Cinoco-Le Palais du vin: trois siècles de fidélité
L’histoire de Cinoco débute à Schiedam aux Pays-Bas en 1691 par la création d’une distillerie. Trois cent vingt-sept ans plus tard, la distillerie existe toujours et Cinoco est devenu un acteur majeur de la distribution de vins et spiritueux en Belgique. A sa tête, Gilles Nolet de Brauwere, représentant de la 10e génération de la famille.
Au 17e siècle, avec l’avènement des Provinces-Unies, beaucoup d’élites quittent les Pays-Bas du Sud où se trouvait le futur territoire de la Belgique. Originaire de Bruges, Jan Lucasse Nolet part alors s’installer à Schiedam où, en 1691, il décroche un brevet de distillateur. La distillerie Nolet, spécialisée dans le genièvre, était née. Trois cent vingt-sept ans plus tard, elle fonctionne toujours et a ajouté gin et vodka à son genièvre mondialement connu. Pendant cinq générations, la distillerie va se transmettre de père en fils. Avant que la famille ne se dédouble au 19e siècle.
“Fils cadet, Jean-Charles-Hubert Nolet est parti étudier à Tournai en 1825, raconte Gilles Nolet de Brauwere. A la révolution belge, ses parents l’ont rapatrié aux Pays-Bas mais il est vite revenu en Belgique pour poursuivre ses études à Gand et à Louvain. Il a épousé la fille d’un distillateur avant de s’installer à Vilvorde. C’était un homme de lettres reconnu, ami personnel d’Hendrik Conscience et de Jean Baptiste David, les chefs de file du mouvement culturel flamand. Mon aïeul fut membre de l’Académie royale de Belgique mais aussi de la section flamande de la Société des gens de lettre. Parallèlement à ses activités littéraires, il a lancé une activité d’importation de vins et spiritueux.
A commencer par ceux de son frère. Charles, son fils, a poursuivi l’entreprise et a étendu fortement le catalogue de vins. Nous avons retrouvé, dans un grenier, des archives de l’époque, notamment des commandes et un fichier clients de 1890. Il a pignon sur rue, les affaires marchent plutôt bien mais des sociétés comme la sienne sont nombreuses à l’époque.”
Carl-Ivan Nolet & Co
Les deux guerres mondiales constituent un coup d’arrêt au développement de l’activité. Car, à chaque fois, la famille Nolet de Brauwere refuse de collaborer avec l’occupant, pillages à la clé. Fils de Charles, Carl-Ivan Nolet de Brauwere relance l’activité après la Seconde Guerre mondiale. Comme le port d’Anvers n’a pas été détruit, la Belgique se remet vite à flot. La société quitte Vilvorde pour s’installer à l’Allée verte à Bruxelles. Elle prend alors le nom de Cinoco pour Carl-Ivan Nolet & Co. C’est le début des années fastes pour la distribution de vins et de spiritueux en Belgique.
“Entre la fin des années 1950 et la fin des années 1980, on estime que la consommation de vin par habitant est passée de 11 à 25 l, poursuit Gilles Nolet. Le marché explose littéralement. De telles croissances permanentes, on en rêve aujourd’hui. Mon père, Hugues, laisse de côté une carrière juridique prometteuse pour rejoindre son père car, évidemment, il croit en l’entreprise. Il s’est endetté toute sa vie pour la financer. A partir des années 1990, il faut commencer à se poser la question de la croissance. Pour trois raisons. D’une part, les multinationales telles que Diageo, Bacardi, etc. arrivent sur le marché. Des agences disparaissent, des multinationales rachètent des importateurs belges et nous perdons des marques comme, par exemple, Cutty Sark. D’autre part, la grande distribution commence son offensive sur le vin. Aujourd’hui, elle détient deux tiers du marché. Enfin, l’euro provoque l’ouverture des marchés.”
Pour financer l’expansion de Cinoco, Hugues Nolet de Brauwere s’est donc endetté mais a aussi ouvert le capital de l’entreprise à des étrangers. En l’occurrence des fournisseurs comme Marie Brizard ou Bollinger mais aussi la brasserie Artois. “Pour acheter le bâtiment que nous occupons encore aujourd’hui, l’ancienne brasserie Vandenheuvel, mon père a fait entrer Artois dans le capital à hauteur de 50,1%. La famille n’avait donc plus la majorité des parts.
Ce déménagement était essentiel à notre expansion et Artois voulait se développer dans le vin. En 1989, le manager de crise nommé chez Artois convoque mon père : soit la brasserie rachète tout, soit mon père reprend les 50,1 %. Et il s’est endetté à nouveau. Nous avons fini de payer deux ans après sa mort en 2006. Mais aujourd’hui, nous sommes chez nous.”
Héritage compliqué
Cinoco a, en effet, patiemment racheté les actions cédées aux fournisseurs. Quand elle n’a pas racheté les fournisseurs eux-mêmes.
Aujourd’hui, il ne subsiste que Bollinger, qui dispose encore de 10 % du capital. Au départ, Gilles Nolet de Brauwere ne travaille pas dans l’entreprise familiale, au contraire de ses deux frères. Il fait carrière chez d’Ieteren, Avis et dans les fusions-acquisitions au niveau international. Mais la difficile succession de son père va changer la donne en 2003.
“Mes deux frères ne s’entendaient pas, explique-t-il. Mais il faut dire que rien n’avait été mis en place par mon père. Il avait donné ses actions au porteur à ses fils, sans régler la succession à la tête de l’entreprise. Et on m’a appelé à la rescousse. J’ai conclu un accord avec mon frère aîné, Ivan, qui préside aux destinées de l’Elixir d’Anvers. Nous avons signé un accord de management et un pacte d’actionnaires précis. Tout est programmé, y compris le futur rôle de la 11e génération. Je ne veux absolument que nos enfants aient à revivre ce genre de situation très pénible. Je suis un peu arrivé comme le sauveur. Et il était temps car à l’automne 2004, quand j’ai fait le tour des salons, beaucoup croyaient que nous avions disparu.”
Deux ans plus tard, Cinoco reprend la société Maxi-Vins, avec sa franchise de cavistes. “J’étais surtout intéressé par sa société luxembourgeoise, confie Gilles Nolet. Elle nous a permis de développer notre marché là-bas.”
En 2008, le patron de Cinoco apprend, par la bande, que Le Palais du Vin, l’un de ses plus grands concurrents, est à vendre. C’est la banque française BNP Paribas qui est chargée de la vente.
“Nous sommes arrivés troisième sur le coup, se rappelle-t-il. Hawesko, un géant allemand du vin, avait une exclusivité d’un an. Et derrière se profilaient les Cafés Richard. Tous deux étaient beaucoup plus gros que nous ! Mais, avec mon passé en fusions et acquisitions, j’ai fait les choses à ma manière sans consultant extérieur. Sans compter que les équipes des deux sociétés se connaissaient… Nous avons emporté le morceau pour 12 millions d’euros, soit deux fois mes fonds propres. J’avais un accord avec CBC et Fortis pour 6 millions chacun. Oui, mais voilà, nous sommes en été 2008, au beau milieu de la crise bancaire. Du jour au lendemain, plus personne chez Fortis n’ose signer un chèque. Heureusement, CBC a accepté de prendre tout le deal. Une décision courageuse, mais commercialement intelligente de leur part. J’ai alors décidé de faire une intégration très lente des deux sociétés. D’ailleurs, la fusion n’est juridiquement officielle que depuis le début de cette année. Il a d’abord fallu résoudre le problème des doublons et des exclusivités. La facturation unique n’est apparue qu’en 2015. Il va quand même falloir que je me pose la question du nom car Cinoco-Le Palais du Vin, comme il faut dire aujourd’hui, c’est un peu long.”
Le coup de massue des accises
Aujourd’hui, le secteur des vins et spiritueux belge ne se porte pas bien. En cause, la forte augmentation des accises (40%) décidée par le gouvernement Michel en novembre 2015. Si cette mesure peut faire sens en termes de santé publique, elle a eu des effets économiques marqués sur les entreprises belges du secteur. Car, non, le Belge n’a pas baissé sa consommation de vin, il l’a juste acheté ailleurs, aidé par la libre circulation des biens et des personnes.
“Nous en sommes, en 2018, à -25 à -30 % de ventes en comparaison avec les 12 mois qui ont précédé l’augmentation des accises, assène Gilles Nolet de Brauwere. Depuis 2017, le marché s’est stabilisé, mais le mal est fait. Je ne comprends pas qu’un petit pays s’handicape lui-même face à ses puissants voisins. Car nous assistons ici à de la perte de substance économique.
D’abord, les gains espérés par l’Etat ne sont pas là. Et c’est normal puisque les ventes ont baissé. Ensuite, vous avez les effets indirects qui s’inscrivent dans d’autres budgets. Qui dit moins de vente, dit moins de TVA… Des grands groupes comme Pernod-Ricard, Bacardi ou Diageo ont licencié du personnel en Belgique. Des distillateurs belges ont souffert. Les distributeurs comme Cinoco aussi. Avec à la clé, une baisse de l’impôt des sociétés…
Vous savez, le patron d’un groupe mondial s’en moque s’il vend moins en Belgique tant que ses pertes sont compensées. Et elles le sont à la frontière. Je connais des producteurs belges qui ont négocié avec des distributeurs français et y ont envoyé leurs clients pour pouvoir survivre. Car les gens qui souffrent de cette augmentation, ce sont des Belges ! Officieusement, les responsables reconnaissent leur erreur. Mais officiellement, vous n’en trouverez pas un pour l’avouer.
Ce serait politiquement incorrect. Nous verrons à l’occasion de la formation du prochain gouvernement. C’est une petite fenêtre d’opportunité pour tenter un rééquilibrage économique.”
Déménagement à Nivelles
En janvier 2020, au moment de son inventaire, Cinoco, fournisseur officiel de la Cour, prendra possession de son nouveau siège à Nivelles. Un espace de 7.500 m2 dont 6.000 d’entrepôt sur un terrain de 2 hectares pour un investissement de 6 millions d’euros. Quant au QG actuel situé à un jet de pierre de la gare de l’Ouest (Molenbeek), un promoteur a pris une option…
“En face de chez nous, dans le bâtiment déjà détruit, la Flandre va construire une école primaire et un jardin d’enfants, explique Gilles Nolet. Notre dépôt va faire place à des appartements. Dans le bâtiment où nous nous trouvons, une école secondaire jésuite devrait, entre autres, voir le jour. C’est le projet porté par le promoteur. Nous verrons bien ce qu’il advient. Quant à nous, notre déménagement va nous faire gagner des années en accessibilité, productivité et gestion de la logistique. Et nous permettre de créer un environnement qui attire les jeunes. Ce qui n’était pas toujours le cas ici. Vu l’état du marché, c’est un sacré pari.”
Un marché qui change aussi sous l’effet du digital. Gilles Nolet réfléchit ainsi à la meilleure manière d’assurer la visibilité et la disponibilité de son vaste catalogue en ligne. Car si Cinoco (35 millions de chiffre d’affaires en 2017) vend beaucoup à la grande distribution, aux cavistes et à l’horeca, le groupe dispose aussi de 4.000 clients particuliers. Pour suivre les tendances, il a aussi ajouté quelques vins sans alcool à son catalogue. Comme il a investi dans Invineo, la solution de vins au verre portée par Thierry Tacheny.
“Nous avons participé à la deuxième levée de fonds de 2,7 millions, poursuit Gilles Nolet. Je crois dans ce projet. Il s’intègre à merveille dans le marché du vin au verre et du full service. C’est clair que ce produit n’est pas destiné aux gens qui ont une cave, aux sommeliers ou aux purs amateurs. C’est un autre marché. Celui des hôtels, des traiteurs, des salons, des restaurateurs qui ne sont pas spécialistes en vin. C’est déjà largement suffisant pour que cela se marche. Et les premiers retours, notamment des hôtels, sont très positifs. En mars, nous procéderons à une troisième levée de fonds, de l’ordre de 6 à 8 millions. Pour lancer l’industrialisation, la production de milliers de machines et étendre le catalogue de vins disponibles.”
Et demain ?
Même s’il fait pas du tout ses 61 ans, Gilles Nolet de Brauwere approche doucement de l’âge de la pension. En tout cas, il y pense.
Une certitude semble s’imposer : le prochain dirigeant opérationnel de Cinoco ne devrait pas porter le nom familial. “Il y aura ce que j’appellerais affectueusement un intermédiaire après moi, conclut-il. Nos enfants sont tous diplômés et travaillent déjà mais aucun n’a encore les reins assez solides pour reprendre le flambeau.
On ne rentre pas chez nous juste parce qu’on est le fils du père. Nous avons, dans le pacte d’actionnaires, stipulé que nous voulions entre 5 et 10 ans d’expérience… Ils n’y sont pas. Chaque enfant a répondu à un questionnaire à tiroir, une réponse positive amenant la question suivante. Attachement émotionnel à l’entreprise ? Rester actionnaire ? Rôle au conseil d’administration ? Rôle opérationnel ? Deux ou trois sont allés jusqu’au bout de la quatrième question. Donc il y aura bien une 11e génération. Reste à savoir quand…”
Xavier Beghin
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