Les activités durables sont plus onéreuses, un handicap pour les entreprises familiales

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Les caractéristiques de certaines entreprises les poussent parfois presque intuitivement vers l’entrepreneuriat durable. Mais il n’en résulte pas toujours une vision claire et une approche ciblée. Comment une entreprise familiale peut-elle dépasser les bonnes intentions ? Car la durabilité rend les produits plus chers. Ce qui est sans conteste un handicap concurrentiel.

Depuis quelques années, les entreprises optent pour des processus d’amélioration qu’elles classent sous l’appellation d’entrepreneuriat durable ou socialement responsable (ESR) : bonnes conditions de travail, sobriété énergétique, optimisation de transport, meilleure efficacité dans la gestion des matières premières, réduction de l’empreinte écologique, etc.

La liste est longue et peut laisser penser que durabilité et ERS ne sont que des concepts bateau. Mais à la différence des actions philanthropiques par exemple, il s’agit d’interventions que les entreprises intègrent réellement dans la conduite de leurs affaires afin d’améliorer leurs résultats. La durabilité a gagné en importance tant dans les entreprises familiales que dans les entreprises non familiales. Les spécialistes voient cependant plusieurs explications dans cette tendance des entreprises familiales à “durabiliser” naturellement leurs activités. “Les entreprises familiales ont tout en main pour embrasser efficacement les principes de durabilité, reconnaît Vincent Molly, professeur en entrepreneuriat et entreprises familiales à la KU Leuven et à l’Antwerp Management School. Le fait qu’elles développent une vision à long terme est bien utile, mais la réputation joue également un rôle non négligeable. Elles ont un ancrage local, le nom de l’entreprise est souvent celui de la famille et dans ce cas, on y réfléchit à deux fois. Par ailleurs, les valeurs sont très importantes pour de nombreuses entreprises familiales. Elles les cultivent souvent depuis plusieurs générations. Si celles-ci correspondent à des interventions durables, elles franchissent presque automatiquement le pas.”

Ce sont souvent les valeurs des entreprises familiales, elles-mêmes, qui dictent leurs relations avec leurs membres du personnel, leurs clients et, d’une manière générale, l’environnement dans lequel elles sont actives. “Cela permet généralement aux entreprises familiales de susciter une bonne adhésion pour des mesures liées à la durabilité”, affirme Vincent Molly. Dans de la pratique, on recense cependant beaucoup d’entreprises familiales qui en font beaucoup et d’autres qui ne se sentent aucune affinité pour l’entrepreneuriat socialement responsable. Parfois par opposition pure et dure, mais tout aussi souvent parce que la voie qui y mène est floue. Comment aller au-delà des intentions ?

1. Eviter la superficialité

Ne considérez jamais les projets de durabilité isolément, car vous en resterez alors à des initiatives indépendantes sans stratégie ou sans vision mûrement réfléchie. “Des panneaux solaires sur le toit ne font pas de vous une entreprise durable, prévient Vincent Molly. L’intervention doit être visible dans toute l’organisation, sans quoi les clients ne s’en apercevront pas.”

Faut-il formaliser les projets de durabilité ? Pas uniquement via un rapport annuel, mais aussi par un ancrage à long terme dans la charte familiale ? “Chez JBC, la durabilité part d’une de nos valeurs clés : le respect. Celle-ci figure dans notre charte familiale, indique Ann Claes, copropriétaire de JBC. La durabilité n’est certes pas explicitement mentionnée dans la charte. Nous ne l’avons pas précisée, mais nous étudions avec la génération suivante comment faire évoluer la charte. Les membres de cette génération ont aujourd’hui entre 18 et 26 ans. Ils attachent la même importance au respect, et il est très possible que nous approfondissions cette valeur dans le sens de la durabilité dans la charte suivante.”

2. Choisissez vos combats

Les entreprises familiales qui se veulent vraiment durables et ne s’arrêtent pas à des intentions superficielles en arrivent automatiquement à la question de savoir ce qui est prioritaire. C’est en effet une illusion de penser que vous pouvez placer en une seule fois tous les aspects de la durabilité à l’ordre du jour. Souvent, l’exercice échoue alors avant même de commencer, par incapacité de choisir. “Il vaut mieux faire quelque chose que de ne rien faire, conseille Ann Claes. La durabilité est une priorité sociale absolue. Les petites entreprises ne doivent pas se laisser effrayer. Ce n’est pas parce que vous êtes petits que vous ne pouvez pas faire la différence. Même si vous ne franchissez pas toutes les étapes, chaque étape franchie est une amélioration. Vous pouvez par exemple commencer par ce qui est le plus évident, et intensifier progressivement vos efforts.”

3. Donnez un rôle à la nouvelle génération

L’arrivée d’une nouvelle génération au sein de l’entreprise familiale peut stimuler l’intérêt que cette dernière va porter à la durabilité. Les nouveaux venus ont développé de nouvelles idées ou ont appris auprès d’autres entreprises comment mettre en pratique ces actions avec succès. “La nouvelle génération est très sensible à la durabilité, remarque Vincent Molly. Mais ne considérez pas ces principes comme allant de soi. Il faut l’intégrer et la développer dans l’entreprise de la manière adéquate.”

4. Pensez à la création de valeur actionnariale (et soyez patient)

Dans le meilleur scénario, la durabilité n’en reste pas au stade tactique – l’exécution de quelques actions d’amélioration – mais devient la véritable stratégie. Cette étape est franchie quand les interventions ont également un impact sur le modèle d’affaires de l’entreprise familiale. La durabilité devient alors une activité qui ne sert pas uniquement la société, mais génère également davantage de revenus pour la famille. Cela peut se faire dans l’entreprise ou via une nouvelle entreprise, comme la famille Pierre (lire l’encadré “La durabilité en modèle d’affaires chez Nnof”) qui a élargi ses activités de déménagement à la fourniture de matériel de bureau durable et de consultance.

Selon Christophe de Ville, partner chez BDO Advisory Organisation & Performance Management, c’est aussi un processus qui impose de savoir se relever après des échecs inévitables. “Il faut accepter d’échouer si l’on veut réussir, explique-t-il. Intégrer la durabilité signifie souvent remettre en question ses attentes sur la rentabilisation des investissements. Et ce n’est pas toujours conforme aux attentes des actionnaires.” Il est dès lors très difficile d’établir si un modèle d’affaires durable est un succès à court terme. “Les cycles de vie des produits et services sont de plus en plus courts, ajoute Christophe de Ville. Les entreprises doivent donc rechercher en permanence un modèle d’affaires plus durable sans garantie de succès à court et moyen terme.”

Wouter Temmerman

Le prix du lait durable d’Inex

Catherine Pycke (Inex Group) : Un prix du lait durable signifie que le consommateur devra payer un peu plus cher son litre de lait.
Catherine Pycke (Inex Group) : Un prix du lait durable signifie que le consommateur devra payer un peu plus cher son litre de lait.© KAREL DUERINCKX

Depuis des années, l’entreprise familiale est-flandrienne Inex transforme environ 220 millions de litres de lait cru par an en différents produits laitiers : lait, yaourt, fromage blanc, desserts, crème fraîche, beurre, lait battu et boissons aromatisées. Un regard sur les rapports que l’entreprise publie nous apprend qu’elle recherche la durabilité dans de nombreux domaines : réduction de la consommation de carburant lors de l’enlèvement du lait et le transport vers les clients finaux, développement de la sécurité dans l’environnement de production, motivation de travailleurs, recyclage, réduction de la production de déchets et de la consommation d’énergie.

Ou encore : suivi de la durabilité chez les éleveurs laitiers. Le lait d’Inex provient de 450 à 500 éleveurs disséminés dans un rayon de 120 kilomètres autour de l’usine Inex à Bavegem. Vu le lien historique qu’elle entretient avec les éleveurs laitiers, la relation avec ses fournisseurs revêt une importance capitale pour la famille Pycke. “Nos éleveurs laitiers nous sont précieux, insiste Catherine Pycke, CEO d’Inex Group. La plupart d’entre eux nous livrent du lait depuis plusieurs générations. Nous voulons entretenir cette relation par une communication de qualité et régulière, afin que nous sachions ce qui se passe au sein de leur unité de production. Le monde qui nous entoure évolue rapidement, il est important que nous fassions les bons choix.”

Une gestion durable des fournisseurs ne se limite pas à une bonne communication dans le secteur des produits laitiers. Pour Inex, durabilité signifie également investir dans un prix du lait durable. “Nous voulons un prix du lait durable, indique Catherine Pycke. Nous entendons par-là un prix soutenable pour l’éleveur de vaches laitières, qui lui permette d’investir et de planifier à long terme. Simultanément, le prix doit également être durable pour l’entreprise qui produit des produits laitiers et le détaillant. Cela signifie en fin de compte que le consommateur paiera un peu plus cher son litre de lait. Nous sommes convaincus que c’est possible. Il n’est pas sain que pour le consommateur, le litre de lait soit moins cher que le litre d’eau.”

Les vêtements propres de JBC

Ann Claes (JBC) : Qu'est-ce que produire de manière durable ? Pas de travail d'enfants, un salaire viable, de bonnes conditions de travail, de la sécurité.
Ann Claes (JBC) : Qu’est-ce que produire de manière durable ? Pas de travail d’enfants, un salaire viable, de bonnes conditions de travail, de la sécurité.© REPORTERS

Fabriquer et vendre des vêtements durables est un défi complexe. Le processus de production est généralement étalé sur de nombreuses régions et il n’est pas aisé de contrôler les conditions de travail. L’aspect éthique est donc très présent dans la stratégie de durabilité du détaillant de vêtements familial JBC. Amélioration des conditions de travail chez les fournisseurs, participation à l’Accord sur la sécurité incendie et la sécurité des bâtiments au Bangladesh, projets sociaux et adhésion à la Fair Wear Foundation vont de pair avec des investissements dans des vêtements respectueux de l’environnement, une grande attention pour le bien-être animal et plusieurs interventions destinées à limiter l’empreinte écologique. “Notre attention pour des relations durables avec nos fournisseurs remonte à la génération précédente”, se rappelle Ann Claes. Avec son frère Bart, elle a pris la succession de son père Jean-Baptiste Claes en 2004. “Nous produisons en Extrême-Orient et nous le faisons dans le respect – une valeur familiale. En d’autres termes : pas de travail d’enfants, un salaire viable, de bonnes conditions de travail, de la sécurité.”

L’entreprise soeur Mayerline a été le premier distributeur belge de vêtements à devenir officiellement membre de la Fair Wear Foundation. JBC a suivi en 2015. Fair Wear contrôle les sites de production et accompagne les producteurs de prêt-à-porter dans leur évolution à opter pour des vêtements plus propres. “Dans la famille, nous accordons toujours dans une grande importance à des conditions de travail sûres et correctes, indique Ann Claes. Nous investissons dans le contrôle et une amélioration constante des conditions de travail dans nos usines textiles et nous communiquons de manière très transparente à ce sujet. Nous avons ainsi ouvert un bureau en Chine et récemment au Bangladesh afin de pouvoir suivre la situation en continu dans ces usines. En outre, nous avons lancé cette année notre Transparency Tool pour I AM, notre marque 100 % durable. Le consommateur voit en un coup d’oeil dans quelle usine le vêtement a été produit.”

En tant que pionnière, JBC ressent-elle un handicap face aux concurrents qui consacrent moins d’attention à une production durable ? “Produire durablement implique que vous ne pouvez plus produire à un prix plancher, reconnaît Ann Claes. C’est sans conteste un handicap concurrentiel. Mais j’ai pleine confiance dans les consommateurs. Je suis persuadée qu’ils trouvent important d’acheter un article dont ils savent que les collaborateurs du fabricant sont traités correctement.”

La durabilité en modèle d’affaires chez Nnof

Christophe Pierre et Anne Lenaerts (NNOF) : Nous allons désormais plus loin que les meubles.
Christophe Pierre et Anne Lenaerts (NNOF) : Nous allons désormais plus loin que les meubles.© Wiegandt

Nnof est une spin-off de l’entreprise déménagement de bureau Your Mover-Vandergoten. Il y a 10 ans, l’impact environnemental des activités de déménagement a été analysé. “Nous avons alors appris qu’il était possible de donner une deuxième vie à du mobilier de bureau. C’est ainsi qu’est né Nnof”, explique Anne Lenaerts, directrice des ventes et du marketing. Aujourd’hui, des entreprises font appel à Nnof pour un réaménager de manière durable leurs bureaux. “Nous allons désormais plus loin que les meubles : nous avons entre-temps évolué vers une consultance totale. Nnof s’empare du dossier bien avant que l’entreprise emménage effectivement dans ses nouveaux locaux. Pendant l’exécution, nous faisons appel à notre entreprise soeur Your Mover Logistics pour l’installation et le transport.”

Nnof est aujourd’hui parfaitement rentable, mais lorsque les frères Christophe et Didier Pierre ont imaginé le concept, ils l’ont surtout fait par conviction. “Christophe et Didier Pierre voulaient accroître leur impact social via leur service, précise Anne Lenaerts. C’était l’objectif. On n’avait pas encore étudié à l’époque si ce serait rentable. Nnof n’est devenue une entreprise distincte qu’après un an d’activités. Aujourd’hui, c’est le porte-drapeau de notre groupe.”

La vision et la patience qu’apportent les actionnaires familiaux n’y sont pas étrangères. “Nous avons pu développer un modèle économique distinct grâce à l’actionnariat familial, poursuit la directrice des ventes et du marketing. C’est très clairement le fruit de la vision et de la conviction de la famille. A l’époque, Didier Pierre ne s’occupait pas de la gestion quotidienne, ce qui lui a permis d’élaborer une stratégie à long terme pour Nnof. Nous avons ainsi pu déployer tranquillement une nouvelle activité durable.”

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