“Ma propre succession, je ne la confierai pas au hasard”
Les entreprises familiales confient de moins en moins au seul destin la question de la transmission de l’activité à la génération suivante. Mais comment cela se passe-t-il lorsque le CEO part sans avoir rien préparé ? Deux témoignages touchants nous éclairent.
Qu’ont en commun Albert Frère, Jef Colruyt, Frédéric Cras et Mieke Frijters ? Tous ont dû reprendre le flambeau très jeunes. A peine sortis de l’école, ils se sont retrouvés à la tête de l’entreprise familiale, après la disparition de leur papa. L’Anversoise Mieke Frijters et le Flandrien Frédéric Cras reviennent sur cette période difficile. Elle est gérante de l’entreprise de construction ATF, qui emploie plus de 100 collaborateurs, à Zandvliet. Lui est CEO du spécialiste du bois Cras installé à Waregem, dont l’effectif s’élève à 450 personnes.
Agée de 17 ans à peine au décès de son père, Mieke Frijters n’a pas eu une seconde d’hésitation : elle s’est plongée dans les dossiers et, pour le reste, s’est fiée à son personnel. Il lui a fallu 10 ans pour relever la société. Mais elle l’a fait de main de maître. En février, elle a été élue entrepreneure flamande de l’année 2018 : elle a reçu le Womed Award, initiative de l’Unizo et de l’ASBL Markant, réseau de femmes actives et entreprenantes. Aujourd’hui, elle raconte…
” A l’époque où il a décidé de s’installer à son compte, mon père travaillait six jours sur sept pour un patron, explique Mieke Frijters. Il a emprunté, acheté une camionnette et pris la direction du port d’Anvers, où d’importants travaux étaient en cours. Nous étions dans les années 1960. Il a acquis une grue et recruté du personnel. L’entreprise a grandi avec le port. Moi-même, j’y suis entrée en 1982, à l’âge de 17 ans et sept mois, parce que j’étais trop jeune d’un jour exactement pour pouvoir entamer la formation que je voulais. ”
Hélas, trois mois plus tard, son père décède d’un cancer. ” Il avait très peu préparé son départ : il ne se rendait sans doute pas compte des difficultés auxquelles mon frère (dont j’ai racheté les parts en 2014) et moi allions être confrontés, raconte-t-elle. Mais nous avons relevé le défi. Agé de 28 ans à l’époque, mon frère travaillait dans l’entreprise comme chef de chantier. Moi, en revanche, je n’y connaissais rien. Heureusement, la trentaine de salariés engagés depuis des années m’ont soutenue. ”
A la mort de son père, Mieke s’est mise à éplucher les archives. ” Je n’arrêtais pas de demander autour de moi : ‘Et cela, qu’est-ce que c’est ? D’où cela vient-il ? ‘, poursuit-elle. C’est de la sorte que je me suis familiarisée avec les dossiers et que j’ai commencé à comprendre comment les choses fonctionnaient. Je me suis également entretenue avec chacun des membres du personnel. Puis j’ai tout jeté sur papier, afin d’éliminer les problèmes un à un. En est ressorti une sorte de manuel d’utilisation dynamique, clair et pratique, gage d’une véritable plus- value pour ATF. ”
” Qu’est-ce qu’elle en sait, la morveuse ? ”
Il n’a pas fallu longtemps à Mieke pour comprendre à quel point les collaborateurs loyaux lui étaient précieux. Ce qui ne les a pas empêchés, parfois, de lui rendre la vie difficile à cause, justement, de la connaissance et de l’expérience qu’ils avaient d’ATF. ” Il est évident qu’être dirigé par quelqu’un de 17 ans peut parfois être perturbant. Combien de fois ne les ai-je pas entendus penser ‘Qu’est-ce qu’elle en sait, la morveuse ?’. Mais les choses ont changé à mesure que je recrutais de nouveaux membres du personnel qui, eux, m’ont d’emblée considérée comme la patronne. ”
De son propre aveu, les 10 premières années ont été très dures : Mieke était jeune, inexpérimentée, ATF ne se portait pas bien et la conjoncture était difficile. ” A l’époque, c’est la banque qui encaissait les factures. J’avais toujours l’impression de jeter de l’eau dans la rivière. En même temps, je ne cessais d’apprendre. Le pire, ce fut – et c’est toujours – de devoir licencier. Mais la situation financière était mauvaise et il fallait impérativement investir. Les techniciens étaient fantastiques, ils ne cessaient de ressusciter de vieilles machines. Mais l’absence de renouvellement du parc nous rendait justement dépendants d’un vaste service technique. Les réparations coûtaient énormément d’argent. Il a fallu mettre fin au système. Ça a été très dur pour tout le monde. ”
Je sais aujourd’hui que la société aurait pu arriver beaucoup plus loin si je m’étais entouré plus rapidement d’une direction professionnelle. ” Frédéric Cras
Aujourd’hui encore, Mieke est fière de travailler de la même manière que son père. De façon concrète, pragmatique. Les deux pieds sur terre. ‘Ne pas se plaindre, avancer.’ C’est avec cette philosophie que la société a abordé les années 1990. C’est à cette époque-là également que la tendance s’est inversée, avec l’arrivée d’un nouveau client qui payait des acomptes. Pour la première fois, la société a bénéficié d’une bouffée d’oxygène.
” Tinne s’occupe de tout ”
” La gestion des ressources humaines faisait évidemment partie de l’héritage, continue Mieke. Un collaborateur heureux et épanoui est la voie qui mène à une clientèle satisfaite. Je me souviens du jour où mon père a aidé un de ses ouvriers, qui n’avait pu venir travailler parce que la lessiveuse familiale était en panne : avec huit enfants, sa femme ne s’en sortait pas et le couple n’avait pas d’argent pour changer de machine. Mon père lui a ordonné de réintégrer le chantier et a emmené l’épouse au magasin pour acheter une lessiveuse, dont la facture a été réglée par des prélèvements sur le salaire. C’est cette mentalité qui régnait à l’époque, et que je tiens à conserver. ”
” Nous aidons le personnel à régler ses problèmes, pour lui permettre de se concentrer sur son travail. Certains ouvriers confient à Tinne (responsable du paiement des salaires, Ndlr) des factures d’entreprises de télécommunications ou du courrier du syndicat. Tinne s’occupe de tout. Les salaires sont payés en temps et en heure, en quatre tranches hebdomadaires, ce qui confère sécurité et structure au personnel : c’est un confort qui lui permet d’acheter sa voiture, de partir en vacances, de payer sa maison… Grâce à cette organisation, un seul ouvrier, sur les 120 que compte la société, fait l’objet d’une saisie sur salaire. ”
La succession se profile déjà
Evidemment, il arrive à Mieke de ne pas bien dormir la nuit, de se demander comment son père aurait résolu tel ou tel problème. ” C’est souvent en me réveillant que me vient la solution. Ma capacité à voir le bon côté des choses, à réfléchir en étant ‘orientée solutions’ et à prendre les problèmes à bras-le-corps, je la tiens de lui. ”
La CEO ne semble pas être la seule à avoir hérité de ce tempérament. ” Ma fille, Maike, âgée de 21 ans, travaille chez ATF depuis un an et demi déjà. Ce n’était pas vraiment mon idée. Moi, j’aurais voulu qu’elle étudie, puis qu’elle accumule de l’expérience ailleurs et qu’elle entre ensuite seulement ici. Mais voilà, mère et fille ne sont pas nécessairement du même avis… Elle a toujours voulu participer aux chantiers. Elle se glissait dans les égouts, elle était avide d’apprendre. Elle voue à ATF une extraordinaire passion. Chaque jour, elle rentre à la maison le sourire aux lèvres. Je l’ai d’abord employée à la réception, qui est l’endroit où l’on apprend le plus rapidement tout ce qu’il y a à savoir sur l’entreprise. Elle est actuellement coresponsable du contrôle qualité, ce qui lui permet de se familiariser avec chaque département. Je m’efforce évidemment de lui transmettre tout ce que je sais. Je lui donne 10 ans. Après, nous verrons si elle a envie de prendre le flambeau et si elle est prête pour cela. ”
” Si d’aventure, je devais lui succéder plus tôt que prévu, je continuerais à fonctionner comme maman, affirme sur un ton résolu Maike. Chacun, au sein du comité de direction, me connaît depuis que je suis née. Ils m’aideront. Ce que m’a appris ma mère ? A rester positive, même dans l’adversité. Que les choses finissent toujours par s’arranger. Que chacun a en lui quelque chose de bon, qu’il faut entendre tous les sons de cloche avant de trancher. Qu’il faut savoir se glisser dans la peau de l’autre. ” Ou comment les leçons de vie et la mentalité d’un grand-père qu’elle n’a jamais connu imprègnent la jeune génération…
” Mon père a été mon professeur ”
Le parcours de Frédéric Cras, 53 ans, est fatalement un peu semblable à celui de Mieke Frijters. Au décès de son père, le jeune homme a 29 ans, se retrouve presque du jour au lendemain à la tête de Cras, une société de Waregem spécialisée dans le bois et active à l’international. Après deux années chaotiques, Frédéric Cras a pu relancer le moteur. Aujourd’hui, il prépare ses enfants au passage du témoin.
” A cinq ans à peine, je me baladais déjà partout, ici, le dimanche, se souvient-il. D’abord à vélo, ensuite, au volant d’une vieille camionnette, à l’insu de mon père. Enfin, avec le camion. Le week-end, nous partions ensemble acheter des arbres dans les Ardennes. Très jeune, je l’ai suivi aux Philippines et en Indonésie. Il m’a transmis son amour et sa connaissance du métier du bois. ”
Reste qu’au décès de son père en 1995, Frédéric était encore terriblement jeune pour prendre seul des décisions. ” J’étais en possession d’un diplôme en sciences économiques appliquées, mais je n’avais travaillé que quatre ans en compagnie de mon père, raconte-t-il. Un cancer situé entre l’estomac et l’oesophage l’a emporté en cinq mois. Pendant sa maladie, il a demandé à une trentaine de personnes ce qu’elles pensaient de mes capacités à lui succéder : il voulait se rassurer. Moi, il ne m’a jamais consulté. Ceci dit, dès mes 19 ans, il m’avait interrogé : ‘As-tu l’ambition de reprendre la société ?’ Comment dire non à son père ? J’ai répondu oui. A partir de là, pour lui, la chose était réglée. Ce qui ne l’empêchait pas de se demander comment je ferais, financièrement. Pendant sa maladie, nous nous sommes parlé tous les jours. Je me souviens qu’il me disait : ‘Frédéric, il faut faire comme ça.’ Puis, progressivement : ‘Qu’en penses-tu, toi ? Bien, tu as raison. Vas-y.’ Que j’aie eu raison ou tort, il a appris à me faire confiance. ”
Travailler d’arrache-pied
Durant les deux années qui ont suivi le décès de son père, comme il l’avoue, Frédéric a pourtant bien souvent cru échouer et devoir tout vendre. ” Je n’ai cessé de me heurter à des écueils, se souvient-il. Heureusement, un cadre chevronné m’a aidé. Je vous laisse imaginer ce que tout le monde a pensé lorsque notre principal client nous a brusquement laissé tomber, après 15 ans de fidélité. Nous étions en train de négocier un nouveau contrat, mais il a fait traîner les choses… avant de subitement décliner. Cette perte d’un tiers de notre capacité de production a été une catastrophe. ”
” J’entendais bourdonner dans les couloirs : ‘Comment ce jeunot va-t-il s’en sortir, maintenant ? ‘ Ma crédibilité avait pris un sacré coup. Mais j’ai résolu le problème… en travaillant d’arrache-pied. En six mois, une bonne douzaine de nouveaux clients sont venus combler la perte. Après quoi, le fameux grand client est revenu. ” Une expérience qui a permis à Frédéric de définitivement gagner le respect de son personnel. Même si le labeur restait exigeant. ” J’étais sur la route six jours et demi par semaine. J’ai travaillé pendant trois à quatre ans d’affilée de cinq heures du matin à 10 heures du soir. Ce n’était pas facile, mais instructif. ” Cette période a permis à Frédéric de sortir de la phase d’incertitude. Il a appris à connaître le personnel et l’organisation de fond en comble. A partir de là, la société a pu décoller.
Il est évident qu’être dirigé par quelqu’un de 17 ans peut parfois être perturbant. ” Mieke Frijters
” Je sais aujourd’hui que Cras aurait pu arriver beaucoup plus loin si je m’étais entouré plus rapidement d’une direction professionnelle “, reconnaît aujourd’hui Frédéric. A l’époque, la direction était en effet constituée d’un personnel technique qui avait grandi avec l’entreprise. Le CFO, par exemple, était l’ancien comptable. ” C’était très bien, mais loin du modèle idéal d’une société moderne et professionnelle. Cras se profilait comme un amateur, une firme qui avait grandi à la va-comme-je-te-pousse. Et c’était moi qui me démenais. ”
Heureusement, Frédéric disposait de nombreux atouts. ” J’ai toujours été très discipliné, comme mon père. J’ai un grand sens de l’ordre et de la correction, de la productivité et de l’efficacité. Petits, mes enfants ne me voyaient pas beaucoup. Nous ne partions jamais en voyage. C’est quand l’aîné des quatre a eu six ans et le plus jeune, deux, que j’ai compris que je voulais leur consacrer davantage de temps. Ils grandissent tellement vite ! J’ai tant détesté voir la table du salon de mes parents constamment jonchée de papiers que je fais en sorte de m’organiser autrement. Je n’emporte jamais aucun dossier à la maison ; je travaille au bureau, pas chez moi. ”
Accompagnement psychologique
A l’époque de la reprise, Cras enregistrait un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros, pour 180 millions aujourd’hui. Sa succession, Frédéric ne compte pas la confier au hasard. C’est la raison pour laquelle il a soumis ses enfants à une procédure de sélection. ” Je sais quels sont leurs points forts et ce qu’il leur faut travailler. J’ai également chargé un psychologue de les interroger sur la manière dont ils voient la collaboration avec leur père et entre frères et soeurs. Tous les quatre sont partants, mais les garçons sont plus intéressés que les filles. Mon aîné est le premier à avoir réellement fait son entrée dans la société, après avoir travaillé trois, quatre ans ailleurs. Chacun doit faire ses preuves, éventuellement d’abord à l’extérieur. Mais j’admets que pour moi, les liens familiaux sont importants. Si j’ai le choix, c’est à mes enfants que je préfère laisser la direction de Cras. Ce qui est important pour le personnel également – je le constate quand j’évoque mon père. Le bois est en outre un produit difficile. Pour continuer à bien maîtriser le sujet, il est important de le conserver dans le cercle familial. ”
Frédéric ne regrette en tout cas pas son parcours, aussi compliqué puisse-t-il avoir été. ” Je suis extrêmement reconnaissant à mon père pour tout ce qu’il m’a légué, explique-t-il. Pour la manière dont il combinait leadership et humanité. Il était extrêmement respectueux des gens. Il a été mon vrai professeur et je continue à lui parler, au moins une demi-douzaine de fois par jour. Moins à propos de l’entreprise que de domaines personnels. Comme lui, je suis toujours en train d’expliquer des choses à mes enfants, et de les questionner, mine de rien. Quand j’étais petit et que nous allions à la messe du dimanche, mon père me demandait de quel bois les chaises de l’église étaient faites. Le sujet était extrêmement sérieux. Si je m’étais trompé dans ma réponse, j’avais honte. ”
” Si je devais m’écraser contre un platane demain, je ne pense pas que cela mettrait la société en péril, conclut fièrement Frédéric. Nous avons suffisamment oeuvré à la continuité de l’activité. ” Le comité de direction, où siège son fils aîné, tourne en effet parfaitement. Et aux yeux de son CEO, l’entreprise est suffisamment grande. ” L’étape suivante – celle de la poursuite de l’expansion à l’étranger, par exemple – sera pour mes enfants. ”
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