Voile : quand Allah entre dans l’entreprise…

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A l’heure où la ville de Charleroi vote l’interdiction du voile dans l’enseignement communal, la question de la présence du fait religieux dans l’espace public se repose avec acuité. Dans le livre “Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ?”, deux anthropologues françaises abordent la question du religieux dans le monde du travail. Et livrent cinq critères pour gérer au mieux cette problématique.

Présent dans la société, l’islam l’est aussi de plus en plus au sein de l’entreprise. Même si, parfois, ses manifestations visibles (comme le foulard) peuvent constituer un frein à l’embauche – plus souvent pour une vendeuse que pour une femme de ménage.

Les managers se retrouvent souvent fort démunis face aux questions liées peu ou prou à la religion. Un salarié peut-il réclamer un local de prières sur son lieu de travail, refuser de serrer la main à des collègues féminines ou à des clientes, imposer ses congés pour le ramadan ? Inversement, le DRH peut-il interdire le port du foulard à une chef de service ou celui de la barbe à un commercial ?

Autant de questions auxquelles Dounia et Lylia Bouzar, anthropologues du fait religieux, ont tenté d’apporter des réponses. Au terme d’une enquête de terrain qui a duré deux ans et durant laquelle elles ont réalisé quelque 350 interviews, elles ont dressé un état des lieux, analysé les principales revendications religieuses qui peuvent survenir dans une entreprise, et proposé cinq critères de gestion de ces dernières.

Critère n° 1 : l’interdiction du prosélytisme et le respect de la liberté d’autrui

Il s’agit d’évaluer si la personne concernée fait état d’un zèle ardent pour recruter de nouveaux adeptes d’un culte donné et/ou tente d’imposer ses idées et ses convictions, donc sa vision du monde. Il faut préciser que le port de signes religieux n’est pas en soi prosélyte. La Cour européenne des droits de l’homme retient que le “port de certains vêtements (le foulard pour les femmes en islam, la kippa ou le turban pour les hommes de confession juive ou sikh) relève d’abord de l’accomplissement d’une pratique religieuse avant d’être l’expression publique de l’appartenance à une religion”.

Exemples : un salarié distribue des tracts glorifiant la parole de Dieu à la pause-café, un autre milite contre l’avortement au nom de ses convictions religieuses, un salarié barbu refuse de parler à un non-barbu, etc.

Critère n° 2 : la sécurité et l’hygiène

Ces critères sont plus simples et leur application est aisée, voire quasiment automatique. Pour la sécurité au travail, il s’agit de vérifier si la pratique religieuse n’est pas incompatible avec un équipement obligatoire de protection ou n’entraîne pas un accroissement de risques (mécaniques ou chimiques). Pour la santé et l’hygiène sanitaire, il s’agit d’évaluer si la pratique religieuse n’entraîne pas un manquement aux conditions d’hygiène requises.

Exemples : une salariée arrive sur son lieu de travail revêtue d’un niquab noir qui la cache de la tête aux pieds, un salarié refuse d’enlever sa kippa pour pénétrer en zone contrôlée dans une centrale nucléaire, un responsable machiniste jeûne et manque de forces pour réaliser son travail, etc.

Critère n° 3 : la compatibilité entre pratique religieuse et aptitudes à accomplir la tâche

Il s’agit de vérifier si la pratique religieuse d’un salarié entraîne une altération des aptitudes nécessaires à l’accomplissement de sa mission, en utilisant la même grille de lecture de droit commun que pour d’autres situations (grossesse, alcoolisme, blessure, etc.) qui mettrait en péril, de manière provisoire ou définitive, les capacités d’un salarié.

Exemples : au nom de leurs convictions religieuses, une salariée responsable de communication pour les événements du week-end refuse d’utiliser le téléphone et l’ordinateur à partir du vendredi après-midi, une autre d’être seule avec un homme dans une pièce, un salarié refuse d’être sous l’autorité d’une femme dans le cadre de son travail, un autre de serrer la main des femmes, etc.

Critère n° 4 : la compatibilité entre pratique religieuse et l’organisation nécessaire à la tâche

Il s’agit d’évaluer si la pratique religieuse concernée ou le comportement du ou des salarié(s) entraîne un problème organisationnel au sein de l’équipe (iniquité des conditions de travail) ou pour la réalisation de la mission (respect des délais et du rythme de travail).

Exemples : un salarié observant le jeûne refuse toute communication avec ses collègues qui ne jeûnent pas, un coordinateur refuse de participer à des déjeuners pendant la période de son jeûne, un salarié sort à plusieurs reprises d’une réunion en arguant qu’il doit respecter ses heures de prière, etc.

Critère n° 5 : la compatibilité entre pratique religieuse et les impératifs commerciaux liés à l’intérêt de l’entreprise

On entre ici dans la “zone de négociation”, pour ne pas dire la “zone de conflit”. Parmi les points de friction, on mentionne régulièrement le contact avec la clientèle. Dans ce cas, des impératifs commerciaux peuvent justifier une restriction apportée au port d’un signe religieux. Attention, cependant : le simple fait d’être au contact avec la clientèle ne justifie pas automatiquement la restriction de la liberté de religion et de conviction du salarié. Tout est question d’interprétation.

Exemple : si une employée musulmane refuse d’adopter une tenue conforme à l’image de marque de l’entreprise, elle peut dans ce cas, à l’instar de n’importe quelle autre employée manifestant le même refus, être licenciée.

Conclusion : les 2 comportements-pièges à éviter dans l’entreprise

En conclusion, si vous êtes confronté à un casse-tête concernant une revendication religieuse, les deux anthropologues mettent en garde contre deux comportements-pièges à éviter. D’une part, tout accepter au nom de l’islam. Tout ne doit pas être toléré, car “le manque de repères et la confusion des domaines d’application de la loi peuvent mener à tolérer des comportements déviants par peur d’être raciste et par absence de repères légaux. La non-gestion de ces comportements dysfonctionnants instaure la loi du plus fort et laisse s’installer des comportements de type harcelant.”

D’autre part, se demander ce que dit exactement la religion d’un employé. L’employeur n’a pas à se demander si son employé qui veut partir plus tôt parce qu’il jeûne, par exemple, interprète correctement les consignes de sa religion “parce que le salarié ne peut que vous livrer sa propre interprétation, parce que l’interprétation qu’il fait de sa religion relève de sa liberté de conscience, parce que peu importe ce que la religion dit, elle ne fait pas loi au sein de l’entreprise”.

Guy Van den Noortgate

Dounia et Lylia Bouzar, Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ?, Editions Albin Michel, 2009.

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