Paul Vacca

La déconnexion ou le fantasme de l’île déserte

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Face à l’invasion du numérique DANS notre vie privée, qui n’a pas pris en ce début d’année la résolution de se déconnecter ? Lâcher les incessantes consultations de son smartphone, faire travailler ses neurones plutôt que les algorithmes de recherche de Google, fuir la bulle étouffante de Facebook, les gazouillis braillards de Twitter, l’artificialité glacée d’Instagram… Bref, appuyer sur la touche off. Pour revenir à la vraie vie.

Mais est-il encore possible de se déconnecter en 2018 ? Il faut d’abord résister aux assauts physiques du sevrage : les démangeaisons du pouce, les picotements du manque de dopamine produits par l’absence de stimuli, d’infos, de likes ou de mentions… Beaucoup de volonté, un peu de sport, un bon livre, une discussion avec des amis peuvent y remédier. Pourtant peu à peu, même en plein jogging, un sentiment diffus de malaise peut s’insinuer. Comme une sensation de vertige. C’est l’appel du fameux FOMO – fear of missing out – cette peur panique de rater quelque chose. Gagner de la liberté en se déconnectant, c’est aussi faire face à un certain vide. Car l’on se rend vite compte que, quel que soit notre âge, nous sommes tous finalement devenus des digital natives. La technologie s’est immiscée dans tous les interstices de notre vie et a fini par nous devenir aussi naturelle que le fait de respirer.

De même qu’au fil de nos connexions, nous nous sommes construit une identité numérique nous constituant qu’on le veuille ou non sur le plan privé et professionnel. On peut se gausser de la tendance au personal branding comme une dérive du narcissisme contemporain, mais elle répond aussi pour beaucoup à la nécessité dans un monde marchandisé d’exister professionnellement. L’identité numérique est devenue pour beaucoup une carte d’identité professionnelle. Alors, la répudier en se déconnectant revient de facto à se mettre hors jeu.

L’identité numérique est devenue pour beaucoup une carte d’identité professionnelle. Alors, la répudier en se déconnectant revient de facto à se mettre hors jeu.

Sous cet angle-là, on voit bien que nous ne sommes pas tous égaux face à la déconnexion. Celle-ci est devenue un luxe, un privilège. L’époque a encore réussi à produire un joli renversement de signes. Alors qu’auparavant la ” fracture numérique ” s’opérait entre ceux qui avaient le privilège d’être connectés et les exclus économiques de la connexion, aujourd’hui cette fracture change de polarité. Une nouvelle ” fracture numérique ” émerge en lieu et place de l’ancienne : elle sépare désormais ceux qui auraient la possibilité d’échapper aux affres de l’hyperconnection. Alors que la connexion se généralise, c’est la possibilité de se déconnecter qui est devenue un luxe.

Un phénomène comparable avait été identifié très tôt par Umberto Eco avec le téléphone mobile. Au départ, le mobile incarnait le pouvoir dévolu aux happy few, le PDG ou la star. Puis le signe s’est vidé de sa substance : le téléphone mobile s’est transformé à mesure qu’il se démocratisait en outil, non de domination mais d’aliénation, rendant au contraire son possesseur joignable et corvéable à merci, partout et à tout instant. Un esclave sans fil. Dès lors, il n’y a rien de paradoxal à ce que les éloges de la déconnexion – on parle même d’éthique de la déconnexion – proviennent majoritairement des milieux connectés socialement et professionnellement ou même ultra-connectés comme dans la Silicon Valley. Frédéric Beigbeder, par exemple, peut bien fustiger sur les plateaux de radio et de télévision l’inanité narcissique et grégaire des réseaux sociaux lors de la promotion de son dernier roman. Il n’en a pas besoin. Il incarne à lui tout seul un réseau social.

Et si cet éloge de la vie déconnectée n’était qu’une approche déconnectée de la vie ? On peut se le demander car pour une grande majorité, la connexion est devenue vitale socialement. La déconnexion va donc rejoindre le catalogue des fantasmes : aussi inenvisageable, irréel et inaccessible que le fantasme de l’île déserte. Alors entre l’enfer de l’hyperconnexion et l’impossibilité d’une île déserte, que peut-on bien faire ?

Tout simplement envisager de réviser notre résolution. Plutôt que de rêver à une illusoire touche off, chercher à harmoniser on et off. Et à une éthique de la déconnexion, préférer une éthique de la connexion. Celle qui aide la connexion à trouver plus de sens, à être plus connectée à la vraie vie.

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