chance, et que par le jeu du talent et des efforts, les plus méritants arriveraient à se dégager. Je crois toujours au mérite, mais il ne suffit plus.

Le 20e siècle a été un moment de grande égalisation des conditions. Au 19e siècle, les 10% des Français les plus riches détenaient 80% du patrimoine ; au 20e, le système capitaliste a permis un mouvement d’égalisation extraordinaire (en 1960, les 10% les plus riches détenaient moins de 50% des richesses) qui a incité à un relatif optimisme. Mais depuis une trentaine d’années, le mouvement semble non seulement cassé mais en grande partie inversé au moment même où, paradoxalement, nous pensions que la technologie allait mettre à nos pieds tout ce dont nous rêvions depuis longtemps: le savoir à coût zéro, la capacité à se former, à s’exprimer démocratiquement… Mais ça n’a pas fonctionné comme nous l’espérions.

La technologie, ce n’est jamais tout blanc ou tout noir.

Au cours de ces mois de crise, nous avons assisté à des mouvements contradictoires. D’un côté, les technologies ont permis de maintenir les liens pendant le confinement mais, de l’autre, la fracture numérique s’est creusée. Et sur les réseaux sociaux, “fake news” et discours haineux ont foisonné comme jamais…

La technologie, ce n’est jamais tout blanc ou tout noir. Internet a permis des choses extraordinaires. De télétravailler pendant le confinement, en effet. Grâce aux plateformes collaboratives, chacun a pu mieux exploiter ses actifs (tirer profit de son logement sur Airbnb, par exemple), les mouvements locaux ont renforcé leur efficacité. Mais ces plateformes ont aussi accéléré notre dépendance à l’égard des services numériques et accru la polarisation entre ceux qui peuvent se servir d’Internet comme d’un levier, et les autres.

Quelque 30% de la population échoue à remplir un formulaire en ligne car cela demande une maîtrise du numérique mais aussi du langage. L’utilisation d’Internet exige d’aller chercher l’information, d’effectuer un travail de tri, de confronter les sources… Face au tournis que provoque le flux d’informations, il faut être armé cognitivement.

Recul de la libre pensée, du libre marché, de l’esprit critique… Le numérique détruirait-il l’héritage de la philosophie des Lumières?

Oui. Depuis les Lumières, nous avions confiance en la capacité de l’homme à résister aux manipulations politiques. Nous pensions qu’à condition d’être suffisamment éclairés, nous pouvions faire preuve de discernement. Nous croyions que la concurrence allait naturellement empêcher les monopoles et soutenir l’innovation, pour le plus grand profit du consommateur. Nous espérions que sur le plan politique, avec la libération de l’information, le débat allait s’améliorer, les sensibilités allaient s’affiner…

Aujourd’hui, c’est la désillusion. Libéraux et marxistes sont renvoyés dos à dos: les libéraux qui pensaient qu’il existait dans l’être humain assez de capacité pour opérer les choix qui seraient bons pour lui ; Marx qui insistait beaucoup sur le thème de la société comme système d’exploitation. Or, le risque aujourd’hui, c’est que les gens, en n’étant plus exploités justement, deviennent inutiles, surnuméraires. Les techniques de captation de l’attention, les méthodes d’exploitation des biais cognitifs, de nos points faibles et de la tendance qu’a le cerveau à préférer la voie la plus aisée sont devenues tellement efficaces que nous nous enfermons, face aux applications numériques, dans des comportements mortifères très semblables aux addictions aux drogues.

N’y a-t-il pourtant pas un réveil des consciences? Aux Etats-Unis, Google est menacé par une procédure antitrust qui pourrait l’obliger à se scinder, comme le fut la Standard Oil il y a un siècle.

C’est une matière à optimisme, en effet. On assiste depuis quelques mois, voire quelques années, à une prise de conscience et c’est une très bonne chose. Car il fut un temps où, devant la technologie, nous étions comme des lapins fascinés par les phares d’une voiture. Nous nous rendons compte désormais de ses effets négatifs sur la démocratie, la concurrence, la société. Mais les solutions ne sont pas simples. Car nous ne pouvons pas démonter le système numérique comme la Standard Oil fut scindée jadis. Nous sommes face à des écosystèmes qui ne valent que parce qu’ils sont complémentaires: ces plateformes ne peuvent fournir des services gratuits que parce qu’elles établissent, grâce aux données des utilisateurs, leur profil numérique qui permettra de vendre de la publicité. Si vous réduisez la publicité, vous réduisez le service. En outre, si vous cassez les monopoles, d’autres acteurs viendront prendre leur place ; ils seront peut-être asiatiques car il existe en Chine l’exact pendant des Gafa.

Aujourd’hui, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, nous ne sommes plus enclins à faire d’efforts.

Plus que les acteurs eux-mêmes, c’est le mécanisme qui pose problème. Celui des plateformes repose sur une loi très simple: l’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs. Donc chaque nouvel utilisateur d’un réseau ou d’une plateforme lui confère davantage de valeur. La difficulté aujourd’hui est de faire émerger de nouvelles régulations puissantes ; le règlement général sur la protection des données en est une première esquisse.

On peut donc inverser le processus?

Il y a quelque espoir. L’histoire montre qu’aucune entreprise n’a jamais été éternellement leader sur son marché. Souvenez-vous de Nokia. On peut imaginer que les colosses d’aujourd’hui vont rater l’évolution de demain. Le mécanisme ” schumpétérien ” de destruction créatrice continuerait donc à faire son oeuvre positive.

Un autre motif d’espérer est qu’il pourrait y avoir une réaction prophylactique de la part des consommateurs et de la société qui commenceraient à se rendre compte de notre dépendance aux réseaux sociaux. Nous pourrions développer des techniques de mise à distance, par exemple de limitation du nombre d’heures passées devant ces plateformes… Peut-être s’agit-il simplement d’apprendre à réguler, peut-être cela demande-t-il un peu de temps. Cette hypothèse, j’y crois un peu. Mais là, malheureusement, revient la problématique de la fracture sociale.

Comment cela?

Il sera beaucoup plus facile pour certaines classes très éduquées de la population d’arriver à développer ce savoir-faire. Je le constate autour de moi. Beaucoup de gens n’ont plus de télévision, éloignent leurs enfants des écrans. Mais je crains que cet apprentissage se fasse surtout dans les classes sociales les plus élevées et creuse la fracture. Aujourd’hui déjà, beaucoup de spécialistes de la petite enfance constatent des changements comportementaux – troubles de l’attention, du langage, comportement autistique… – liés à la surexposition aux écrans.

Vous parlez d’une bataille pour reprendre le contrôle de soi…

Aujourd’hui, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, nous ne sommes plus enclins à faire d’efforts. L’absence d’efforts physiques explique l’augmentation de l’obésité qui, aux Etats-Unis, touche 35 à 40% des adultes et fait son apparition en Europe. C’est exactement ce qui est en train de se passer au niveau cognitif, où tout est fait pour être le plus facile. Nous n’avons plus à fournir d’efforts de mémoire, de calcul, d’analyse: ” OK Google, réponds tout de suite à ma question! ”

Réfléchir, c’est résister à soi-même, disait le psychologue Olivier Houdé. C’est une idée très forte. C’est être capable de se contraindre malgré le principe de facilité qui nous habite.

Cette bataille n’est pas la seule. Vous dites qu’il y en a deux autres à mener, sur les fronts de l’information et des compétences. Pourquoi?

Autrefois, l’information était rare et provenait de sources certifiées: un journal, un livre… Il y avait une sélection, un filtre. N’importe qui n’écrivait pas. Cette certification faisait que ce qui était écrit dans un livre, par exemple, avait un certain poids. C’est cela qui a explosé avec les réseaux sociaux, sur lesquels tout le monde est devenu son propre média. Il faut retrouver la hiérarchisation de l’information, la capacité à discriminer un locuteur par rapport à l’autre.

Je crois d’ailleurs profondément que nos médias traditionnels ont un rôle à jouer sur ce plan, et je pense qu’ils vont se maintenir. Les meilleurs médias arrivent à transformer leur business model en faisant reconnaître la valeur de l’information. Mais bien sûr, ils ont aussi besoin de lecteurs qui comprennent la discrimination de l’information, qui fassent la différence entre une opinion et un fait.

Nous allons devoir être des hommes d’élite. Etre des consommateurs d’élite pour ne pas nous laisser manipuler, et des travailleurs d’élite pour continuer à avoir plus de valeur que les machines et être connectés à ce monde numérique pour notre profit. Nous aurons également besoin de discriminer l’information, pour rester des électeurs éclairés.

Au risque de paraître élitiste, avoir ces connaissances est-il donné à tout le monde?

C’est une vraie question. Avons-nous réellement réussi la forme de démocratisation des savoirs dont nous avions rêvé au 19e siècle avec l’apparition de l’école obligatoire? Est-ce qu’il y a eu une augmentation du savoir? Objectivement, oui. Nous avons réussi, quantitativement, à avoir davantage de gens lettrés, à combattre l’analphabétisme.

Quand je parle d’élitisme, je parle de donner à tous la chance d’avoir accès à l’élite. Mais dans l’élitisme, il y a une forme d’exigence. Et le reproche que l’on peut faire, peut-être, est justement que l’école a cru pouvoir obtenir la démocratisation en abandonnant l’exigence. Nous avons cru qu’il suffirait de délivrer des diplômes pour faire monter le niveau. Mais nous n’avons pas maintenu le niveau d’exigence qui aurait permis à une majorité des gens d’avoir accès à ce savoir.

Les dictatures seraient-elles mieux armées pour affronter cette bataille de la connaissance?

C’est malheureusement extrêmement préoccupant mais, aujourd’hui, c’est le cas. Les dictatures exploitent pleinement les outils fournis par la technologie, ce qui leur permet de créer un système de contrôle social inouï dans sa complétude et sa perfection. Pendant ce temps, les vieilles démocraties ont des institutions très lentes, faites pour un monde qui évolue très peu, contrôlées par une oligarchie bienveillante qui n’était pas prête à une forme de démocratie directe, à l’hystérisation et à l’ “extrémisation” provoquées par les réseaux sociaux. C’est pour cela que la démocratie me semble être dans une très mauvaises posture. On ne voit pas comment, dans de nombreux pays, éviter un mouvement populiste. Il existe déjà en Italie, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, au Brésil, etc.

Olivier Babeau:
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Il y a donc un réel danger qu’une Marine Le Pen devienne présidente en France?

C’est évident. Il faut ouvrir les yeux. Aujourd’hui, avant même ce dernier attentat (l’assassinat du professeur d’histoire/géo Samuel Paty, Ndlr), le deuxième tour de la présidentielle donnait Macron-Le Pen à 55-45%. Nous sommes quasiment à la marge d’erreur.

Nos démocraties seraient-elles donc condamnées?

Contrairement à ce que laisse penser mon livre, je suis optimiste. Je crois que les choses ne se passent jamais tout à fait comme on l’a prévu. Ça tombe bien: je prévois le pire, il n’arrivera donc peut-être pas! Je crois en une forme de sursaut démocratique. Nous pourrons vivre des temps assombris, mais la démocratie a des forces fondamentales, une capacité de résilience. Si les institutions les plus importantes parviennent à tenir, nous trouverons les moyens de réguler. Nous allons peut-être arriver à faire payer des impôts aux plateformes du numérique, à gérer le désordre informationnel, à trouver de nouvelles règles pour protéger les consommateurs, à former les gens pour qu’ils continuent à se sentir utiles et à trouver une place pour l’Europe dans l’économie numérique. Ce ne sera pas facile, mais nous y arriverons.

C’est quand vous frôlez la catastrophe sans y succomber que vous êtes le mieux à même de résister ensuite.

On ne peut pas garantir l’absence d’un effondrement du régime. Mais les effondrements, dans l’histoire, ont toujours été liés à des problèmes économiques. Une des clés résidera dans les conséquences de la pandémie. C’est vrai, elles pourraient accélérer la crise, et donc la déstabilisation des démocraties. Mais c’est quand vous frôlez la catastrophe sans y succomber que vous êtes le mieux à même de résister ensuite.

Profil

  • Né le 26 mars 1976
  • Diplômé de l’Ecole normale supérieure, de l’ESCP Business School, diplômé de troisième cycle en économie et en philosophie, agrégé d’économie et docteur en sciences de gestion
  • 2002. Professeur à Paris-Dauphine puis à l’Université Paris-VIII
  • 2014. Professeur à l’Université de Bordeaux
  • “Plume” du Premier ministre François Fillon et de plusieurs candidats à l’élection présidentielle
  • 2017. Fonde l’institut Sapiens, la première think tech française dont la mission est de réfléchir aux bouleversements provoqués par les nouvelles technologies

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