“Une bibliothèque de levains”: visite au coeur du centre d’expertise du groupe Puratos

© LAURA CENTRELLAV

A Saint-Vith, se cache une bibliothèque pas comme les autres. Y sont conservés au frais 115 levains issus du monde entier, fruits de recettes particulières ou anciennes, agents de l’immense diversité du pain.

Des bocaux en provenance de différents pays s’alignent comme des trésors dans de belles armoires vitrées. Le levain n°74 vient de Suisse, il est foncé et plutôt compact car il a été réalisé à base de farine de seigle complète du Valais AOP. Le n°100 porte le nom de Sakadane. Il s’agit d’un levain d’origine japonaise, de Tokyo précisément, à base de riz cuit, de malt de riz et d’eau, avec lequel on fabrique du An Pan, un petit pain traditionnel dans lequel on glisse une fleur de cerisier salée et vinaigrée. ”

Nous sommes à Saint-Vith, dans le saint des saints, la bibliothèque des levains, guidés par Karl De Smedt. Ce boulanger de formation s’occupe de la communication et de la formation chez Puratos. Et plus particulièrement de la gestion de la bibliothèque des levains, inscrite dans le centre d’expertise du département R&D du groupe international de boulangerie. ” Vous êtes ici dans un endroit unique au monde “, nous lance Karl, fièrement. Financé à 100% par le groupe belge Puratos, ce dépôt rassemble des dizaines de levains de partout dans le monde et a pour objectif d’en préserver les caractéristiques. A l’image de cette réserve mondiale des semences créée en Norvège, sur l’île de Spitsbergen, un lieu sécurisé qui conserve des graines de toutes les cultures vivrières de la planète.

Karl De Smedt, une vraie référence dans le monde des levains et de la boulangerie.
Karl De Smedt, une vraie référence dans le monde des levains et de la boulangerie.© LAURA CENTRELLA

Une naissance curieuse

La naissance de cette bibliothèque est pour le moins surprenante. Tout démarre en 1985, lorsque Puratos reçoit une demande de McDonald’s. Le géant du fast-food souhaite améliorer le pain de ses fameux hamburgers. C’est alors que Puratos a l’idée de travailler avec du levain. A cette époque, bien des boulangers ont abandonné cette longue et subtile culture, mélange de farine, d’eau, de levures naturelles et de bactéries, dont les caractéristiques diffèrent en fonction du type et du nombre de micro-organismes qu’il renferme, donnant à la pâte un goût spécifique. C’est que Louis Pasteur est passé par là, révolutionnant l’art de faire le pain. En 1857, sa compréhension du processus de fermentation, facilitant la confection d’une levure industrielle, a permis de libérer les boulangers, que le grand Antoine Parmentier décrivait jusque-là comme esclaves de leur levain, qu’ils devaient nourrir toutes les quatre heures sous peine de le voir mourir.

De belles histoires

En 1989, des experts belges partent ainsi à San Francisco pour acquérir leur première levain naturel. Las, la chaîne de burgers américaine ne l’utilisera pas pour ses pains. Qu’importe, Puratos décide de continuer les recherches sur cet ingrédient, bien décidée à en faire profiter d’autres clients. En 2002, c’est un levain élaboré à Altamura, dans le sud de l’Italie, qui intéresse la société qui commence à produire une pâte basée sur celui-ci.

Au fil des années, Puratos accumulera d’autres levains, venus de divers pays, pour ses recherches. ” Nous en possédions 43, sans savoir quoi en faire, raconte Karl De Smedt. Puis, un jour, en 2013, mon patron est invité chez un boulanger de Beyrouth. Cet artisan n’utilisait pas un levain mais une technique héritée depuis plusieurs générations, une fermentation de pois chiches qui nécessitait huit heures d’élaboration… Ses deux fils avaient découvert la levure instantanée dans une foire à Paris et ne voulaient plus utiliser la méthode fastidieuse de leur père. Il a donc demandé à Puratos de répertorier sa méthode, pour le jour où ses fils se rendraient compte de leur bêtise. Quand mon boss est rentré en Belgique, il m’a dit qu’il fallait faire quelque chose avec ces levains. C’est comme ça qu’est née la bibliothèque, pour que ces connaissances ne se perdent pas. ”

Par le truchement de ses dizaines de milliers de clients à travers le monde entier, Puratos invite alors boulangers et pâtissiers à lui confier leur propre méthode d’élevage. ” Il y a plein de gens qui font du levain, des restaurants, des pizzerias, ou simplement des particuliers, à la maison. C’est pour cette raison que l’on a créé The Quest for Sourdough ( ” La quête du levain “), un site où chacun peut enregistrer sa recette. Cela nous permet d’identifier quelles sont celles qui méritent une place dans la bibliothèque. ”

En effet, pour une question de budget, 25 levains seulement entrent chaque année à Saint-Vith. Seuls ceux qui ont de la bouteille nous intéressent, des levains qui ont 50 ou 60 ans et qui ont été transmis de génération en génération, poursuit Karl De Smedt. Et ceux qui sont en danger de disparition. En mai, je suis allé à Whitehorse, une petite ville du Canada, où Ione Christensen, une vieille dame de 85 ans, possède un levain qui daterait de 1896, de son arrière-arrière-grand-père, prospecteur lors de la ruée vers l’or du Klondike, en Alaska. ”

Il y a aussi l’histoire de ce pizzaiolo qui vit sur une île, à 30 minutes en bateau de Seattle. ” Je ne le connaissais pas. Un jour, il enregistre son levain sur le site et m’envoie un message. Il me dit que son levain doit absolument entrer dans la bibliothèque. Son levain date aussi de la ruée vers l’or du Klondike et lui a permis de gagner un concours de pizza aux Etats-Unis. Je me suis dit que c’était intéressant. Il contient trois levures et cinq ou six bactéries lactiques. C’est le levain le plus exceptionnel, le plus complexe de la bibliothèque ! ”

Mais les levains qui entrent dans la bibliothèque ne sont pas juste de belles histoires à raconter. Catalogués, ils font également l’objet d’analyses. Lorsqu’un levain intéressant est identifié, Karl De Smedt se déplace jusqu’à son lieu d’élaboration, ou envoie une boîte frigorifique qui peut tenir 96 heures. Trois échantillons de 500 g chacun sont recueillis, accompagnés de documents expliquant l’origine et la recette du levain.

Dans ces armoires, plus d'une centaine de levains issus de 20 pays.
Dans ces armoires, plus d’une centaine de levains issus de 20 pays.© PG

Une approche scientifique

Dès réception, un des échantillons est conservé à 4 °C dans un frigo de la bibliothèque, un autre est envoyé à Andenne, où l’équipe de microbiologie de Puratos analyse la couleur, la viscosité, le pH, l’acidité, la quantité d’acides acétiques et lactiques. Enfin, un troisième échantillon est transféré chez le professeur Marco Gobetti, spécialiste de la fermentation des céréales, à l’université de Bâle, pour des analyses plus poussées. Le scientifique y isole les bactéries lactiques et les levures contenues dans le levain puis les stocke, en Suisse et chez Puratos.

Ces souches ainsi conservées, le levain est préservé pour le futur. ” Après trois mois, on reçoit le résultat des analyses et on fait un rapport, détaille Karl De Smedt. Le boulanger qui nous l’a envoyé le reçoit aussi, ainsi qu’un certificat. Chaque année, nous lui demandons de nous envoyer de la farine. Car nous nourrissons les levains avec la farine qui a servi à leur fabrication. ”

Lorsqu’on pénètre dans l’atelier adjacent à la bibliothèque un jour de nourrissage des levains – il faut quatre jours pour nourrir les 115 levains issus de 20 pays -, on découvre ainsi une quantité impressionnante de farines, originaires de partout dans le monde. Sur l’une d’elles, on peut par exemple lire le nom d’Eric Kayser, boulanger parisien bien connu, dont le levain est lui aussi sauvegardé à Saint-Vith.

Cette bibliothèque constitue donc une mine de savoirs. ” Sur le site, on publie les analyses de chaque levain ; on explique à nos clients boulangers comment maîtriser son élaboration, s’enthousiasme Karl De Smedt. Je donne moi-même des cours dans le monde entier. On travaille également avec des universités sur des publications scientifiques, on finance des expériences, des études. En ce moment, on étudie comment améliorer la digestibilité du pain. Avec l’Université de Caroline du Nord, on a par exemple invité 18 boulangers, à qui on a confié de la farine et une recette. On leur a demandé de préparer chacun un levain, chez eux. On a ensuite tout analysé, jusqu’aux mains des boulangers. On s’est ainsi rendu compte qu’il y avait sur leurs mains des bactéries lactiques qu’on ne retrouve pas chez des personnes dont ce n’est pas le métier. ”

Aucun profit direct

Ce savoir, pourtant, pas question pour Puratos d’en tirer un quelconque profit. La bibliothèque est une initiative à but non lucratif. ” Elle coûte de l’argent mais nous procure de la notoriété, explique Karl De Smedt, qui s’empresse de préciser que l’objectif va bien au-delà. Nous pensons qu’il faut sauvegarder les levains parce que tout le monde a droit à du bon pain ! Dans la bibliothèque, il n’y a d’ailleurs que quatre levains qui nous appartiennent et que nous utilisons. Les autres sont là pour être étudiés et nous partageons cette connaissance. Nous en produisons depuis 1994, nous possédons 1.500 bactéries lactiques et 700 levures. Nous en avons suffisamment pour créer tous les produits que nous voulons. ” Et Karl De Smedt de conclure : ” Si la bibliothèque existe, c’est simplement parce qu’on veut apporter notre contribution au monde et comprendre celui des levains “.

Par Laura Centrella.

C’est quoi le levain ?

Le levain est en principe un mélange de farine et d’eau. Après quelques jours, sous l’influence de levures et de bactéries lactiques contenues naturellement dans la farine et dans l’environnement, ce mélange va fermenter. On parle alors de fermentation spontanée. On utilise ce levain pour fabriquer du pain mais aussi des viennoiseries ou des gâteaux. Jusqu’à l’invention de la levure de boulanger industrielle au 19e siècle, tous les boulangers utilisaient le levain.

Puratos, un groupe international

Puratos est un groupe international proposant des ingrédients dans les secteurs de la boulangerie (levains, améliorants, mélanges à pain, etc.), de la pâtisserie et du chocolat. Fondée en 1919, l’entreprise familiale possède son siège à Grand-Bigard près de Bruxelles. Ses produits sont commercialisés dans plus de 100 pays. L’entreprise compte 8.780 employés répartis dans ses filiales présentes dans 70 pays et compte quelque 64 usines de production. Le chiffre d’affaires du groupe est en constante augmentation. Il a atteint 2 milliards d’euros en 2018. Le groupe investit 2,5% de ses revenus annuels en recherche et développement.

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