Paul Vacca

Le nouveau chic de la file d’attente

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Si elle n’a pas totalement disparu du paysage, ce n’est pas faute d’avoir essayé avec le commerce en ligne, les tickets dématérialisés, le click and collect, les magasins sans caisses, les réservations en ligne… Toutes choses qui sont censées nous rendre la vie plus fluide, sans frottement, ni pause. Et surtout éradiquer ce fléau inhérent à notre vieille société de consommation : la file d’attente.

Et pourtant, elle est toujours là. D’abord pour une règle purement physique que connaissent bien ceux qui travaillent notamment sur la circulation automobile : décongestionner un point de passage revient souvent à créer une congestion à un autre endroit. C’est ce que l’on a pu observer de façon assez ironique lors de l’ouverture du premier Amazon Go, le supermarché sans caisses de la firme de Seattle. Plus de queue à la sortie, en effet, mais devant le succès, on avait dû installer une file d’attente… à l’entrée du magasin. Et l’on peut imaginer que même si l’on parvient à créer des magasins à la fluidité parfaite, on pourrait, en cas d’affluence, faire la queue, non pour sortir mais pour entrer : on aura simplement déplacé le problème de l’aval vers l’amont.

D’une contrainte physique, la file d’attente s’est muée en un élément culturel et social.

Idem pour l’e-commerce qui, en désengorgeant les magasins, provoque des embouteillages dans les centres villes : à la file d’attente, on substitue un bouchon créé par les livraisons. Un petit clic pour un grand embouteillage. Un effet papillon constaté à New York où le trafic engendré par les commandes en ligne a explosé de façon inquiétante.

Mais il existe une autre raison non plus physique, mais sociale. Et, à première vue totalement paradoxale. Dans ce qui devait être la décennie de la livraison à domicile via Internet, de la fluidité et du coupe-file, la file d’attente ne se contente pas de résister, elle devient chic et se mue en événement. On la retrouve chez Gucci, chez Supreme, chez H&M (lorsque la marque lance une collection capsule avec Versace), chez Apple à chaque lancement d’un nouvel iPhone, etc. D’une contrainte physique, la file d’attente s’est muée en un élément culturel et social. Elle ressemble plus aujourd’hui à des flashmobs – ces événements initiés par des appels dans les réseaux sociaux – orchestrés par les marques et leurs séries limitées.

La nouvelle file d’attente n’est plus subie mais choisie. Elle constitue un support de communication pour les marques qui mettent en scène l’attente des happy few, autant qu’une affaire pour le consommateur patient : certaines paires de sneakers en série limitées à 200 exemplaires, achetées pour 100 dollars lors d’événements comme l’Adidas Spezial Blackburn, se sont retrouvées sur eBay au prix de 40.000 dollars.

Mais il ne faudrait pas y lire qu’une simple gentrification du phénomène. A quoi reconnaît-on une file d’attente nouvelle manière, comme celles qui s’étendent devant les restaurants Big Mamma ou les apparitions du pâtissier star Cédric Grolet ? Ce ne sont pas celles, carnassières, du Black Friday, mais celles où les gens semblent heureux de participer, échangent entre eux et prennent même des selfies pour immortaliser l’événement.

Paradoxe de notre société perfectionnée, faire la queue, ce n’est plus se mettre en file, c’est devenu paradoxalement une manière de sortir du rang. Aujourd’hui, avec cette nouvelle mythologie de la file d’attente, le mouton de Panurge se transforme en héros comme lorsqu’il passe à la télévision, compose sa story Instagram en clamant ” J’y étais ! ” ou quand il est applaudi par les vendeurs de l’Apple Store comme s’il avait bravé les éléments pour traverser la Manche à la nage. Bientôt, il deviendra irrémédiablement ringard de distribuer des coupe-files à sa clientèle VIP ; on préfèrera leur offrir un ticket pour avoir le privilège de faire partie d’une file d’attente.

Alors que la consommation est toujours plus dématérialisée, la file d’attente est devenue l’une des rares matérialisations de ce que le philosophe René Girard appelait le désir triangulaire ou mimétique. Ce n’est pas seulement parce que l’objet est désirable en soi que l’on fait la queue ; l’objet tire aussi sa désirabilité du fait que l’on fasse la queue pour l’obtenir. Les marques de luxe ou de streetwear l’ont bien compris : la longueur de la file d’attente devient pour elles un baromètre. Une stratégie vieille comme le monde, en fait. Sur un marché, comment choisir le meilleur fromager ou poissonnier ? Se diriger vers celui dont la file d’attente est la plus fournie.

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