Paul Vacca

Et si la voiture autonome signait la fin du capitalisme ?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Il y a une certaine ironie à voir la fine fleur du capitalisme (les géants de la Silicon Valley, les grands groupes automobiles dans leur ensemble, de General Motors à Tesla, les acteurs de la mobilité comme Uber ou des smart cities) s’agiter autour de la voiture autonome, en quête d’un nouvel Eldorado.

Tout à leur rallye technologique, ils ne semblent pas se rendre compte – ou préfèrent ignorer – que l’avènement de ladite voiture sans chauffeur signerait la fin de leur propre modèle économique : celui du capitalisme. Car osons le dire, en paraphrasant Karl Marx : un spectre hante la voiture autonome, c’est le communisme.

Que nos lecteurs attachés au modèle libéral se rassurent et que les aspirants au Grand Soir ne se réjouissent pas trop vite : ce n’est pas pour tout de suite. Il va encore falloir faire preuve de patience avant de voir rouler une voiture autonome sur nos routes. Google et Tesla, qui nous l’avaient promise pour 2018, ont laissé passer l’échéance en toute discrétion. Aujourd’hui on ne trouve plus personne de sérieux pour oser pronostiquer une date précise pour sa mise en circulation.

Ce retard à l’allumage trouve certainement son explication dans le fait que les différents acteurs ont pris conscience que l’écueil n’était pas d’ordre technologique. S’il s’agissait d’un pur défi technique (comme pour le smartphone), il y a de fortes chances que nous y serions peut-être déjà. Or, au-delà de l’aspect industriel, les acteurs concernés sont confrontés à un autre casse-tête : un enjeu existentiel. Car ce que la voiture autonome ” disrupte “, c’est le modèle de société que l’automobile incarne. Plus qu’une simple innovation, la voiture sans chauffeur engendre un changement de paradigme en s’attaquant à ce qui constitue le symbole même de la société libérale et capitaliste.

L’automobile, telle que nous la connaissons depuis ses débuts, est le précipité de cette société, comme l’illustre parfaitement une exposition proposée actuellement au Victoria & Albert Museum de Londres, Cars : Accelerating the Modern World. Dès son origine, la voiture a développé toutes les dimensions du rêve libéral : la mobilité physique et sociale, l’autonomie, l’individualisme (même si ce fut parfois à l’échelle de la famille), l’expression de son statut social, le contrôle (ou l’illusion de contrôle) de sa propre destinée, les vertus du dépassement de soi dans la vitesse, une volonté de puissance sociale, parfois sexuelle (la symbolique érotique ouvertement explicite des publicités dans les Trente Glorieuses est un grand classique)… Sans compter que, dès l’origine, l’esprit de compétition a été exalté à travers les premiers rallyes.

Les crises successives ont écorné ce tableau idyllique : les questions de sécurité (surgies, notamment, lors de l’horrible crash survenu aux 24 Heures du Mans en 1955, faisant 84 morts et 120 blessés, sans compter le nombre de morts sur nos routes), la crise du pétrole de 1974, les années de crise économique et de repli sur l’aspect utilitaire et, enfin, la prise en compte des enjeux écologiques. Mais, in fine, rien n’a remis en cause le modèle. Même aujourd’hui, alors que la question du changement climatique vise l’automobile comme moyen de locomotion individualiste et carboné, les publicités du secteur perpétuent sans complexe la libido de contrôle, d’autonomie et de liberté. Ah, ces belles images de SUV en liberté sur les corniches dont les façades d’immeubles en verre reflètent les courbes racées… !

La voiture sans chauffeur, elle, pourrait parvenir à remettre en cause ce modèle. Car elle ne pourra, par définition, exister que si tous les conducteurs cèdent leur propre autonomie. Car son existence même est conditionnée par celle d’un écosystème où la volonté de chacun sera gérée et hiérarchisée dans un cadre collectif. Sa viabilité présuppose l’abandon des volontés individuelles autour d’un dessein commun, incarné par la smart city. Ce qui est un peu la définition du collectivisme. D’où notre ironie en amorce de cette tribune : à travers la voiture autonome, les géants capitalistes risquent de donner naissance à une nouvelle forme de communisme.

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