“La guerre des mondes n’aura pas lieu”: l’IA au service de la gestion des ressources humaines
Que l’on introduise de l’intelligence artificielle (IA) dans des processus de production ou dans la maintenance prédictive ne fait pas vraiment peur. Par contre, dès qu’on évoque les ressources humaines, l’image d’un robot qui décide de votre recrutement ou qui gère votre carrière fait pousser des cris d’orfraie. Les RH seront-elles déshumanisées à l’avenir ? Non, et c’est même tout le contraire.
Imaginez une intelligence artificielle autonome. Chez vous, elle fait tout à la fois : elle règle la température du thermostat sans vous consulter, elle regarde la TV et vous raconte avec moult détails l’épisode de la série que vous avez raté, elle vous imagine une recette pour votre retour avec les ingrédients qui se trouvent dans votre frigo, etc. Cette intelligence-là n’existe pas. C’est de la pure science-fiction. Aujourd’hui, quand vous entendez parler d’IA, elle est dite “étroite”. C’est-à-dire qu’elle ne travaille que sur base de son entraînement, de ce que l’homme lui a appris. C’est une nuance de taille qui prend toute son importance quand on entre dans le domaine des ressources humaines.
Demain, avec l’IA, on va arriver à d’autres niveaux d’analyse de la performance. Avec plus d’objectivité et une couche de subjectivité en moins.” – Yves Van Durme (Deloitte Belgique)
” Il faut expliquer à un chatbot qui va lui parler et de quoi on va lui parler, explique Jean-Baptiste Audrerie, chef de pratique technologies et transformation RH chez HorizonsRH à Montréal. Par exemple, dans le cas d’assurances, lui apprendre qu’accident n’équivaut pas à incident ou qu’Honda et Civic ne sont qu’un seul et même véhicule. Un chatbot se nourrit et s’entraîne en fonction du public visé et de l’objectif cherché. Une appli basée sur l’IA active dans le recrutement ou la gestion des talents fonctionne de la même manière. Pourquoi est-ce intéressant ? En raison de la puissance développée et la création de valeur induite. Celles-ci sont dépendantes de la qualité de l’entraînement et de la capacité de mise à l’échelle. Soit mettre de l’info pertinente à disposition d’énormément de monde, info qu’on ne traitait pas auparavant. ”
Ni biaisée, ni inhumaine
Il existe deux grands types d’IA. Les intelligences dites “fermées” soit celles qui n’apprennent pas d’elles-mêmes et n’agissent qu’en fonction des connaissances déjà acquises, et les intelligences dites “ouvertes”, celles dont l’apprentissage se fait par renforcement permanent. Ces dernières apprennent et s’affinent au contact de nouvelles données. Deux exemples célèbres – le chatbot Tay de Microsoft devenu raciste en 24 heures et l’appli de recrutement d’Amazon qui a viré machiste – sont là pour rappeler que, comme dans d’autres domaines, des garde-fous sont nécessaires. Ces exemples font naître, chez les critiques, la peur du biais et d’une certaine inhumanité.
” C’est clairement un faux débat, poursuit Jean-Baptiste Audrerie. Les recruteurs actuels sont-ils tous sans biais ? J’en doute. Sans quoi, on ne parlerait pas de C.V. anonymes, par exemple. Mais c’est sûr qu’il faut interroger son fournisseur sur la manière dont il nourrit sa machine. L’IA a un effet attracteur étrange. Je ne saurais trop conseiller aux DRH de bien s’informer et de bien mesurer les impacts possibles. Sur l’absence de relationnel, je m’inscris tout autant en faux. Les applications disponibles ont deux buts principaux : permettre aux RH de mieux s’organiser en interne et de délivrer des services plus efficaces. Vous croyez que des employés RH qui passent leur temps à faire de l’administration, à examiner des milliers de C.V. font du relationnel avec les collaborateurs ? Dire que l’IA rend les RH inhumaines est un alibi pour ceux qui n’en veulent pas. L’IA permet aux RH de se consacrer sur l’actif unique des entreprises : la main-d’oeuvre ! Coacher, former, animer, écouter, etc. C’est de la pure valeur ajoutée. ”
Harry vous répond
Concrètement, de telles solutions sont déjà opérationnelles en Belgique. Première application : l’automatisation de certaines tâches administratives. Depuis octobre 2017, KBC dispose d’un chatbot appelé Harry. Harry est chargé de répondre à des questions simples concernant les RH : les absences, les demandes de vacances, les crédit-temps et congés thématiques, la commande d’un leasing vélo, etc. Mais c’est évidemment dans le recrutement que l’efficacité de systèmes intelligents est le plus attendu. Notamment dans les services publics. En France, Paul Duan, un data scientist surdoué, a décidé de mettre les algorithmes au service de la société. Il a créé en 2014 l’ONG Bayes Impact. Elle a mis au point une plateforme appelée Bobemploi. Ouverte à tous les demandeurs d’emploi, elle permet, en 10 minutes, de dresser un véritable diagnostic sur leurs recherches : la pertinence dans le marché de l’emploi, la présence (ou non) de compétences requises, etc. Ainsi que des solutions pour améliorer l’employabilité.
” La puissance de la machine est combinée à du contenu qui a été fourni par des professeurs d’université, des coachs professionnels ou des experts du secteur, explique Nicolas Divet, responsable communication de Bayes Impact. Nous avons eu accès à toutes les données du Pôle Emploi en France. Ce qui nous permet d’avoir une base de données vraiment exhaustive. Mais le système fonctionne aussi dans l’autre sens. Notre solution est implantée dans les missions locales pour l’emploi du sud du pays. Elle est utilisée par les conseillers pour les aider dans le coaching du demandeur d’emploi. ”
Un outil prédictif
En Belgique, le matching digital est de plus en plus poussé au Forem mais aucune solution IA n’y est encore opérationnelle. C’est pareil chez Actiris. Mais l’extension de la Garantie Jeune (un job, une formation ou un stage dans les six mois après inscription pour les moins de 30 ans) aux plus de 30 ans sous le label ” Garantie Solution pour tous ” a poussé les responsables à plancher sur des nouveaux outils digitaux.
” Un cahier des charges vient d’être publié, confie Pierre Soudan, chargé de projets chez Actiris. Il porte d’abord sur une analyse profonde du marché. Il s’agit de voir quelles seraient les données pertinentes dont nous pourrions disposer. Car ce n’est pas la peine de se lancer dans un outil prédictif basée sur l’IA s’il n’est pas bien ou insuffisamment alimenté. Pas question de dilapider des fonds publics. Si cette étude est positive, un outil de profilage nous serait bien utile. Cet outil viserait à augmenter l’employabilité. Prenons un exemple simple. Une coiffeuse pour dames veut travailler à Bruxelles. Son taux d’employabilité est faible. Si elle accepte de coiffer aussi les hommes ou de se former à la coloration, son taux augmente. Et si, en plus, elle accepte de travailler à Anderlecht plutôt que dans la seule commune d’Evere, son employabilité augmente encore. Des outils prédictifs comme ceux-là sont qualitativement très intéressants. Ils responsabilisent le demandeur d’emploi puisqu’ils ne se focalisent pas sur leur incapacité à trouver un job mais sur les solutions pour y parvenir. ”
Le VDAB est le plus avancé des trois organismes publics. Il dispose déjà d’un outil de matching qui tourne, partiellement, sur un module d’intelligence artificielle. Ce module a été mis au point par une jeune start-up installée à Bruxelles : Radix. En peu de temps, son Talent API aurait convaincu des sociétés comme House of HR ou SD Worx. Un projet pilote serait aussi en cours dans une grande entreprise du secteur financier. Mais, prudent comme un sioux, Davio Larnaut, l’un des trois fondateurs, ne veut pas en dire plus.
” Pour le VDAB, nous en sommes déjà à la deuxième version d’une plateforme extrêmement pointue, explique-t-il. Il y a aussi des discussions pour rendre opérationnel un système de conseil qui intégrerait des formations, un développement de compétences ou, même, un autre choix géographique. Pour l’institution financière, l’idée était de repenser la page carrière, de la rendre attractive, orientée client et de permettre, en fonction des informations fournies, de trouver rapidement le job qui correspond. Pour House of HR, nous travaillons aussi sur les recommandations et les e-mails personnalisés. Qui n’a jamais reçu une offre d’emploi d’un organisme recruteur qui ne lui correspondait pas du tout ? ”
Un tri des C.V. automatisé
Basée à Luxembourg et disposant de bureaux à Bruxelles et Amsterdam, Skeeled a mis au point une solution élégante qui automatise le recrutement, de la publication de l’offre d’emploi jusqu’au premier appel téléphonique. C’est une solution personnalisable, qui comporte une analyse des C.V., un test de personnalité scientifiquement validé, des interviews vidéo, etc. La plateforme, sur base d’un module d’IA qui apprend par renforcement, classe alors les C.V. en fonction de l’adéquation entre la demande et les résultats des candidats. Cette plateforme est déjà opérationnelle chez nous, notamment chez Nu Skin qui, depuis son siège de Zaventem, gère les ressources humaines du groupe cosmétique en Europe.
” Notre objectif est de réunir sur un seul logiciel les meilleures pratiques du recrutement, confie Nicolas Speeckaert, le cofondateur de Skeeled. Nous sommes partis d’une frustration liée à l’expérience candidat. Le C.V., c’est bien, mais la personnalité, c’est fondamental. Or, cet aspect vient souvent assez tard dans le processus de sélection et beaucoup de candidats n’ont même pas l’opportunité de l’exprimer. Notre plateforme ne prend aucune décision, elle ne fait que classer les candidats en fonction des résultats. D’ailleurs, le recruteur est libre d’aller repêcher un C.V. mal classé. Au début, les recruteurs vérifient tout. Après, ils se rendent compte que notre solution est pertinente et ne contrôlent plus qu’épisodiquement. J’ai calculé qu’en moyenne, nous faisions économiser 35 heures de travail par recrutement. En outre, le premier appel au candidat est beaucoup plus riche puisque de nombreux aspects sont déjà connus grâce à la vidéo ou au test de personnalité. ”
Prédiction de rétention
Aux Etats-Unis, IBM vient de déposer un brevet pour un programme de calcul du départ prédictif. En d’autres termes, l’outil, sur base de votre salaire par rapport au marché, vos années passées au même poste ou l’évaluation de vos performances est capable de dire à votre employeur quel est le risque de vous voir quitter l’entreprise. Rien de tout cela encore chez nous. D’ailleurs, d’une façon générale, les départements RH sont plutôt discrets sur leurs projets, voire carrément rétifs.
” Clairement, la fonction RH belge est en résistance, assure Yves Van Durme, human capital partner chez Deloitte Belgique. Il règne le sentiment que le milieu a surtout quelque chose à perdre. En outre, les relations entre employés et employeurs ne sont pas toujours très saines en Belgique. Certaines applications pourraient amener de nouvelles informations mais l’employeur va-t-il les utiliser à bon escient ? L’exemple du départ prédictif peut amener une certaine perversité : pourquoi augmenter quelqu’un s’il ne risque pas de partir ? A l’inverse, un employé, constamment en tête des risques, pourrait continuellement réclamer une augmentation. Beaucoup de questions se posent et il faudra arriver à des solutions win-win. Par exemple, il est évident que la validation d’une interview par un recruteur n’a pas la même valeur qu’une analyse IA basée sur un test validé scientifiquement. Mais c’est clairement une question de perception. Analyser la performance ? Aujourd’hui, c’est souvent la satisfaction d’un manager par rapport au travail d’un employé qui est mesurée, certes sous un label différent. Mais demain, avec l’IA, on va arriver à d’autres niveaux d’analyse. Avec plus d’objectivité et une couche de subjectivité en moins. Il faut être conscient de tout cela et oser opter pour le gain tout en gérant les risques et inconvénients. Qui pourrait s’opposer à une fonction RH plus intelligente ? ”
L’IA apporte deux gains indéniables aux RH : elle libère du temps de qualité aux équipes via une certaine automatisation du recrutement ou un allègement des tâches administratives répétitives, et permet d’affiner le recrutement – donc de diminuer le risque d’échec d’un CDI. Echec qu’Acerta, le prestataire de services RH, vient d’estimer à un sur trois la première année. Or, tout échec de recrutement est onéreux pour une entreprise. Dans ces arguments, Yves Van Durme voit une certaine naïveté. ” Ce n’est pas aussi simple, dit-il. D’une part, il faut décrire ce que l’on va faire du temps libéré. C’est un vrai débat qui est soumis à de nombreuses interprétations. Plus de temps pour le service client et les vrais problèmes ou du personnel en moins ? En Belgique, le coût du recrutement raté n’est, en règle générale, pas mesuré. Donc justifier l’investissement dans une plateforme IA en plus des coûts de personnel n’est pas simple. La performance de recrutement d’un service RH basée sur le temps mis par le nouvel employé pour être performant dans son job, voilà qui serait intéressant. Mais ce n’est pas un critère de gestion chez nous. Les KPI ( key performance indicators) sont plutôt liés à l’activité, au coût et à la satisfaction du personnel. Vous et moi sommes bien conscients que la valeur est le critère le plus important. Mais c’est la logique de coût qui l’emporte. Et c’est aussi pour cela que chez nous, l’IA est plus présente en production ou dans le commercial que dans les RH. ”
Solvay, c’est YOU
L’importance de la valeur dans les RH, chez Solvay, on l’a bien assimilée. Le groupe chimique est, sans doute aucun, l’entreprise belge la plus évoluée en termes d’intelligence artificielle. Elle a mis le machine learning au service de la transformation de sa politique de ressources humaines basée sur l’expérience de l’employé avec une idée de base : le rendre maître de sa carrière et de son développement. Comme catalyseur de cette transformation, Solvay a développé son propre outil digital interne en cocréation. Quinze employés issus de tous les secteurs et de tous les niveaux hiérarchiques ont planché sur son contenu en 12 semaines. Ainsi est née YOU. Une appli faite par les employés pour les employés.
” La cocréation a permis de libérer un formidable potentiel et d’obtenir une belle adhésion au produit fini, explique Bruce Fecheyr-Lippens, senior vice-president, head of innovating ways of working, digital HR and HR director excellence center chez Solvay. YOU comporte différentes sections. D’abord, un LinkedIn interne où les employés postent les informations qu’ils ont envie de partager, leurs désirs de carrière, etc. C’est un lieu de rencontre entre collaborateurs. Ensuite, un outil de gestion des performances avec des objectifs plus flexibles et des rencontres fréquentes. L’accent est aussi mis sur le développement et le coaching. Troisièmement, un outil de feed-back dont le contenu n’est accessible qu’à l’intéressé. Deux éléments avec IA sont intégrés dans YOU : un module de suggestion de formations et un outil de matching développé par une société française appelée Clustree. Il stimule la mobilité interne et fait des propositions d’évolution en fonction du profil, de l’expérience, des compétences et des désirs de l’employé. Nos RH utilisent aussi Clustree pour trouver les bonnes personnes en interne quand des jobs s’ouvrent dans toutes les branches du groupe. Avant, pour trouver un profil en interne, il fallait des jours entiers. Aujourd’hui, en une heure, le système vous sort une liste de 20 personnes qualifiées. ”
Solvay attend aussi un heureux événement : la naissance de Sam. Un petit chatbot de gestion administrative qui prendra en charge, par exemple, les congés et les vacances. Enfin, on trouve aussi depuis peu chez KBC un outil de matching interne à l’aide d’IA. L’idée est, via une plateforme dédiée, de confier des missions temporaires à des employés afin qu’ils puissent acquérir des compétences et de l’expérience supplémentaires. Histoire de leur donner des envies de mobilité interne et donc de rester plus longtemps dans le groupe…
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici