Paul Vacca

L’invention du “flopbuster” avec l’arrivée de Netflix

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Ce sont les dignes héritiers de tous ces films “direct to video” qui atterrissaient directement au purgatoire des vidéoclubs sans passer par le paradis – ou l’enfer – de la salle.

Auparavant, les choses étaient simples. Au cinéma, il y avait les blockbusters et les flops. On pouvait citer des blockbusters même si on ne les avait pas vus, comme on était incapable de citer des flops si furtifs que l’on n’avait pas eu le temps de les voir passer. C’était ou l’un ou l’autre. Avec quelques films qui se situaient entre les deux, à savoir les demi-succès ou les demi-échecs et qui, de fait, n’étaient ni l’un ni l’autre.

Aujourd’hui, avec Netflix, les choses deviennent un brin plus compliquées. Avec le nouvel espace ouvert par les plateformes SVOD, la nouvelle géométrie du succès – et de l’échec – est non euclidienne. Aujourd’hui, c’est un fait, un film peut tout à la fois être un blockbuster ET un flop. Ce que nous appellerons un “flopbuster”.

Prenons “Red Notice”, film d’action survitaminé avec Dwayne Johnson, Ryan Reynolds et Gal Gadot, programme Netflix le plus regardé de tous les temps. Sorti sur la plateforme le 12 novembre dernier, avec ses 277,9 millions d’heures de visionnage (la nouvelle métrique de Netflix) sur 93 territoires, c’est l’équivalent d’ Avengers: Endgame sur la même période (le deuxième succès au cinéma de tous les temps après Avatar). Or, à ce stade, il y a tout autant de chances que vous l’ayez vu (je confesse l’avoir fait avec un certain plaisir) que vous n’en ayez jamais entendu parler (c’est ce qui se passe quand j’en parle autour de moi ). Voire les deux (que vous l’ayez vu mais ne vous en souvenez plus).

Le producteur Ed Power, dans un article du Telegraph, note cette incongruité des temps: si Red Notice était sorti en 1985, avec Arnold Schwarzenegger, Danny DeVito et Michelle Pfeiffer, il aurait dominé l’été. On aurait été submergé par les affiches de Red Notice. Nos bambins auraient réclamé des paquets de céréales Red Notice. La chanson thème, signée Lionel Richie et Giorgio Moroder, nous auraient été serinée chaque semaine au top 50… Bref, même si on n’avait pas vu Red Notice, on l’aurait de toute façon vécu comme un moment culturel commun.

En revanche, en 2021, c’est presque comme si Red Notice n’avait jamais existé. Sans présence dans le monde extérieur, note Ed Power, le film se dresse devant nous comme un “blockbuster Schrödinger”: le “film événement” qui ne fait pas l’événement. A cet égard, les “flopbusters” sur les plateformes sont les dignes héritiers de tous ces films direct to video qui atterrissaient directement au purgatoire des vidéoclubs sans passer par le paradis – ou l’enfer – de la salle.

La force incommensurable de Netflix, c’est évidemment de pouvoir produire tout ce qu’il veut sans frottement, comme en apesanteur. Ce qui lui a permis de faire le plein d’abonnements avec le succès que l’on sait. C’est aussi son talon d’Achille. Même Squid Game, la série tsunami qui a trusté tous les médias de la planète, a été rattrapée par le destin liquide et héraclitéen du streaming: un mois après la vague, elle s’est retrouvée quasiment dans les limbes du non-événement.

Alors que, a contrario, la série Succession (produite par HBO), qui ne peut pas revendiquer de tels scores, est en train saison après saison de s’installer comme un événement. L’effet machine à café est alimenté au fil de la diffusion des épisodes. De quoi nourrir sa stickiness, à savoir l’adhérence et l’adhésion de son public dans le temps et en faire un “actif” et non plus une “commodité”. Atteindre cette alchimie sociale, conjurer le destin quantique de leurs “flopbusters”, est certainement le plus gros défi industriel qui attend les plateformes, une fois que les nouvelles sources d’abonnés se seront progressivement taries.

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