La difficile position d’Yves Rocher dans l’affaire Navalny

© DR

Avec ses cosmétiques naturels et accessibles, Yves Rocher s’était imposé comme un modèle de réussite française dans la Russie post-soviétique. Son nom est désormais aussi associé à l’affaire qui a valu condamnation à l’opposant numéro un au régime de Vladimir Poutine.

Victime dans une affaire dont les implications la dépasse? Manipulée par les autorités? Soucieuse de plaire aux au pouvoir dans un marché clé? Après s’être refusée à tout commentaire, la société a assuré dans la journée avoir “agi dans le respect des usages et procédures en vigueur”. “Yves Rocher est une marque dont l’éthique et l’indépendance ne sauraient être remises en question”, a poursuivi l’entreprise familiale née dans un village breton à la fin des années 1950, critiquée et appelée à clarifier sa position après la décision d’un tribunal de Moscou.

Alexeï Navalny, qui s’est fait un nom en dénonçant sur son blog la corruption à la tête des entreprises publiques, et son petit frère Oleg, ont été reconnus coupables d’escroquerie mardi, au détriment d’Yves Rocher Vostok, filiale du groupe français. Le préjudice est évalué par les enquêteurs russes à 27 millions de roubles (près de 400.000 euros). Les partisans de M. Navalny, particulièrement actifs sur les réseaux sociaux, se déchaînent depuis sur la page Facebook de la marque: “Brûlez en enfer”, “monstres”, “que votre entrepôt brûle”, voire en français: “Je vous souhaite de faire faillite le plus vite possible”.

Dans cette affaire, la société marche sur des oeufs. Elle jure ne pas être à l’origine de la procédure et n’avoir déposé plainte que pour défendre ses intérêts et avoir accès au dossier lorsque les enquêteurs russes ont commencé à s’interroger en 2012 sur le contrat la liant à la société de transport des frères Navalny, Glavpodpiska, soupçonnée de surfacturation.

Après enquête, elle a aussi fait savoir que les tarifs pratiqués étaient bien compétitifs et qu’elle n’avait donc pas subi de préjudice. Mais elle “s’interroge”, selon un porte-parole début décembre, sur certains témoignages qui indiquent que la Poste russe (où Oleg Navalny disposait de responsabilités) aurait pu augmenter ses capacités localement, permettant à l’entreprise de se passer de prestataire privé.

L’enjeu est considérable pour Yves Rocher. La Russie représente son deuxième marché après la France et sa filiale en Europe de l’Est compte pour 15% de son chiffre d’affaires (plus de deux milliards d’euros). Elle figure parmi les premières marques à s’être implantée en Russie après la chute de l’URSS, ouvrant sa première boutique sur la principale rue de la capitale russe, Tvserskaïa, en 1991. Alliant l’attrait des produits de beauté “made in France” et des prix accessibles en une période difficile économiquement, elle se développe rapidement, y compris en province et revendique aujourd’hui 300 boutiques et plus de quatre millions de clients.

Dès début 2013, l’entreprise s’est vue ciblée par des appels au boycott très virulents lancés par des militants de l’opposition russe via des groupes sur les réseaux sociaux. “Ne pensez-vous pas prêter la main à une entreprise de déstabilisation d’un opposant notoire? ” interpellait alors Alexis Prokopiev, président de l’association française Russie-Libertés, dans une lettre ouverte publiée par le site français d’investigations Mediapart.

Après ces appels, le patron d’Yves Rocher Vostok, Bruno Leproux, qui avait signé la plainte, a discrètement quitté l’entreprise, selon la société pour “des raisons personnelles, ayant décidé de continuer sa carrière en Russie”.

Passé chez un concurrent local, ce diplômé de Saint-Cyr, qui fait des affaires en Russie depuis plus de 15 ans, a assuré au site Russie Ouverte que son contrat n’avait pas été prolongé. Il s’est dit victime d'”abus de confiance” (la justice russe parle d’escroquerie) et avoir fait l’objet de menaces des frères Navalny.

Le traducteur réputé de littérature russe André Markowicz a dénoncé mardi sur Facebook un “piège (…) organisé par Poutine avec l’accord, actif ou du moins passif, d’une entreprise dont les intérêts stratégiques impliquent de favoriser l’instauration ou la consolidation de pouvoirs qui jugulent toute opposition, politique et sociale.”

Partner Content