L’Etat doit-il faire appel aux start-up?
Les récentes collaborations entre les pouvoirs publics et de jeunes entreprises pour gérer la crise sanitaire semblaient calamiteuses. Mais au-delà de ces cas isolés, persiste-il une relation problématique entre l’Etat belge et “ses” start-up?
Les rapports entre l’Etat et de petites entreprises sur fond de pandémie défraient encore la chronique. Prenons d’emblée la fameuse application destinée à tracer les personnes infectées, Coronalert, portée par un éditeur de logiciels de Woluwe-Saint-Lambert qui avait, contre toute attente, remporté l’appel d’offres à la barbe de Proximus. Un projet rondement mené pour un résultat visiblement marginal. Entre le lancement en octobre 2020 et le début janvier, seul 1,1% des 2,3 millions d’utilisateurs ont reçu une alerte pour un contact à haut risque, selon les données les plus récentes fournies par le ministre fédéral de la Santé publique. Et ce, au prix d’un développement budgété à 700.000 euros et d’une campagne de communication d’au moins 300.000 euros.
Les start-up ont besoin d’un ambassadeur interne au sein du gouvernement. De véritables intrapreneurs qui pensent de manière créative et voient des opportunités au sein du gouvernement.”
Thomas Aertgeerts (Aeco)
Autre épisode interpellant de la gestion sanitaire: les couacs des convocations à la vaccination. Avec, partiellement mise en cause, Doclr, une TPE d’Haasrode qui a développé un agenda en ligne homonyme pour les médecins. L’entreprise, dont la sélection avait déjà inquiété le ministre bruxellois de la Santé, a péché par son manque de réactivité et son instabilité: lancement tardif, bases de données désynchronisées, patients non prioritaires invités par erreur à se faire vacciner, personnes déjà vaccinées reconvoquées… Ce à quoi répliquait pourtant Franck Vandenbroucke: “Les services publics disposent d’une autonomie dans le choix des moyens les plus appropriés pour mener à bien leurs missions”.
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Relation difficile?
Reste à savoir si ces expériences malheureuses relèvent du hasard ou si elles reflètent une autre réalité plus profonde, une relation compliquée entre l’Etat et les petites entreprises innovantes. Difficile de généraliser bien sûr tant il est retors d’étudier tout ce qui est envisageable dans la lasagne institutionnelle de notre pays. Mais alimentons la réflexion avec des témoignages de terrain.
A l’instar des expériences vécues par Edouard d’Oreye, cofondateur et CEO de la legaltech EisphorIA. Forte d’algorithmes développés en interne, cette start-up bruxelloise créée en 2019 a bâti une solution d’intelligence artificielle susceptible de se déployer de manière instantanée sur tout type de documents textuels. EisphorIA crée, par exemple, des librairies juridiques à partir de données en open data. On imagine aisément que le secteur public, qui a généré et continue de générer en masse des données textuelles, pourrait constituer un marché naturel pour son produit.
Pourtant, EisphorIA a connu des situations embarrassantes avec certaines institutions étatiques. “En proposant une discussion préliminaire à un SPF pour présenter notre produit, il nous a été rétorqué qu’avant toute chose, nous devions rentrer dans un contrat-cadre, relate Edouard d’Oreye. Idem auprès d’une autre institution, proposant un moteur de recherche plutôt ancien, qui nous a éconduit de manière assez directe en soulignant qu’ils y travaillaient en interne. Cet échange date de plusieurs mois et depuis lors, rien n’a évolué chez eux.”
Vécu comparable du côté d’Aeco, la start-up louvaniste fondée par les trois frères Aertgeerts et spécialisée dans les optimisations mathématiques complexes des règles fiscales. La technologie élaborée par cette jeune pousse pourrait être parfaitement utilisée pour traiter de manière intelligente les réformes fiscales, comme l’épineux dossier législatif des pensions.
“Cela fait plus de six mois que j’essaie d’entrer en contact avec les bonnes personnes au sein du SPF Finances. Il semble vraiment impossible d’avoir une conversation ouverte avec quelqu’un pour lui montrer comment notre technologie peut aider le gouvernement à gérer cette réforme de manière pertinente”, confie Thomas Aertgeerts.
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Fossé béant
Pour cet ancien avocat fiscal, il existe bien un fossé entre l’Etat belge et les start-up. “Oui, l’écart est énorme. Je vois deux causes évidentes. Tout d’abord, il y a l’aspect humain. Le fonctionnaire moyen n’a pas l’habitude de réfléchir out of the box et de chercher des solutions. Les start-up ont surtout besoin d’un ambassadeur interne au sein du gouvernement. De véritables intrapreneurs qui pensent de manière créative et voient des opportunités au sein du gouvernement. La deuxième cause se situe au niveau des procédures entourant les appels d’offres publics. Ceux-ci sont souvent trop complexes et prennent trop de temps pour les start-up car elles ne les connaissent pas”, analyse Thomas Aertgeerts.
Considérant que la Belgique regorge de start-up de très haute qualité, développant des technologies de pointe, l’Etat a tout à gagner à interagir massivement avec cet écosystème.”
Edouard d’Oreye (EisphorIA)
Les institutions et services publics se privent donc d’échanges constructifs qui pourraient susciter des nouvelles approches, augmenter la conscience technologique en profitant de la connaissance assez fine du marché par les start-up, et accélérer significativement les processus de transformation. Tandis que dans le camp entrepreneurial demeure cette tendance à favoriser le segment privé, malgré les nombreuses synergies avec le public. Un problème qui tient probablement au fait que les modes de fonctionnement des institutions étatiques et des start-up restent fort différents. “Les institutions fonctionnent logiquement dans un mode procédurier, formaliste, tandis que les start-up sont nécessairement marquées par l’agilité. Des solutions existent certainement. Par exemple, l’initiative Sandbox Vlaanderen (visant à créer une culture de l’innovation durable au sein du gouvernement flamand, Ndlr) me paraît très intéressante: elle simplifie le processus, le rend plus agile et donc, encourage les interactions. Ce type d’initiative pourrait être généralisé”, soutient Edouard d’Oreye.
Vive l’Etat-client
Du reste, chez nous, la relation entre l’Etat, les entités fédérées ou les communautés et les start-up se résume surtout à des politiques de financement et autres subventions qui semblent exister “pour dire d’exister”. On pense inévitablement au tax shelter pour entreprises en démarrage.
“L’écosystème des start-up se développe en Belgique ‘malgré’ les politiques gouvernementales, affirme Thomas Aertgeerts (Aeco). La grande majorité des start-up utilisent principalement des capitaux privés, des incubateurs et accélérateurs. Le tax shelter n’est certainement pas la principale valeur ajoutée. Un gouvernement comme premier client est un signal bien plus fort que le tax shelter. Un gouvernement en tant que client a beaucoup plus de valeur pour nous à long terme qu’un investissement (limité) qui est ensuite partiellement remboursé par des incitations fiscales.”
L’Etat client des start-up apparaît stratégique dans l’optique d’un soutien plus structurel et efficient à leur développement, mais aussi dans une dynamique d’innovation pour les institutions étatiques elles-mêmes: au plus proche des progrès et de leur implémentation. “Considérant que la Belgique regorge de start-up de très haute qualité, développant des technologies de pointe, l’Etat a tout à gagner à interagir massivement avec l’écosystème start-up et à tout mettre en place pour faciliter une relation client/fournisseur avec cet écosystème. Selon moi, non seulement ceci crée un cercle vertueux mais c’est également une question d’efficacité, de gouvernance et de compétitivité économique et technologique… Et dans notre monde technologique, ceci est probablement plus impératif que jamais”, plaide Edouard d’Oreye (EisphorIA).
Il faudrait revoir fondamentalement la réglementation des marchés publics pour permettre de mieux pondérer des critères tels que l’innovation, l’impact sur l’économie locale plutôt que le prix à tout prix.”
Thomas Dermine (secrétaire d’Etat pour la Relance et les Investissements stratégiques)
Même avis en Flandre où Thomas Aertgeerts d’Aeco se dit tout à fait d’accord. “En fait c’est même un no brainer. L’avantage est triple. Premièrement, les start-up offrent un réel rapport qualité-prix. Elles sont expertes dans la gestion efficace de ressources limitées. Deuxièmement, elles travaillent souvent sur des projets qui créent de la valeur à la fois à court et à long termes. Ce qui est exactement ce que le rôle du gouvernement devrait être. Troisièmement, les start-up fournissent une énorme richesse en matière de propriété intellec- tuelle dont la Belgique peut bénéficier au niveau international.”
Une affaire d’Etat
Face à ces témoignages d’entrepreneurs sur la relation complexe entre Etat et start-up, un représentant du gouvernement fédéral abonde dans le même sens. “Oui, le fossé entre l’Etat et les start-up est énorme, concède le secrétaire d’Etat pour la Relance et les Investissements stratégiques, Thomas Dermine (PS). Aussi dans le chef des start-up qui sous-estiment souvent les besoins de l’Etat, en termes de robustesse, de complexité, de la nécessité de designer des solutions qui s’intègrent dans une architecture globale.”
Le secrétaire d’Etat aux Investissements stratégiques estime d’ailleurs qu’en tant que start-up, il serait beaucoup plus intéressé de recevoir de l’argent public en ayant vendu son produit à l’Etat plutôt que de recevoir l’argent sous forme de subventions. “La relation commerciale est beaucoup plus vertueuse, elle permet de créer un nouveau use case, de créer un effet de levier auprès d’autres institutions belges ou étrangères, de renforcer les credentials, estime Thomas Dermine. C’est une voie qui doit absolument être poursuivie. Celle-ci consiste à reconnaître que l’Etat est un acteur économique stratégique à part entière, au-delà de son rôle redistributeur, et qui peut via la commande publique soutenir des développements de certains écosystèmes.”
Inversement, l’Etat gagnerait à développer une (plus grande) culture de l’entrepreneuriat en synergie avec les acteurs de terrain. “Absolument et nécessairement par deux leviers. Premièrement, développer au sein de l’administration une culture de l’expérimentation: essayer sur des périmètres restreints des nouvelles solutions innovantes proposées par des start-up. Deuxièmement: revoir fondamentalement la réglementation des marchés publics pour permettre de mieux pondérer des critères tels que l’innovation, l’impact sur l’économie locale plutôt que le prix à tout prix”, ponctue Thomas Dermine.
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