“Un jour, les énergies fossiles seront des actifs pourris”

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Aviateur, scientifique, psychiatre, conférencier et écrivain, le “savanturier” suisse Bertrand Piccard multiplie les projets. Dernier en date : un label garantissant la rentabilité économique de 1.000 solutions environnementales. Une initiative en phase avec sa vision de la transition énergétique…

I mpact Journey. Tel était le titre de l’exposition éphémère et de la soirée organisée le 4 juin dernier par BNP Paribas dans le prestigieux cadre du Musée des arts décoratifs, à Paris. Une soirée exclusive réservée à quelque 200 clients fortunés de la banque venus des quatre coins du monde, agrémentée d’un dîner signé par le chef bi-étoilé Thierry Marx et rehaussée par la présence du célèbre pilote et scientifique suisse Bertrand Piccard, notamment à l’origine de l’aventure Solar Impulse. En marge de cet événement, le ” savanturier “, comme il se définit lui-même, nous a accordé un entretien exclusif. L’occasion d’en savoir un peu plus sur sa vision du shift énergétique et sur son projet d’Alliance mondiale des solutions efficientes, une plateforme qui vise à promouvoir les technologies propres.

TRENDS-TENDANCES. En quoi consiste cette plateforme, développée au sein de votre fondation Solar Impulse ?

BERTRAND PICCARD. Après le succès du tour du monde en avion solaire, notre fondation s’est donné pour but de réunir des porteurs de solutions technologiques qui protègent l’environnement, mais de manière économiquement rentable. On voit bien en effet aujourd’hui que deux types d’entreprise se côtoient. Il y a d’abord celles, toujours majoritaires, qui restent très attachées au modèle du passé, considérant que la protection de l’environnement est un handicap économique, que c’est cher, etc. Et que plus on parvient à faire durer le statu quo, mieux cela vaut. Mais d’autres entreprises commencent à développer une vision totalement différente, beaucoup plus systémique, plus globale, et qui montrent que la protection de l’environnement, la lutte contre le changement climatique et les objectifs de développement durable des Nations unies sont des opportunités fantastiques pour amener sur le marché de nouvelles solutions, de nouvelles idées et de nouvelles manières de penser.

– Profil –

1958. Naissance à Lausanne.

1996. Thèse de doctorat en médecine sur La Pédagogie de l’épreuve.

1999. Record du tour du monde en ballon en 20 jours à bord du Breitling Orbiter.

2010. Premier vol de l’avion solaire Solar Impulse.

2014. Publication de Changer d’altitude (éditions Stock).

2016. Tour du monde en avion à bord du Solar Impulse sans la moindre goutte de carburant.

2017. Publication de Objectif Soleil : l’aventure Solar Impulse (éditions Stock).

Distinctions : Ordre de Léopold, Légion d’Honneur…

Vous réfléchissez à créer un catalogue de 1.000 de ces solutions dont la rentabilité économique serait garantie par un label. Ne vaudrait-il pas mieux établir une liste plus courte, de 10 solutions par exemple, mais qui pourrait être appliquées partout et par tout le monde ?

Si vous vous présentez devant des chefs d’Etat avec 10 solutions, vous n’êtes pas crédible. Si vous dites que vous en avez 10.000, vous êtes un utopiste. Je pense qu’avec 1.000 solutions qui veulent protéger l’environnement de façon rentable, vous avez le bon chiffre. Cela impressionne, c’est réaliste et cela reflète ce qui se passe aujourd’hui dans le monde.

Ces 1.000 solutions que vous voulez certifier existent-elles déjà ?

Aujourd’hui, la fondation compte 750 membres inscrits. Nous sommes en train d’expertiser tout cela. Je ne peux pas encore vous dire combien sortiront avec le label. Mais les entreprises frappent à la porte de la fondation de façon exponentielle.

Concrètement, comment se passe cette labellisation ?

Les membres, start-up ou grandes entreprises, doivent d’abord soumettre leurs solutions et expliquer exactement de quoi il s’agit. Il y a pas mal de pages à remplir… Des experts indépendants choisissent eux-mêmes quelle solution ils veulent labelliser en fonction de leurs compétences avant ensuite d’attribuer une note. Il y a deux experts, qui ne se connaissent pas entre eux, par solution. Si leurs notes sont positives, nous labellisons. Si l’avis des experts est congruent mais que les notes ne sont pas bonnes, nous écrivons aux tenants de la solution pour leur dire où elle pêche. Si on se trouve face à une bonne note et une mauvaise note, nous revenons vers les experts et essayons de comprendre ce qui s’est passé.

On vit sur des trésors technologiques qui ne sont pas utilisés.

Pouvez-vous nous citer un exemple de solution labellisée ?

Une que nous aimons beaucoup, c’est Cgon, petite société anglaise qui fabrique un produit appelé Antismog. Il s’agit d’un boîtier contenant du liquide monté sur un moteur de voiture, de camion… L’hydrolyse qui en résulte rajoute de l’hydrogène dans la chambre de combustion du moteur. Ce qui permet de réduire la consommation de carburant de 20 % et l’émission de particules de 80 %. Cela coûte environ 350 euros. Sur un taxi, c’est rentabilisé en six mois. A côté de cela, vous avez des moteurs électriques de nouvelle génération pour l’industrie, des systèmes pour rendre les voitures plus propres, un procédé qui purifie l’eau en la faisant passer dans des champs microélectriques, un autre qui désalinise l’eau de mer à l’énergie solaire, des logiciels pour permettre d’économiser de l’énergie, de nouveaux types d’isolation pour les bâtiments, des moteurs électriques pour ventilateurs de plafond, etc.

Qui vous finance ?

Des partenaires comme BNP Paribas, Engie, Breitling, Air Liquide, Soprema, Nestlé, Solvay, Covestro et Schlumberger. Quelques personnes nous soutiennent aussi à titre privé. Au total, la fondation dispose d’un budget de 2,5 millions d’euros par an. Cela permet de financer les gens qu’elle emploie – sauf moi qui le fait bénévolement -, la communication, les voyages pour rencontrer les gouvernements, etc.

Quand souhaitez-vous présenter cette liste de solutions ?

Nous visons la fin 2018. L’année qui suivra, je réaliserai donc un troisième tour du monde, mais qui ne sera cette fois ni en ballon ni en avion solaire, pour la présenter.

Les investisseurs se rendent compte aujourd’hui qu’ils peuvent faire de l’argent avec la transition énergétique… Sommes-nous arrivés à un point de bascule ?

Oui, parce que les technologies ont suffisamment évolué. Il y a évidemment déjà des entreprises qui l’ont compris cela mais ce n’est pas vrai chez une grande majorité d’entre elles. On vit sur des trésors qui ne sont pas utilisés.

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En associant rentabilité et transition énergétique, vous tenez pourtant un discours qui parle à la fois aux entreprises et aux investisseurs…

Utiliser le langage de ceux qu’on veut convaincre permet de faire changer les choses. Parler d’environnement à des industries, cela ne sert à rien. Par contre, leur montrer que la croissance dépend de nouvelles technologies, de nouveaux modèles et de nouvelles solutions, c’est extrêmement porteur. Si on veut parler argent, il faut bien se rendre compte qu’il y a un moment, pas forcément très éloigné dans le futur, où les investissements dans les énergies fossiles seront considérés comme des actifs pourris, exactement comme les subprimes en 2008. Certaines entreprises se désengagent déjà du secteur, d’autres le feront plus tard. Mais si tout le monde sort en même temps, nous serons confrontés à une situation extrêmement paradoxale : celle d’un monde qui a encore beaucoup de pétrole, qui a besoin de beaucoup de pétrole, avec des entreprises dans le fossile qui sont très riches mais des investisseurs qui vendent massivement leurs actifs. Nous risquons alors d’être confrontés à un krach boursier plus important encore que celui de 2008 ou de 1929. Bref, si nous voulons sauver notre système économique, financier, environnemental, politique, éducationnel et de santé, il faut absolument encourager l’ancien monde à se diversifier dans l’efficience énergétique, dans l’économie circulaire, etc. Il est vital que ce mouvement s’amplifie. C’est une question de survie pour tout le monde, et pas seulement pour l’environnement.

Justement, pour une fondation comme la vôtre, quel a été l’impact de la sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris sur le climat ?

Cela a permis de beaucoup parler d’environnement et d’unifier le reste du monde contre la politique du président Donald Trump. Mais cela provoque aussi la baisse des financements américains à l’Onu, la baisse des réglementations environnementales aux Etats-Unis. C’est juste aberrant.

Faut-il dès lors regarder aujourd’hui vers l’Asie pour convaincre les grandes puissances de l’urgence de la situation ?

La Chine a pris clairement le parti de la lutte contre le changement climatique. La France aussi. D’autres Etats, comme les pays scandinaves, le Maroc ou le Portugal avancent bien.

Le leadership politique est indispensable pour faire bouger les choses ?

Il faut un leadership politique. Quand le roi du Maroc dit qu’il y aura 52 % d’énergie renouvelable en 2030, il sera là pour vérifier. Quand aujourd’hui, un gouvernement dit qu’il faut améliorer la situation pour 2050 ( échéance stipulée dans les accords de Paris, Ndlr), c’est beaucoup trop loin. C’est pourtant aujourd’hui qu’il faut faire les choses et pas pour 2050. Je déteste ce chiffre.

Que pensez-vous d’une entreprise comme Tesla et de son fondateur Elon Musk ?

Elon Musk est un pionnier parce qu’il ne vient pas du monde de l’automobile, mais de la sphère Internet. Il ne savait pas comment construire une voiture, ce qui lui a permis d’être créatif et de réussir ce que les spécialistes estimaient impossible. Maintenant qu’il l’a fait, tous les fabricants de voiture courent derrière lui pour sortir des modèles électriques. Cet exemple montre bien à quel point il est important d’avoir un esprit de pionnier, de sortir des habitudes, des connaissances actuelles. C’est comme avec l’aventure Solar Impulse, dont il est l’un des parrains…

Est-ce que vous considérez que c’est le nouveau Bertrand Piccard, qu’il est la relève ?

Lui est du côté industriel, là où je suis plutôt dans la démonstration de ce qui se peut se faire. Il est à un stade où l’on applique l’industrie. Pour ce qui est de la relève, je dirais qu’il faut que l’industrie devienne elle aussi plus innovante. Ne plus en être réduite à aller chercher un psychiatre pour créer un avion solaire ou un milliardaire d’Internet pour une voiture électrique. Il faudrait qu’elle arrive à prendre plus de risques. C’est d’ailleurs pour cela que j’aime beaucoup l’attitude de BNP Paribas. C’est une entreprise qui est dans un domaine qu’elle connaît, mais elle le fait évoluer. Et il y a assez peu de spécialistes qui font évoluer leur domaine. Souvent, ce sont des acteurs extérieurs qui les y poussent.

Elon Musk est un pionnier parce qu’il ne vient pas du monde de l’automobile.

On vous souhaite bien sûr une vie éternelle… Mais qui pourrait reprendre votre combat demain ?

J’espère que ce sera l’ensemble de la population mondiale. Qu’il y aura un jour assez d’exemples, de transmission et d’enthousiasme pour que tout le monde puisse prendre le relais.

Est-ce qu’à terme, on pourrait imaginer que ce soit l’intelligence artificielle qui le prenne, ce relais ?

L’intelligence artificielle peut effectivement améliorer un certain nombre de choses, notamment dans le champ de l’efficience énergétique. Regardez le smart grid, le réseau électrique intelligent, où il s’agit d’arriver à anticiper le comportement de la population afin de gérer la production énergétique. Cela permet des économies d’énergie.

Sauf que les ordinateurs et le cloud, cela demande beaucoup d’énergie pour fonctionner ?

Oui, beaucoup de ces centres de data sont refroidis avec de l’air conditionné, ce qui est aberrant. Parce qu’il existe d’autre procédés. En Suisse par exemple, Swisscom a un système qui chasse simplement l’air chaud vers l’extérieur avec des ventilateurs. Il n’y a pas besoin de le refroidir. Cela permet d’économiser la consommation d’électricité de 60.000 ménages.

Mais, globalement, l’informatique reste très énergivore. C’est un problème ?

C’est un problème quand l’énergie n’est pas produite de manière propre et qu’on la gaspille comme aujourd’hui, à 50 %, via des systèmes complètement archaïques. Si on continue de refroidir les data centers avec de l’air conditionné, il est évident qu’il n’y aura jamais assez d’énergie dans le monde. Par contre, si l’on utilise la chaleur qu’ils produisent pour chauffer des usines, des maisons et des appartements, alors, oui, tout sera possible. Mais ce n’est pas encore du tout dans nos manières de faire. Oui, l’énergie est une ressource qu’on continue de gaspiller aveuglément.

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