Schleiper, le palais des beaux-arts
En 1892, Joseph Schleiper, vitrier-encadreur, ouvrait une petite entreprise familiale à Bruxelles. Près de 130?ans plus tard, la société Schleiper est toujours là et reste, de loin, le leader belge de la vente de fournitures pour les beaux-arts et les loisirs créatifs. Elle possède aussi le plus beau catalogue mondial de cadres haut de gamme.
Nous sommes fin du 19e siècle. Pour échapper à la conscription, Joseph Schleiper fuit l’Allemagne. Après un court transit par la France, il arrive en Belgique, pays neutre au moment de la guerre franco-allemande de 1870. En 1892, il ouvre une petite entreprise familiale rue Botanique à Bruxelles. Vitrier, il fabrique aussi avec son épouse des miroirs et des cadres artisanaux…
“J’ai connu mon arrière-grand-mère, se souvient Eric Schleiper, le dernier CEO en date de l’entreprise familiale. Elle a vécu jusqu’à 101 ans! A la fin de la Première Guerre mondiale, la famille – mon grand-père Daniel est né à Molenbeek en 1893 – a temporairement déménagé à la côte belge. Il n’y avait plus trop de travail à Bruxelles, relativement épargnée par le conflit. Par contre, la côte avait subi de très gros dégâts et la demande en vitres en tous genres était énorme. C’est, pour cette raison, que mon père Romain est né à Blankenberge. Comme il fallait bien se débrouiller pendant la guerre, mon grand-père avait aussi monté une société qui fabriquait du savon !”
Les Artiges et les Schleiper
Après le retour à Bruxelles en 1925 et une association d’une dizaine d’années avec Maurice Dumont, un encadreur français, la vie reprend son cours chez les Schleiper, installés rue Gray à Ixelles. Mais au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la société connaît un tournant décisif : les deux enfants de Daniel Schleiper empruntent des chemins séparés, tout en restant liés. “Ma tante a épousé un militaire de carrière d’origine basque appelé Artiges, confie Eric Schleiper. Mes grands-parents ont voulu lui confier un magasin. Cela n’a pas plu à mes propres parents, qui ont alors entrepris des démarches pour partir en Argentine. Pour désamorcer le conflit, il y a finalement eu un accord, juste avant leur départ. Aux Artiges, la vente au détail. Aux Schleiper, la fabrication. En d’autres termes, nous, les Schleiper, nous ne vendions qu’aux professionnels. Et eux, aux particuliers. Et donc nous avons, de tout temps, été les fournisseurs des Artiges. Mais à quelques jours près, je serais peut-être devenu éleveur dans la Pampa…”
Cet arrangement va pourtant vite voler en éclats, sans que la bonne entente familiale n’en soit perturbée. “En fait, tout est parti de la définition de professionnel, poursuit Eric Schleiper. Les Artiges ont toujours considéré les artistes comme des pros alors que ce sont des utilisateurs finaux. Pour pouvoir les servir, nous avons ouvert un magasin à la chaussée de Charleroi à Bruxelles. Ce fut le début de notre aventure comme détaillant de produits beaux-arts.”
Après 72 ans de collaboration familiale, l’entreprise Artiges a cessé ses activités à la fin de l’année dernière. Aucun des quatre héritiers ne souhaitait reprendre l’activité. “Se mettre d’accord à quatre, c’est compliqué, confie Eric Schleiper. La présence d’un trop grand nombre de propriétaires est souvent source de conflits, de blocages et de paralysie par indécision. C’est un problème récurrent dans les entreprises familiales. Chez nous, rien de tout ça. Et pour cause: je suis fils unique. Et ma fille est fille unique et mon petit-fils tout aussi unique! Peu de gens savaient que les Artiges et les Schleiper étaient issus d’une seule famille. Cela me faisait toujours rire quand un client mécontent me disait qu’il allait aller voir chez Artiges…”
Deux sociétés, un même but
Aujourd’hui, le groupe familial exploite deux sociétés commerciales dans le domaine des fournitures pour les beaux-arts, l’architecture, les loisirs créatifs, et de la papeterie. D’abord Schleiper SA qui vend ces produits aux pros et aux particuliers et qui fabrique et vend des cadres haut de gamme. Ensuite, Art Material Trade SA, qui sert de grossiste des mêmes produits pour les revendeurs magasins. Le groupe emploie 150 personnes pour un chiffre d’affaires consolidé (les deux sociétés) de 20 millions d’euros en 2018. Outre son magasin-siège social, situé rue de l’Etang à Etterbeek, elle exploite neuf autres très grandes surfaces en centre-ville à Bruxelles, Anvers, Courtrai, Gand, Hasselt, Liège et Namur.
Art Material Trade est, entre les mains de Jon Hanson, un Suédois qui a épousé Karin Schleiper, la fille d’Eric. Cette société-soeur exprime la considération que la famille Schleiper a toujours montrée aux petits commerces de produits beaux-arts. “Je les ai toujours considérés comme des confrères plutôt que des concurrents, explique Eric Schleiper. Art Material Trade leur propose 60.000 références. Cette structure permet de stabiliser les prix. Schleiper travaille avec de belles et grandes marques. Nous voulons continuer à le faire face à d’autres acteurs qui ont beaucoup moins ce souci de qualité, qui poussent leurs propres marques et cassent les prix auprès des fournisseurs. Dans cette stratégie de la belle marque, les petits revendeurs jouent un rôle essentiel de prescripteur. Il faut les soutenir. Ils disparaissent, un à un, face à la concurrence d’Internet ou d’une enseigne de distribution comme Cultura, par exemple.”
Aujourd’hui, la famille (Jon, Karin, Eric et son épouse) détient 100 % du capital. Cyril Hanson-Schleiper, âgé de 18 ans, rejoindra peut-être l’entreprise après ses études universitaires. Le groupe, outre les revenus des administrateurs, n’a jamais distribué de dividendes et a toujours conservé ses bénéfices pour permettre une croissance sur fonds propres. “Nous avons toujours donné la priorité au développement de l’entreprise, assure Eric Schleiper. Une telle structure resserrée permet une implication totale et offre l’agilité nécessaire pour répondre aux attentes et besoins de nos clients. Notre longévité est le fruit d’une politique de création de valeur, de patience, d’innovation et de souci de la qualité. Sans oublier nos collaborateurs. Nous avons bien réussi grâce à notre personnel. C’est une évidence. J’ai besoin de gens qui restent longtemps car nos produits sont particuliers et nécessitent une bonne connaissance pour les conseiller. C’est aussi grâce à un employé que nous sommes encore là aujourd’hui. En 1958, nous avons eu un grave accident de voiture à Albertville, mes parents et moi. Il a tenu la barque pendant quasi deux ans. Cela remet les choses en perspective, non ?”
Onzième magasin à Anderlecht
Eric Schleiper a aujourd’hui 77 ans. Il n’arrête pas, selon ses dires, par respect pour sa fille et son gendre. Il faut dire qu’il s’est lancé dans un nouveau projet excitant. Il va ouvrir, en 2021, un onzième magasin doublé d’une plateforme logistique moderne à Anderlecht, rue des Orchidées en bord de canal. L’ensemble se veut exemplaire en termes d’énergies renouvelables avec la totalité des façades et des toitures exposées au sud couvertes de panneaux photovoltaïques, un groupe de batteries pour stocker le surplus d’électricité et un système de chauffage par géothermie. Ce nouvel espace était une nécessité pour l’entreprise.
“Nous sommes à l’étroit dans nos dépôts malgré les 10.000m2 disponibles, confirme Eric Schleiper. Face à la concurrence de nos voisins et d’Internet, j’avais besoin de rationaliser nos activités logistiques et commerciales. J’ai visité beaucoup de sites, notamment à Seneffe et à Nossegem. Avant que je ne me rende compte de la nécessité de rester en ville. A Anderlecht, je vais pouvoir faire du cross-docking : les marchandises ne seront pas stockées mais directement expédiées vers les magasins concernés. Cela va permettre de réduire les coûts et les mouvements de livraison et vise à éliminer entièrement les frais de stockage.”
Le groupe Schleiper a réussi à traverser les âges en s’adaptant constamment à la réalité de son marché. Ce nouvel investissement prouve qu’il envisage de stabiliser à long terme sa position concurrentielle. “La force des entreprises familiales est sans doute de ne pas s’accrocher au passé, conclut Eric Schleiper. Parfois, c’est triste. Avant, nous faisions les foires des meubles et vous y trouviez des fabricants à l’infini. Aujourd’hui qui reste-t-il en dehors d’Ikea? Dans les années 70?80, j’éditais une revue d’art appelée
Le Jalon des Arts. Tous les mois pendant 12 ans. Nous avons eu jusqu’à 12.000 abonnés. Sans oublier les professions libérales pour leurs salles d’attente. Ce n’est plus possible aujourd’hui. Il faut vivre avec son temps et être présent sur Internet…”
Du bleu et des cadres
Les développements de la société Schleiper ont parfois été dus à des concours de circonstances. “Un artiste nous a un jour demandé si nous ne pouvions pas vendre aussi de la couleur, explique son CEO Eric Schleiper. Cela lui facilitait la vie de pouvoir tout acheter au même endroit. Et nous avons donc organisé un petit shop de couleurs. L’artiste voulait, entre autres, du bleu Lefranc Bourgeois. Ce fut toute une affaire car le représentant ne voulait pas nous en vendre car il avait déjà trop de revendeurs en Belgique. Comme je possédais un magasin de cadres à Paris, j’ai acheté par son truchement, mais 20 % moins cher car le prix était bloqué en France. Quand il a vu la couleur dans mon magasin, le revendeur s’est vite rendu compte qu’il fallait un arrangement…”
Impossible non plus d’évoquer l’histoire de la famille Schleiper sans parler des cadres. Là aussi, une histoire de circonstances. Eric Schleiper a épousé Jeannette Jongen, la petite-fille du compositeur Joseph Jongen. Après un bref passage à l’Otan, celle-ci s’est investie pendant des années dans les galeries : Degreef, Claude Jongen, etc. Ensuite responsable du département décoration murale de Schleiper, elle a participé à des dizaines de salons internationaux pour vanter la qualité des cadres de la maison. Aujourd’hui encore, Schleiper en possède le plus beau catalogue mondial.
“Mon épouse et ma maman ont contribué à notre renommée, se souvient Eric Schleiper. Dans les Golden Sixties, le cadre était un tout gros marché. Nous avons été leaders dans le domaine et nous avons employé jusqu’à 150 personnes rien que pour ça. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 40. Il y a toujours un marché pour le haut de gamme mais uniquement à l’international. C’est un des axes de notre stratégie. Revenir en force dans le secteur via, entre autres, Internet et les possibilités offertes par Google. Aujourd’hui, le haut de gamme représente 20 % de mon chiffre sur les cadres. Pour le reste, je fais comme Ikea : du prêt à l’emploi.”
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