Les secrets des entreprises centenaires

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Bien plus que pour n’importe quelle autre société, la pérennité est un réel objectif pour les entreprises familiales. Mais atteindre le cap des 100 ans est une véritable gageure dans un monde qui évolue de plus en plus vite. Pour y parvenir, l’entreprise doit devenir vivante et apprenante.

La pérennité d’une entreprise familiale est un parcours semé d’embûches, qu’il s’agisse du passage des générations ou du maintien de sa position concurrentielle. Selon une étude souvent citée de Stratix Consulting Group, l’espérance de vie moyenne des entreprises en Europe et au Japon n’est en effet que de 12,5 ans. Cette moyenne cache des réalités bien différentes. Plus de quatre entreprises sur dix n’atteignent pas l’âge de cinq ans en Belgique suivant les données d’Eurostat. Selon un recensement réalisé au Japon, les entreprises centenaires représentent 1% de toutes les sociétés en activité. Au niveau mondial, quelques entreprises sont même parvenues à passer le cap des 1.000 ans comme la Monnaie de Paris, l’hôtel Nishiyama Onsen Keiunkan au Japon ou le domaine viticole allemand Staffelter Hof.

S’adapter sans cesse

La longévité ne garantit certainement pas la pérennité. Une entreprise doit s’adapter perpétuellement comme l’illustre le cas Kongo Gumi. Cette société de construction japonaise fondée en 578 a longtemps été la plus vieille société du monde avant de tomber en liquidation en 2006.

Peu importe son âge, une entreprise doit évoluer. A ce niveau, le numéro deux mondial du luxe, le groupe français Kering, passe pour un véritable caméléon. A l’origine, les Etablissements Pinault exploitent une scierie et un négoce de bois. Vient ensuite l’ère PPR avec un développement dans la distribution via les reprises notamment de Conforama, du Printemps ou de La Redoute. En 1999, PPR investit dans Gucci et va ensuite revendre toutes ses autres activités, y compris le négoce de bois, pour se concentrer sur le luxe et devenir Kering.

Cet exemple est évidemment extrême et la plupart des compagnies peuvent prospérer longtemps dans un même secteur à la condition de s’adapter. Les entreprises centenaires que nous avons interrogées sont globalement restées fidèles à leur activité historique, mais elles ont revu leur offre de produits et/ou leur clientèle cible.

Quatre secrets

Selon Arie De Geus, auteur de La Pérennité des entreprises – L’expérience des entreprises centenaires au service de celles qui veulent le devenir, les entreprises centenaires partagent quatre caractéristiques communes :

– sensibles à leur environnement global (social, économique, politique, etc.), elles ont les capacités d’apprendre et de s’adapter ;

– elles ont une forte identité et inspirent un fort sentiment d’appartenance ;

– tolérantes, elles sont ouvertes aux expériences et aux idées non conventionnelles ;

– conservatrices sur le plan financier, elles savent préserver leurs ressources et assouplir leur organisation pour favoriser leur évolution.

Pour l’ancien stratégiste de Royal Dutch Shell et conseiller reconnu mondialement, il est ainsi essentiel de ne pas percevoir l’entreprise comme une machine générant des flux financiers, mais comme un être vivant à part entière. Un être vivant qui a sa propre personnalité et qui doit évoluer.

La transmission, passage obligé

Dans le cas d’une entreprise familiale, cette évolution doit perdurer à travers les différentes générations. La transmission est un maillon essentiel de la longévité. Les dirigeants d’entreprise centenaire que nous avons interrogés sont ainsi attentifs à la gouvernance. Ils envisagent notamment de mettre en place de nouvelles mesures afin de perpétuer certaines bonnes pratiques, de transmettre l’ADN de l’entreprise.

Par ailleurs, un passage de génération occasionne aussi souvent une dilution du capital. Pour éviter que cela ne nuise à la capacité de prise de décision et/ou à l’engagement actionnarial, les entreprises ont ainsi connu à un moment de leur existence une forme de concentration du capital, qu’il s’agisse de la création d’une société de contrôle actionnarial, de la sortie de certains membres de la famille ou de la reprise du capital par les associés actifs. Un constat qui est également valable pour les plus grandes entreprises familiales. Les familles des groupes Solvay et d’UCB se sont ainsi réunies au sein de holdings, respectivement Solvac et Financière de Tubize, pour continuer à jouer leur rôle d’actionnaire de référence.

Une espérance de vie de plus en plus courte

Autre constance parmi les dirigeants d’entreprises centenaires qui ont accepté de témoigner : ils envisagent la possibilité voire le risque d’un changement des structures de leur entreprise. Qu’il s’agisse de trouver des capitaux pour financer le développement ou par simple nécessité de l’évolution du marché. L’accélération de l’évolution technologique touche désormais absolument tous les secteurs. Pour certaines activités comme la distribution, la taille est devenue un élément essentiel pour offrir une gamme et des prix compétitifs.

Pour éviter d’en être les victimes, les entreprises familiales doivent s’adapter à un monde qui évolue et se complexifie de plus en plus rapidement.

Ces évolutions réduisent déjà considérablement l’espérance de vie moyenne des entreprises. McKinsey a ainsi réalisé une étude sur la longévité des entreprises du S&P500, un des principaux baromètres boursiers mondiaux. Leur espérance de vie moyenne est passée de 90 ans en 1935 à 14 ans en 2010. Cette tendance va se poursuivre selon le bureau d’études, avec une accélération des disparitions d’entreprises à la suite de rachats, de fusions ou de faillites.

La destruction créatrice de Joseph Schumpeter n’a jamais aussi bien porté son nom. Pour éviter d’en être les victimes, les entreprises familiales doivent s’adapter à un monde qui évolue et se complexifie de plus en plus rapidement.

Des entreprises ” mésanges ”

Pour continuer à jouer un rôle, elles doivent devenir des entreprises apprenantes, selon Arie De Geus. Dans un article pour Harvard Business Review, il avait dressé le parallèle entre les entreprises et les oiseaux. Selon le professeur Allan Wilson, ” une espèce entière peut parvenir à mieux exploiter les possibilités de son environnement. Trois conditions sont nécessaires. Premièrement, les individus de l’espèce doivent être mobiles, se rassembler et évoluer en groupe plutôt que de rester immobiles et isolés. Deuxièmement, certains individus doivent avoir le potentiel d’inventer de nouveaux comportements – de nouvelles compétences. Troisièmement, l’espèce doit avoir un processus établi pour transmettre une compétence de l’individu à toute la communauté, non pas génétiquement, mais par une communication directe “.

Allan Wilson avait tiré ces conclusions de l’abondante documentation sur le comportement de oiseaux. ” Au début du 20e siècle, en Angleterre, le livreur de lait déposait sur le seuil des maisons des bouteilles de lait non fermées. Mésanges et rouges-gorges prirent l’habitude de se nourrir de la crème du lait. Dans les années 1930, l’industrie laitière décida de sceller les bouteilles. Mais dès le début des années 1950, toutes les populations de mésanges avait appris à percer les capsules. Les rouges-gorges, plus territoriaux et solitaires, n’y sont jamais parvenus bien que certains individus eussent découvert la technique. ”

L’entreprise, plus qu’une somme d’individus

Si l’on transpose ce constat au monde de l’entreprise, chaque société doit former un groupe solide d’individus avec ses salariés, ses actionnaires, ses partenaires, voire ses clients et fournisseurs. Ces différentes personnes vont et viennent dans la vie de l’entreprise, mais la communauté est rassemblée par l’identité de l’entreprise, structurée par ses valeurs.

Certains individus doivent être assez curieux et créatifs pour découvrir de nouveaux horizons, innover, développer de nouvelles choses. A court terme, cela peut passer par une perte de moyens, mais leur rôle est crucial pour la longévité de l’entreprise. Ils lui permettent d’expérimenter, de saisir des opportunités ou de surmonter des crises.

Enfin, l’entreprise doit veiller à faciliter les interactions et la transmission des connaissances. Sans ce partage, elle fera comme les rouges-gorges et ne parviendra pas à exploiter l’ensemble de ses capacités. L’organisation sous la forme d’équipes, la mobilité et la formation favorisent ces échanges internes indispensables à l’acquisition de compétences.

Moulan s’est adaptée à sa clientèle

Raphaël Degey
Raphaël Degey© PG

Administrateur délégué de Moulan, Raphael Degey représente la cinquième génération à la tête de l’entreprise verviétoise.

TRENDS-TENDANCES. Votre société a récemment fêté son centenaire.

RAPHAEL DEGEY. La première société dont nous avons retrouvé la trace est SNC Moulan fondée en 1918. Mais le commerce est bien plus ancien, Louis Moulan ayant ouvert une quincaillerie industrielle à Verviers en 1869, à l’époque de la construction du barrage de la Gileppe tout proche.

Comment ont évolué les activités au cours de ces 150 ans ?

On est toujours resté actif dans le négoce et la distribution de tuyauteries, mais nos débouchés ont évolué avec l’économie de la région. L’industrie lainière a longtemps été un client important. Ces dernières décennies, nous nous sommes davantage tournés vers les chauffagistes professionnels. Nous avons aussi toujours suivi l’évolution technologique. La seconde moitié du 20e siècle a ainsi été marquée par l’introduction du PVC et des matières synthétiques. Le 21e siècle est sous le signe de la numérisation et la vente en ligne.

Quel est le secret pour permettre à une entreprise de rester familiale aussi longtemps ?

Ce qui a permis à Moulan de perdurer, c’est avant tout la gestion en bon père de famille de l’entreprise et la bonne entente de manière générale entre les membres de la famille. Ce qui tue souvent les entreprises familiales, ce sont les conflits qui finissent par affecter les activités ou inciter les actionnaires à chercher un repreneur. Pour garder cette bonne entente, on veille à maintenir une communication régulière. Jusqu’à présent, la mentalité générale des acteurs familiaux nous a permis de traverser le temps en nous contentant des rouages classiques (assemblée générale, conseil d’administration). Evidemment, une gouvernance familiale plus développée pourrait parfois faciliter les choses.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Actuellement, nous continuons à investir dans l’évolution de l’entreprise, à nous adapter aux conditions de marché, afin de permettre aux prochaines générations de prendre le relais. Mais le principal danger qui nous guette est la consolidation, accentuée par le développement des ventes en ligne. Dans le métier de la distribution, la taille est importante et il faut pouvoir évoluer, voire anticiper. Actuellement, il est difficile de se projeter à un horizon de 10 ans et de voir quelle place un acteur comme Moulan pourra occuper.

Cosucra: du sucre aux produits santé

Jacques Crahay
Jacques Crahay© PG

Cosucra a été fondée en 1852 par Jules Peeters et Barthélémy Dumortier avec le développement du sucre de betteraves cultivées en Belgique et en France. Jacques Crahay, cinquième génération à la tête de l’entreprise et président de l’Union wallonne des entreprises, a finalisé la reconversion de l’ancienne sucrerie établie en Wallonie picarde.

TRENDS-TENDANCES. Comment Cosucra est-elle passée de la production de sucre aux protéines de pois ?

JACQUES CRAHAY. La société a vécu 150 ans avec un monoproduit, le sucre de betteraves. Cette activité est née avec la révolution industrielle et le blocus continental de Napoléon. Elle a connu des hauts et des bas. Dans les années 1980, l’activité fonctionne très bien grâce notamment à l’organisation du marché dans le cadre de la Politique agricole commune. Le seul moyen de grandir était toutefois de racheter son concurrent. Les actionnaires de Cosucra voulaient rester indépendants et ont recherché de nouveaux débouchés. Ils se sont d’abord intéressés à la racine de chicorée dont ils ont extrait le fructose et ensuite, l’inuline (fibre soluble). A la fin des années 1980, nous nous sommes intéressés aux petits pois et avons développé les procédés de raffinage nous permettant d’en extraire la protéine, l’amidon et les fibres insolubles. Au vu du développement de ces nouvelles activités et de l’évolution du marché du sucre, l’activité sucrière a été reprise par certains actionnaires en 2003.

Pourquoi avoir opté pour ces produits ?

Il y a tout d’abord une logique industrielle. La culture de la chicorée était très présente dans notre région et nous pouvions utiliser en partie les infrastructures de la sucrerie : la réception (pesée…), le nettoyage ou l’extraction. Ensuite, ces marchés se sont révélés assez dynamiques. L’inuline de chicorée est très demandée par les industriels qui cherchent à remplacer le sucre par un produit qui garde la texture des aliments, mais sans valeur calorique. Ce marché est désormais mature. La demande de protéine isolée de petits pois, la plus raffinée possible, connaît par contre une nette accélération ces dernières années. Elle permet d’enrichir les aliments en protéine végétale, une tendance forte dans l’industrie alimentaire.

Comment êtes-vous parvenus à garder l’entreprise dans le giron familial pendant 168 ans ?

Contrairement à d’autres grandes familles, il y a eu plus de concentration d’actionnaires à travers le temps. L’activité sucrière a été reprise par certains, d’autres ont quitté l’entreprise. Cela explique la taille relativement modeste de la société pour une entreprise de cet âge. Mais le bon côté est qu’on ne compte toujours qu’une cinquantaine d’actionnaires, ce qui est plus facile à gérer dans une perspective familiale. Pendant une longue partie du 20e siècle, Cosucra était dirigée par le pater familias, à la fois chef d’entreprise et de famille. Depuis le milieu des années 2000, le conseil d’administration est devenu mixte avec moitié d’administrateurs familiaux et moitié d’administrateurs indépendants. Une structure nouvelle a également été créée pour les actionnaires, désormais regroupés au sein d’une S.A. propre qui ne s’occupe que du métier d’actionnaire. Cela permet notamment de gérer les actionnaires qui veulent rentrer ou sortir. Les organes de gouvernance sont plus spécialisés, répondant à la complexification et à l’internationalisation des activités. Les intérêts de l’entreprise et de la famille sont séparés. Mais l’affect familial pour l’entreprise est toujours bien présent.

Quel avenir pour Cosucra ?

Nous continuons d’investir pour répondre à la demande, mais nous arrivons au bout de nos capacités financières. Evidemment, notre objectif est de permettre à la sixième génération, dont trois représentants sont déjà actifs dans l’entreprise, de reprendre les rênes. Mais on ne peut ignorer l’évolution de notre marché. Il s’agit d’un débat quasi permanent parmi les actionnaires et au sein du conseil d’administration.

Dubuisson : innover dans la tradition

Hugues Dubuisson
Hugues Dubuisson© PG

La brasserie Dubuisson a été créée en 1769, soit 62 ans avant l’indépendance de la Belgique. Elle a connu quantité d’événements, mais est parvenue chaque fois à se relever grâce à l’entêtement et la vision stratégique de ses dirigeants successifs, comme nous l’explique Hugues Dubuisson, huitième génération à la tête de l’entreprise.

TRENDS-TENDANCES. A l’heure où le monde tourne de plus en plus vite, une brasserie familiale qui prospère pendant 250 ans, cela semble quasiment anachronique ?

HUGUES DUBUISSON. La brasserie a connu quantité d’événements qui auraient pu précipiter l’arrêt des activités. Qu’il s’agisse des guerres, de l’occupation napoléonienne ou allemande, des destructions, de la réquisition des cuivres. Au niveau économique, l’arrivée de la pils dans les années 1920 fut un véritable cataclysme. Cette bière de fermentation basse, venue de Tchéquie, a séduit les consommateurs et les grandes brasseries se sont rapidement accaparé cette technique. Pas moins de 3.000 brasseries familiales ont disparu en Belgique en l’espace d’une génération. Dubuisson a réussi à survivre grâce avant tout aux hommes et aux femmes de caractère qui étaient à sa tête. D’une part, ils ont su faire face aux événements les plus tragiques comme la perte d’un mari ou le retour d’un frère handicapé de la guerre. D’autre part, ils ont pu adapter la brasserie à temps. Ayant vu venir le succès de la pils, mon grand-père avait ainsi scellé un accord de distribution pour la Stella dans la région. Il a ensuite imaginé une bière qui alliait les goûts belges et anglais, ce qui a donné naissance à la Bush Beer qui a pu s’installer dans une niche de marché. Reconnue internationalement, la Bush Beer a fini par supplanter nos autres bières (saison, table). J’ai poursuivi ce développement en lançant la Bush de Noël au début des années 1990 et la Cuvée des Trolls en 2000.

Cela reste une gageure de garder une entreprise dans le giron familial aussi longtemps ?

Pour un produit comme la bière, la passion est déterminante. Nous avons toujours gardé l’ensemble de la production en interne sans céder à la facilité de la sous-traitance qui aurait pu nuire à la qualité de produits ou menacer son indépendance. Chaque génération a géré l’entreprise pour la transmettre à la suivante en pensant à long terme. Nous avons aussi su garder l’actionnariat assez regroupé. Quand j’ai repris les commandes de la brasserie, j’ai racheté l’ensemble du capital avec mon cousin. Un choix que nous n’avons sûrement pas regretté. Par la suite, 15 ans plus tard, j’ai racheté les parts à mon cousin. Un capital plus concentré est bien plus efficace, que cela soit dans la prise de décisions ou la gestion de l’affect. Désormais, je suis à mon tour dans une phase de transition et mes enfants viennent de rejoindre la brasserie, la neuvième génération et j’espère pas la dernière…

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