Les joueurs de jeux vidéo sont-ils de meilleurs managers?

Stand "World of Warcraft" au salon Gamescom de Cologne en 2018. La vie en groupe et les discussions avec les autres joueurs sont au coeur de la mécanique de ce type de jeu. © belga image
Gilles Quoistiaux Journaliste Trends-Tendances

Les gamers développent des capacités utiles dans le milieu professionnel, notamment en termes de management. C’est une des découvertes étonnantes réalisées par l’anthropologue Olivier Servais (UCLouvain) qui s’est immergé pendant plusieurs années dans le quotidien des joueurs de jeux vidéo en ligne.

On est très loin des clichés qui circulent habituellement au sujet des joueurs de jeux vidéo. Non, les gamers ne répondent pas au portrait classique de l’adolescent désocialisé qui se réfugie dans les univers virtuels pour échapper à la vie quotidienne. La réalité est beaucoup plus complexe et riche. C’est cette réalité que l’anthropologue Olivier Servais a voulu capter dans son enquête au long cours sur les joueurs de jeux vidéo en ligne. Il en a tiré un livre qui vient de paraître: Dans la peau des gamers (*).

Pendant plusieurs années, il s’est immergé dans le quotidien des adeptes de World of Warcraft, un des plus célèbres et des plus populaires jeux vidéo multijoueurs. Dans cet univers immersif, les participants se créent un avatar, participent à des quêtes et rejoignent des communautés en ligne, les guildes, pour affronter de nouveaux défis en groupe. Olivier Servais, doyen de la faculté des sciences économiques, politiques, sociales et de communication de l’UCLouvain, a rejoint une de ces guildes, les Dragons Immortels. Il les a accompagnés dans leurs aventures avec un objectif affiché dès le départ: étudier le comportement des joueurs et de leur communauté. “Je ne suis pas un gamer à la base, explique Olivier Servais. Je n’étais pas le meilleur mais je me suis appliqué à devenir suffisamment performant. Après trois mois, j’étais un peu lassé du côté répétitif du jeu. L’excitation de l’enquête de terrain, qui implique notamment la création d’un réseau d’informateurs en ligne, a alors pris le dessus.” Ce type d’enquête utilise la méthode de l’anthropologie participante. Elle suppose l’utilisation du temps long pour pouvoir appréhender en profondeur les mécaniques individuelles et collectives de la catégorie de personnes étudiée.

Une guilde de joueurs fonctionne mieux si le groupe est dirigé par un leader charismatique capable de développer des capacités de management à distance.

Olivier Servais (UCLouvain)

L’avatar transforme l’humain

Une des premières hypothèses de travail d’Olivier Servais est qu’il existe une porosité entre la vie dans le jeu et la vie dans le monde réel: “L’avatar est (…) une part de soi numérique qui dispose de ses propres réseaux, de ses modalités opératoires et de ses identités, et par ses modalités d’action, il va jusqu’à transformer l’humain”, écrit l’auteur. Le jeu n’est pas seulement un moment d’évasion et de déconnexion par rapport à la vie “réelle”. C’est aussi un lieu d’apprentissage et de socialisation. Un jeu comme World of Warcraft favorise la création de communautés en ligne. La vie en groupe et les discussions avec les autres joueurs sont au coeur de sa mécanique. “Les joueurs ne se coupent pas du réel. Ils jouent parce qu’ils sont à la recherche de contacts sociaux. En ligne, ils parlent du jeu mais aussi de leur vie quotidienne. La discussion est l’aspect le plus important du jeu, c’est ce qui fait que les joueurs y reviennent”, observe Olivier Servais.

Olivier Servais
Olivier Servais© pg

Petite entreprise

Au-delà du passe-temps ludique et de la création de contacts, le jeu en ligne est également un lieu de développement personnel. Les participants y acquièrent des compétences, des capacités individuelles et collectives surprenantes. ” World of Warcraft est un jeu où les statistiques occupent une place importante. Les joueurs doivent faire sans cesse des calculs d’optimisation”, pointe Olivier Servais. Les joueurs développent donc leurs aptitudes en mathématique. Les sessions de jeu durent souvent plusieurs heures, pendant lesquelles les membres de la guilde tentent de réaliser un objectif commun. Cela développe les capacités de concentration sur de longues durées ainsi que la coordination corporelle. Même s’il s’agit d’une activité sédentaire et relativement statique, le nombre de commandes actionnables est en effet important et requiert une certaine dextérité.

Ces compétences individuelles sont importantes mais les compétences collectives le sont encore plus. Chaque joueur doit être capable de se fondre dans le groupe, dans la guilde. C’est une nécessité pour aider le collectif à réussir les missions et les quêtes qu’il poursuit. Chaque membre se voit ainsi assigner un rôle bien défini (soigneur, attaquant, collecteur de ressources, etc.). L’organisation du groupe et la complémentarité des profils sont déterminants. “Le fonctionnement de la guilde peut être comparé à celui d’une association ou d’une PME“, pointe Olivier Servais.

Certaines guildes comptent plusieurs centaines de membres. Les unes ont des objectifs ludiques de “détente”, comme les Dragons Immortels, ce qui rapproche leur organisation de celle d’un club de sport amateur ou d’un mouvement de jeunesse, souligne l’anthropologue. D’autres, plus structurées et codifiées, visent la performance et peuvent être comparées à une petite entreprise.

Les joueurs de jeux vidéo sont-ils de meilleurs managers?
© Reuters

Ces guildes au fonctionnement très professionnel établissent des règles strictes pour leurs membres. Elles les obligent à une présence minimum sur le “lieu de travail” (exemple: trois soirées par semaine à raison de quatre heures). Elles fixent un code de conduite à ne pas transgresser sous peine de “licenciement” immédiat. Elles postent des petites annonces et pratiquent le débauchage pour “recruter” le personnel d’élite qui lui manque. “Ce n’est pas éloigné d’un modèle d’entreprise. Mais le fonctionnement de ce type de guilde est aussi très transversal et très collectiviste, presque communiste, remarque Olivier Servais. Toutes les ressources doivent être partagées, toutes les actions individuelles sont pensées pour améliorer la structure, le groupe.” Même si elles ne sont pas organisées de manière extrêmement hiérarchique, toutes les guildes sont dirigées par un “maître de guilde”. Ce “patron” développe des capacités essentielles au bon fonctionnement de son organisation. Sans lui, tout l’édifice s’écroule. Les membres peuvent en effet choisir du jour au lendemain de quitter le jeu ou de rejoindre un autre groupe. “Le maître de guilde doit être capable de mobiliser les gens. Il doit développer sa capacité à animer un groupe et à être un bon médiateur en cas de conflit entre les membres”, souligne Olivier Servais.

Champions du distanciel

Sans le savoir, le maître de guilde développe donc de véritables compétences de management qu’il pourra utiliser dans la vie professionnelle “réelle”. Ces compétences développées en ligne pourraient d’ailleurs se révéler particulièrement utiles dans la situation actuelle de crise qui implique beaucoup de travail en distanciel. “Le jeu fonctionne si le groupe est dirigé par un leader charismatique, capable de développer des capacités de management à distance”, explique Olivier Servais. Selon l’anthropologue, la pratique du jeu vidéo multijoueur et le fonctionnement de ces communautés en ligne démontrent qu’une organisation peut parfaitement fonctionner à distance. Mais pour cela, elle doit pouvoir compter sur un leader capable de créer un esprit d’équipe en ligne. “Le télétravail ne se résume pas à organiser des vidéoconférences, estime Olivier Servais. Il faut pouvoir organiser des moments communs, où l’on expérimente ensemble des défis. Le monde immersif du jeu vidéo démontre que c’est possible.”

(*) Olivier Servais, Dans la peau des gamers, éditions Karthala, 344 pages, 25 euros.
(*) Olivier Servais, Dans la peau des gamers, éditions Karthala, 344 pages, 25 euros.

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