Comment la Brasserie Saint-Feuillien tente de se réinventer

Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

Aux mains de la famille Friart depuis 1873, la Brasserie Saint-Feuillien située à Le Roeulx (Hainaut), nourrit pas mal de projets. Confrontée à la concurrence exacerbée des micro-brasseries et à la baisse de la consommation domestique, elle a accueilli l’an dernier, pour la première fois de son histoire, un directeur général externe. Objectif: se réinventer tout en préservant son caractère.

Lorsqu’elle passe à proximité de cafés, Dominique Friart ne peut s’empêcher de regarder les verres qui trônent sur les tables. ” C’est un réflexe depuis toujours “, sourit la patronne de la brasserie familiale Saint-Feuillien, représentante de la quatrième génération. Et son constat, ces derniers temps, est identique : ” Il n’y a quasiment jamais deux fois la même boisson sur une même table “.

L’anecdote pourrait glisser si elle n’angoissait pas celle qui est entrée dans l’entreprise il y a 30 ans déjà, et qui a donc vu le secteur grandement évoluer. ” Les consommateurs sont de moins en moins fidèles à une seule marque “, relève la responsable. Il faut dire que nous sommes passés chez nous de 60 à presque 300 ( ! ) brasseries en très peu de temps. ” Ce phénomène des micro-brasseries, c’est too much, dit-elle. Certaines produisent ailleurs et ne s’en cachent pas, d’autres s’alimentent auprès de grandes brasseries qui ne font que produire pour de plus petites structures. Mais dans les grandes surfaces, la taille du rayon n’a pas augmenté. ” En plus de cette concurrence exacerbée, la brasserie du Roeulx doit composer avec la baisse inexorable de la consommation domestique. ” On est aujourd’hui à 70 l par habitant et par an, explique Dominique Friart. Quand on sait qu’on vient de 120 l… C’est bien simple : la consommation de bière recule de 1 à 2 points chaque année. Les consommateurs boivent moins d’alcool en général, ou se tournent davantage vers des vins et spiritueux. ” Ce n’est donc pas un hasard si la brasserie vient d’annoncer le lancement, dès septembre et en édtion très limitée (8.000 bouteilles), d’un whisky conçu à partir de sa Saint-Feuillien Triple. Son nom? Le Triple Distilled Malt. Faut-il y voir le début d’une diversification? “C’est un one shot”, assure Dominique Friart. Mais qui sait….

Enfin, un phénomène interpelle de plus en plus la patronne : le binge drinking. Soit cette tendance – plutôt constatée chez les jeunes – à consommer beaucoup d’alcool sur un court laps de temps et au cours d’une seule occasion. ” Nos bières sont au contraire des bières de dégustation, insiste notre interlocutrice. Elles ne sont pas destinées à une consommation rapide. ”

Dominique Friart, CEO de la Brasserie Saint-Feuillien
Dominique Friart, CEO de la Brasserie Saint-Feuillien© BEN VINKEN

60 à 65% du chiffre d’affaires à l’exportation

Face à ces différents défis, l’entreprise a décidé de prendre le taureau par les cornes. Dominique Friart débauchait l’an dernier le directeur de la brasserie trappiste de Chimay, Edwin Dedoncker. Ayant travaillé précédemment aux services ventes et marketing d’Unilever et Sara Lee, l’homme a rejoint la Brasserie Saint-Feuillien pour en devenir directeur général. Sa mission ? Pousser la marque en Flandre et à l’exportation.

” Son arrivée doit permettre de consolider, en la pérennisant, la structure familiale et indépendante de notre société, explique l’administratrice déléguée. Il apporte un regard externe très intéressant. Nous, nous sommes le nez dans le guidon. Nous n’avons plus de vision ‘hélicoptère’. Le risque était de nous enfermer et de ne plus être suffisamment créatifs. ” Au sein du ” couple “, les tâches ont été plus ou moins réparties, même si les responsabilités restent transversales. Dominique Friart s’occupe davantage des produits et des finances de l’entreprise alors qu’Edwin Dedoncker prend en charge tout le côté marketing et commercial.

Comme on l’a dit, c’est lui qui devra notamment renforcer la présence des bières familiales à l’étranger. ” Les chiffres d’exportation du secteur explosent, souligne Dominique Friart. En 2017, 70% de la production totale de bière en Belgique étaient exportés, soit environ 15,8 millions d’hectolitres. ” A ce jour, la brasserie du Roeulx exporte presque la moitié de ses volumes, essentiellement dans les pays limitrophes. La France est son premier marché à l’exportation (61%). Suivent les Pays-Bas (12%), la Russie (6%), l’Italie (4%), le Japon (3%), le Danemark, la Chine et les Etats-Unis (2% chacun). ” Nous souhaitons renforcer notre présence dans ces marchés et plus si affinités, sourit la responsable. En Chine, nous devons faire beaucoup plus. Aux Etats-Unis, nous avons subi un retour de manivelle suite à l’explosion du nombre de brasseries. Nos ventes ont clairement baissé sur place, il s’agit à présent de rattraper notre retard. Le tout est de trouver un bon importateur. Le Japon reste un pays où il y a moyen de faire des choses, la Russie est un tout gros marché, l’Espagne nous intéresse aussi. Je n’exclus pas d’exporter 60 à 65% de notre production d’ici deux à trois ans. Maintenant, je ne dis pas qu’il faille aller au-delà. Il s’agit de marchés difficiles et volatils, que nous ne connaissons pas bien. Nous ne voulons pas que la brasserie ne fasse plus qu’exporter. ”

Comment la Brasserie Saint-Feuillien tente de se réinventer

Pour se mettre à niveau, l’entreprise a dû consentir pas mal d’investissements. ” Une brasserie, c’est un puits sans fond “, lâche la patronne. Entre 2005 et 2018, ce sont pas moins de 15,7 millions d’euros qui ont été dépensés, dont 52% sur fonds propres. Parmi les plus gros investissements, on pointera notamment la construction, en 2013, d’une toute nouvelle salle de brassage. Grâce à ces nouvelles installations, la brasserie semble parée pour l’avenir. Elle peut facilement atteindre les 180.000 hectolitres, elle qui en produit aujourd’hui 52.000.

Quand la Grisette vire bio et ” sans gluten ”

Outre l’attention portée à l’exportation, la brasserie familiale est aussi en train de revoir certains de ses produits pour les marketer de manière plus ciblée. En 2014, l’entreprise a commencé à faire passer sa gamme de Grisette en gluten free et bio. Après ses traditionnelles Blonde et Blanche, elle sort aujourd’hui une Triple bio et sans gluten. ” J’ai été décontenancée quand je l’ai goûtée pour la première fois, avoue Dominique Friart. Je m’attendais à quelque chose de plus riche, plus plein. Pour les personnes de ma génération, c’est étonnant. Cela ne correspondait pas à l’idée que je me faisais d’une Triple, par comparaison avec la Triple Saint-Feuillien. ” Cela tombe bien ! Avec sa nouvelle Grisette bio sans gluten, la brasserie veut attirer un public plus jeune. ” Nous voulions montrer que nous pouvions faire autre chose, confirme la responsable. Quelque chose de plus accessible en termes de concept. Nous ne devons surtout pas vieillir avec nos consommateurs. Avec la Grisette, nous souhaitons faire venir les jeunes à la bière Saint-Feuillien. ”

Comment la Brasserie Saint-Feuillien tente de se réinventer

L’an dernier, la gamme représentait presqu’un tiers de la croissance totale de la brasserie. La famille n’a-t-elle pas craint de perdre une partie de ses consommateurs en raison du léger changement de goût qu’a impliqué le passage au bio ? ” Avant, la distribution de la Grisette était assez confidentielle, répond Dominique Friart. Son passage en bio et sans gluten nous a permis d’augmenter les ventes. Il est beaucoup plus simple d’aller trouver un distributeur avec ce genre de produit. ”

Ce changement a toutefois nécessité pas mal de démarches. C’est bien simple : il a fallu changer tous les ingrédients. ” Nous avons dû trouver un même type de malt et de houblon, mais certifiés bios, explique notre interlocutrice. Nous nous sommes tournés vers du malt français. Normalement, pour chaque ingrédient, il est possible de trouver une version traditionnelle et bio. Nous avons tenté de nous rapprocher du goût initial, même si cela n’est pas tout à fait possible. ” Quid du prix de vente final, le bio étant évidemment plus cher ? ” Nous avons légèrement augmenté nos prix, explique Dominique Friart. Mais en ce qui concerne les Grisette Blonde et Blanche, nous restons tout de même en dessous de la norme. ”

Du marketing, encore du marketing

Pour faire connaître ces innovations, l’entreprise familiale est bien consciente de la nécessité d’investir dans le marketing. ” Nous investissons beaucoup sur ce plan, affirme la gérante. Nous venons par exemple de réaliser, pour la première fois, une campagne radio nationale pour notre bière Grand Cru. Nous n’avons pas les outils nécessaires pour mesurer son impact, mais il se fait que les ventes ont augmenté le mois dernier. ” La marque a également compris l’importance des réseaux sociaux. Elle est activement présente sur Instagram et Facebook, et elle possède aussi un compte Twitter, qui n’est toutefois plus alimenté depuis… 2016.

Pour booster ses produits, la brasserie a aménagé un espace de dégustation dans ses locaux. Elle organise régulièrement des visites guidées, histoire d’exposer son savoir-faire. L’entreprise sensibilise par ailleurs ses clients restaurateurs en proposant des seaux à glace et des verres gourmands. Dans les grandes surfaces, des dégustations sont organisées. C’est que l’enjeu est de taille : il s’agit de continuer encore et encore à émerger dans un paysage toujours plus concurrentiel. Dominique Friart se veut toutefois confiante. ” Il est vrai que les consommateurs ont de plus en plus de choix et qu’ils recherchent de la nouveauté, mais après avoir goûté d’autres bières, ils reviennent à la Saint-Feuillien parce qu’ils la connaissent bien ! ”

La cinquième génération dans les starting-blocks

La Brasserie Saint-Feuillien, située non loin de La Louvière, est une entreprise 100% familiale fondée en 1873. Détenue à 50/50 par Dominique Friart (63 ans) et son frère Benoît, par ailleurs bourgmestre (MR) de la ville et député fédéral, elle fabrique une large gamme de bières parmi lesquelles la bière de l’Abbaye Saint-Feuillien, la Saison et la Grisette. Sont actifs dans l’entreprise : Dominique Friart (administratrice déléguée) et l’une de ses nièces qui a repris le pôle production et qui, en tant que digne représentante de la cinquième génération, devrait reprendre les rênes. Elles ont été rejointes en septembre dernier par Edwin Dedoncker (ex-Chimay) qui a pris la fonction de directeur général. Le conseil d’administration, lui, se compose de 10 membres : cinq administrateurs indépendants et cinq administrateurs familiaux (Benoît Friart, le président, ainsi que Dominique Friart et trois nièces de cette dernière).

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