Poilâne, née dans la farine

Appollonia Poilane © ISOPIX
Antoine Moreno Journaliste

Une fois n’est pas coutume, “Family Business” sort de nos frontières. Direction Paris et les pains Poilâne, fleuron du goût à la française qui a inspiré Le Pain Quotidien. L’entreprise est dirigée depuis 2003 par la petite-fille du fondateur.

À deux pas d’un flagship du luxe (Hermès), un hôtel cinq étoiles (Lutetia) et un restaurant étoilé (Hélène Darroze), la rue du Cherche-Midi sait s’entourer. Elle est l’une des adresses les plus prisées de la rive gauche parisienne. On y croise parfois Gérard Depardieu qui y possède plusieurs commerces de bouche et une maison dont les dimensions avoisinent celles d’un palais florentin. Plus modeste en superficie mais presque aussi célèbre que l’acteur, la boulangerie Poilâne occupe le numéro 8 depuis 1932.

Apollonia Poilâne, 34 ans, troisième génération du nom, nous a donné rendez-vous dans l’arrière-boutique. Depuis 16 ans, elle dirige la maison connue jusqu’au Etats-Unis pour son savoir-faire artisanal. Les miches de pain de seigle initiées par son grand-père et cuites au four à bois traditionnel avec du sel de Guérande font un tabac. Quelques chiffres ? La manufacture de Bièvres, construite par son père près de Paris, produit entre 8 et 12 tonnes de pain par jour. Rien que dans la capitale française et en Ile-de-France, la société dispose d’un réseau de 1.500 revendeurs et cinq magasins en nom propre. Quatre-vingts pour cent du chiffre d’affaires sont réalisés sur le territoire hexagonal, le reste à l’export, en priorité à Londres, où la marque détient deux boutiques.

Chez nous, le bilan est moins florissant. Seuls une quinzaine d’épiceries fines et de fromageries, une poignée de restaurants et un supermarché haut de gamme – Rob, à Bruxelles – proposent ces gros pains aux formes généreuses (1,9 kilo l’unité), gravés en leur sommet d’un P incisé à la lame avant cuisson.

Patronne à 18 ans

Au printemps dernier, la boulangerie Poilâne qui avait ouvert en 2016 près d’Anvers, au coeur du complexe Kanaal, l’îlot culturel d’Axel Vervoordt, a définitivement fermé ses portes. Erreur de casting ? La Belgique n’est pourtant pas étrangère à ce producteur de saveurs authentiques. C’est au contact gustatif de ces pains old style, denses au toucher, riches en fibre et légèrement aigres au palais, qu’Alain Coumont a l’idée, à la fin des années 1980, de créer Le Pain Quotidien. Le businessman wallon n’a jamais caché son admiration pour Lionel Poilâne, le père d’Apollonia, qui a été sa source d’inspiration première jusqu’à reproduire au geste près les secrets de fabrication de sa pâte au levain.

Son mentor avait un sens des affaires inné : c’est lui qui a transformé le modeste commerce de quartier de son paternel en une marque internationale avant de disparaître tragiquement avec son épouse dans un accident d’hélicoptère. C’était en 2002. Dans les semaines qui suivent la mort de ses parents, Apollonia, 18 ans à peine, décide d’assumer la direction des affaires. “Je savais que je reprendrais un jour ou l’autre l’entreprise. Ce moment est arrivé plutôt que prévu” dit-elle sans le moindre pathos.

L’intelligence de la main

Ne comptez pas sur elle pour verser une larme. Sa silhouette menue et ses grands yeux, qui lui donnent encore aujourd’hui un air de moineau tombé du nid un jour de pluie, sont trompeurs. Le caractère bien trempé de cette passionnée de danse et d’équitation est une affaire entendue.

Appollonia Poilane.
Appollonia Poilane. © ISOPIX

A peine majeure, elle prend les rênes de la société familiale tout en suivant un cursus d’économie à Harvard. “Grâce au décalage horaire et aux moyens de communication, j’ai réussi à concilier mon travail et les études, semestre après semestre”. Apollonia peut aussi s’appuyer sur une solide équipe de direction mise en place par son père. Cinq personnes clés qui, de la production à la vente, forment l’ossature de la firme. La colonne vertébrale tient toujours : certains responsables administratifs et financiers sont toujours présents, oeuvrant dans l’ombre d’Apollonia et de sa soeur cadette, Athéna, toutes deux actionnaires majoritaires de la société via leur holding A2P.

“Ma soeur, qui est galeriste, a sa propre activité professionnelle mais nous travaillons ensemble sur les aspects stratégiques de l’entreprise. Cela nous permet d’avoir un dialogue. Je ne ressens pas ce que l’on appelle la solitude du chef d’entreprise”, affirme-t-elle pudiquement. La dirigeante préfère évoquer les échanges qu’elle entretient avec les compagnons boulangers qui forment le gros de la troupe. “Chacun d’eux travaille de A à Z sur sa production, ce n’est pas un travail à la chaîne conditionné par un morcellement des tâches. C’est plutôt tout le contraire. A nos yeux, il s’agit d’un moyen de valoriser l’intelligence de la main. Même dans notre manufacture de Bièvres (principale unité de production de l’entreprise, Ndlr), où l’on dispose de deux fournils et 24 fours à bois, on respecte ce principe”.

“Il faut grandir plutôt que grossir, cela implique des choix. L’équilibre n’est clairement pas facile” – Appolonia Poilâne

Mécanisée au minimum, la fabrication des pains repose sur une fermentation lente – près de six heures – essentiellement naturelle, sans additif. En amont, les blés qui entrent dans la composition sont minutieusement sélectionnés, transformés en farine par des meuniers qui travaillent à la meule de pierre pour conserver le grain originel des céréales. On ne transige pas avec le produit phare de l’entreprise, la fameuse miche au levain. Tellement emblématique qu’elle a fini par tout occulter. “Certains clients pensent encore que nous ne fabriquons qu’un seul type de pain”, admet la P-DG alors que de nombreuses variétés mais aussi des biscuits et des “pâtisseries boulangères” maison, ornent quotidiennement les rayonnages des boutiques.

Chaussons et flans

En se lançant en pionnière dans les pains “de caractère” et de tradition, la marque a fait beaucoup d’émules. A l’image d’Eric Kayser, le boulanger entrepreneur français qui su exporter, mieux que Poilâne, son savoir-faire. Depuis une quinzaine d’années, le chiffre d’affaires est stabilisé à une douzaine de millions d’euros. “Nous privilégions l’intention à l’extension, la qualité plutôt que la quantité. Je n’ai pas envie de posséder une chaîne de magasins”, dit la jeune femme. L’entreprise pense pourtant à de nouveaux relais de croissance. “Il faut grandir plutôt que grossir, cela implique des choix. L’équilibre n’est clairement pas facile.” Elle songe avec son équipe à développer une gamme de gâteaux de voyage – peut-être une variété de chaussons ou de flans – “pour satisfaire les clients revendeurs” et qui pourraient, à terme, se retrouver dans les aéroports ou les gares.

Apollonia cherche encore le produit juste qui ne trahira personne, surtout pas les deux générations Poilâne qui l’ont précédée. Alors elle prend son temps. “Cela ne m’intéresse pas de commercialiser des tartes aux pommes congelées”, assure-t-elle.

Antoine Moreno

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