Paul Vacca

Comment ne pas perdre ses amis à l’ère numérique

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Nul doute que si Dale Carnegie devait revenir pour réécrire son célébrissime Comment se faire des amis, il lui faudrait l’intituler Comment ne pas perdre ses amis sur les réseaux sociaux. Car contrairement à 1936, se faire des amis est devenu un jeu d’enfant. Sur Facebook, deux clics suffisent.

Ne pas les perdre constitue un enjeu autrement plus crucial de nos jours. Car comment résister aux vifs débats qui agitent les réseaux sociaux sans perdre d’amis ? Et parfois même de vrais amis, ceux qui vous aideraient à déménager ou viendraient vous dépanner au milieu de la nuit…

Dès 1990, Mike Godwin avait diagnostiqué le phénomène sur les forums du réseau Usenet, l’ancêtre d’Internet : plus la discussion durait, avait-il noté, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant Hitler ou les nazis s’approchait de 1. Le point Godwin – reductio ad Hitlerium de l’ère numérique – désigne depuis ce point de non-retour atteint tôt ou tard dans une discussion qui s’éternise sur Internet.

Serait-ce une fatalité liée à l’espace numérique régi par une logique binaire : 0 ou 1 ? Toujours est-il que ce malaise sur les réseaux sociaux – en plus de la problématique des fake news – commence à constituer un sujet de préoccupation qui alerte même leurs créateurs. Alors que la presse parle de menaces pour la démocratie, Mark Zuckerberg a décidé de consacrer son défi personnel de l’année à ” réparer Facebook “. Et de fait, on peut aussi lire les modifications récentes apportées à son algorithme comme une volonté de corriger les effets pervers du réseau par un recentrage vers le noyau familial et amical proche, a priori moins propice aux déchirements.

En dépit – ou à cause – de la fluidité des interactions entre les participants, les réseaux sociaux portent peu les valeurs de la sociabilité.

A l’usage, on a pris conscience que les réseaux sociaux sont finalement très peu ” sociaux “. En dépit – ou à cause – de la fluidité des interactions entre les participants, ils portent peu les valeurs de la sociabilité. D’où vient ce paradoxe ? Et comment se fait-il que, alors que tout est pensé pour l’échange et le débat (les likes, et les réactions, les commentaires, les échanges, les possibilités de partages, etc.), le débat soit quasiment impossible ?

Il y a d’abord le fait que la fluidité des échanges précisément nous pousse à la simplification et la réduction. Alors que les sujets de débat qui agitent notre société deviennent de plus en plus complexes et systémiques. L’élimination de toute nuance engendre mécaniquement une polarisation des points de vue.

Autre effet de cristallisation, les échanges sur les réseaux poussent quasi-naturellement à la personnalisation et à l’essentialisation, deux travers qui rendent tout débat très compliqué. Contrairement à la vie réelle où le contexte, des variations et des contrepoints peuvent être développés, sur les réseaux sociaux on est tenté par manque de perspective de réduire l’idée à l’identité de la personne (la personnalisation) et l’identité de la personne à l’idée qu’elle défend (l’essentialisation). Dès lors impossible de débattre puisque les termes du débat se trouvent confisqués par l’identité du débatteur.

Enfin, sur les réseaux sociaux un contrat invisible nous lie à notre communauté de pensée. Tout écart est considéré comme une connivence avec l’ennemi. Phénomène comparable à celui que l’on observe sur les plateaux de télévision quand un membre d’un parti est invité à débattre : son enjeu consiste moins à échanger avec son adversaire qu’à donner des gages de pugnacité à son propre camp.

De fait, une figure du discours pourtant indispensable au débat a totalement disparu : la concession comme figure rhétorique. Celle qui consiste à admettre une partie de l’argumentation adverse pour mieux en rejeter l’ensemble. Loin d’être une reddition au point de vue de l’autre, c’est au contraire une arme redoutable mais qui présuppose que l’on ait d’abord compris le point de vue adverse. Dans son exécution, elle tient de l’art martial qui trouve sa force dans la force de son adversaire. Alors que les réseaux sociaux privilégient le pugilat…

Dans une remarquable tribune intitulée The Dying Art of Disagreement parue dans le New York Times, Bret Stephens déplorait ” cet art perdu d’être en désaccord “. Sur les réseaux sociaux, il semble non seulement perdu mais impossible. Alors, pour ne pas perdre ses amis, Dale Carnegie nous conseillerait certainement aujourd’hui de ne pas les demander en amis sur les réseaux sociaux.

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