“L’époque de l’internet libertaire, où tout était possible et où les utilisateurs n’avaient qu’à céder des données, est révolue”

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“Fondamentalement, la discussion ne porte pas sur les limites de l’internet, mais sur les limites de la liberté d’expression.” C’est ce qu’affirme Marc De Vos, doyen à la Macquarie University de Sydney.

Si la Commission européenne, le procureur général américain William Barr et Facebook lancent la même semaine des propositions pour contrôler davantage l’économie des données, alors on a compris : le techlash (contraction du mot backlash, ou retour de bâton, et de technologie) a bel et bien commencé. L’époque de l’internet libertaire, où tout était possible et où les utilisateurs n’avaient qu’à céder des données, pas de l’argent, est révolue. Les données s’apparentent désormais à des espèces sonnantes et trébuchantes (ou du pétrole), et l’économie des données réclame à grands cris une réglementation.

Il est assez révélateur qu’un géant comme Facebook, qui gagne des milliards grâce à l’exploitation effrénée des données personnelles, demande lui-même plus d’autorité et de régulation. Les grands acteurs de la technologie craignent des représailles politiques pour leurs quasi-monopoles et les scandales auxquels leurs noms sont associés. On serait tenté de dire qu’ils sont motivés par un intérêt personnel. Mais il s’agit de choix difficiles, qui touchent aux fondements de notre société.

Des plateformes telles que Facebook et Twitter, ou des moteurs de recherche comme Google, doivent-ils être tenus pour responsables des données publiées par les utilisateurs ? Faut-il limiter leur capacité à faire circuler ces données ? En Chine, cette réalité existe déjà. Elle apparaît à chaque fois qu’un régime autocratique veut freiner les protestations, comme cela s’est produit récemment en Iran et en Inde. Elle utilise les sociétés Internet comme des censeurs publics.

Fondamentalement, la discussion ne porte pas sur les limites de l’internet, mais sur les limites de la liberté d’expression. Désormais, les plateformes ne sont plus seulement des plateformes : elles diffusent et commercialisent les données que les utilisateurs postent ou génèrent. Dans ces conditions, une réglementation est non seulement possible, mais souhaitable. Mais celle-ci affectera indéniablement le principe cardinal de l’État de droit libéral : préférer le risque et l’imperfection de la liberté au risque et à l’imperfection de la non-liberté.

La réglementation restreint également l’accès au marché. Quelles entreprises peuvent s’offrir des armées d’éditeurs de contenu ? Quelles entreprises peuvent développer des algorithmes permettant de surveiller de manière adéquate le chaos permanent sur Internet ? Une réglementation bien intentionnée peut avoir pour effet secondaire de renforcer la position dominante des acteurs du marché existants. Cela explique peut-être pourquoi la réglementation publique est préférable à l’autorégulation.

La Commission européenne prend courageusement les devants avec une stratégie en matière de transparence, d’accès et d’exploitation des données. Si celles-ci deviennent la base de notre économie, il est en effet nécessaire de développer un modèle de propriété des données. Cela n’existe pas encore et aujourd’hui, les sociétés Internet en sont les véritables propriétaires. La Commission veut collectiviser en partie cette propriété : un accès obligatoire mais raisonnable, proportionnel et non discriminatoire aux données pour les tiers.

Les adjectifs mentionnés sont vagues mais sonnent bien. Cependant, si l’on en croit les Américains, ils sont malveillants. Les États-Unis voient une Commission européenne qui veut forcer l’accès au fonds de commerce des entreprises technologiques américaines florissantes pour le compte de sociétés européennes toutes-puissantes. Ils craignent que la commissaire Margrethe Vestager veuille non seulement surveiller la concurrence mais aussi, par la même occasion, peser sur le marché lui-même, à nouveau au détriment des États-Unis.

Une montée des tensions entre les États-Unis et l’Union européenne serait particulièrement inopportune. La numérisation est le grand cannibale qui absorbe tout pour l’intégrer à un colossal complexe numérique. La numérisation allie économie, liberté, démocratie et sécurité. Comme en témoignent les plateformes de réseaux sociaux, la régulation économique des flux de données est indissociable de notre modèle de société démocratique. Nous partageons ce patrimoine génétique avec les Américains. Il est soumis à une pression mondiale. Nous devons revendiquer le leadership aux côtés des États-Unis. Si nous n’y parvenons pas, nous fragmenterons l’internet, et le techlash pourrait menacer bien plus que les géants du web.

Traduction : virginie·dupont·sprl

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