Starbucks, roi du café, et après?

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Le leader mondial des “coffee-shops” apprend à vivre sans Howard Schultz, l’homme qui a converti les Américains et les Chinois à l’expresso. La tâche est rude pour son successeur Kevin Johnson : nouveaux concurrents, offre à renouveler, critiques sur le modèle économique…

Dans Moby Dick, le capitaine Achab a une obsession : se venger du cachalot blanc qui lui a emporté la jambe. La marotte d’Howard Schultz a toujours été moins belliqueuse. Durant son long règne à la tête de Starbucks – baptisé en référence à un personnage du roman d’Herman Melville -, ce légendaire patron américain n’a cessé de rêver de s’implanter en Italie. Depuis son embauche en 1982 comme directeur du marketing d’un Starbucks encore modeste, créé 11 ans plus tôt à Seattle (avec quatre employés ! ), jusqu’à l’annonce surprise de sa démission en juin dernier, cet amoureux du café a travaillé sans relâche, et bien longtemps sans succès, à ce grand dessein. Lequel vient tout de même de se réaliser, sous l’égide de son successeur, l’ancien chef des opérations Kevin Johnson. Un ” centre de torréfaction ” haut de gamme a démarré le 6 septembre à Milan. Pour cette inauguration hautement symbolique de la première reserve roastery européenne (la troisième dans le monde après Seattle et Shanghai), la multinationale au chiffre d’affaires annuel de 22 milliards de dollars et au bénéfice de 2,9 milliards de dollars n’a pas mégoté. Le salon, niché dans une majestueuse ancienne poste sur la passante piazza Cordusio, abrite notamment un comptoir en marbre de Candoglio – le même que celui du Duomo tout proche.

Selon la légende maison, la saga a démarré précisément à Milan, en septembre 1983, lors d’un voyage d’affaires d’Howard Schultz.

La carte propose 115 boissons, dont le typique affogato, cette boule de glace qui fond délicieusement dans le café, des cocktails et des viennoiseries maison. Jamais la chaîne n’avait déployé un tel luxe dans aucun de ses 77 autres marchés. C’est que Howard Schultz a voulu boucler la boucle avec faste. Bien que la terminologie de la maison sonne très largement italien ( latte et baristas de rigueur), Starbucks, qui a réussi à convertir à un café digne de ce nom des pays aussi divers que les Etats-Unis, la Chine ou récemment la Birmanie, a longtemps buté sur l’Italie, si fière de ses traditions.

Selon la légende maison, la saga a démarré précisément à Milan, en septembre 1983, lors d’un voyage d’affaires de Howard Schultz. Récemment recruté au marketing de Starbucks après ses expériences chez Xerox (imprimantes) et un fabricant d’articles de cuisine suédois, Hammarplast, il entre par hasard dans un bistrot sans prétention, en route vers un salon professionnel où il a une révélation. Comme il le racontera en 2011 dans ses mémoires, joliment intitulées Comment Starbucks a sauvé sa peau sans perdre son âme, il vit alors ” non pas une pause-café mais une représentation de théâtre “.

Le commerçant lui sort le grand jeu. ” Evoluant avec grâce et précision, il se livrait à une danse délicate, tout occupé à moudre le café, réchauffer le lait, préparer ses expressos en parlant avec les clients (…). Pour un grand gaillard comme moi qui a grandi en jouant au foot américain dans les arrière-cours de Brooklyn, se voir servir une demi-tasse en porcelaine blanche d’un café préparé pour moi par un gentleman italien fut une expérience transcendante ! ”

L’épisode l’inspire tant que, quatre ans plus tard, il rachète leurs parts aux fondateurs de Starbucks et entreprend de transformer la sympathique PME – qui se résume encore à 11 boutiques de grains de café – en un empire planétaire. Et comme tout empire, la société est souvent critiquée – la dernière attaque, en France, est venue d’un documentaire d’Arte diffusé fin août, Starbucks sans filtre.

En cause, notamment, les pratiques fiscales optimisées du groupe – la Commission européenne a jugé illégaux les avantages dont il bénéficiait aux Pays-Bas -, les conditions de travail de ses 350.000 collaborateurs ou son impact environnemental. Si tous ces reproches ne sont pas infondés, ils sont volontiers exagérés et n’ont pas empêché Starbucks de devenir la cinquième société la plus admirée aux Etats-Unis, selon le magazine Fortune.

Milan. Starbucks s'est (enfin) récemment lancé au pays de l'expresso. Pour sa première implantation italienne, l'enseigne s'est installée dans l'ancienne poste, sur la piazza Cordusio.
Milan. Starbucks s’est (enfin) récemment lancé au pays de l’expresso. Pour sa première implantation italienne, l’enseigne s’est installée dans l’ancienne poste, sur la piazza Cordusio.© BELGAIMAGE

La culture populaire s’empare de la marque

Howard Schultz – qu’il soit directeur général ou président selon les époques – est parvenu à couvrir le globe de 28.700 ” salons ” aux fauteuils confortables et au service si soigné que les baristas s’échinent à écrire les prénoms, même les plus exotiques, des clients sur des gobelets aux breuvages personnalisés – il y aurait 99.000 combinaisons possibles.

Chacun y trouve boisson à son goût, et notamment les people qui s’affichent volontiers avec le fameux gobelet à la sirène à la main. Une belle publicité gratuite. Taylor Swift apprécie le latte au caramel faiblement sucré au format grande, Katy Perry le chai latte à la vanille et Nicole Kidman le cappuccino triple grande au lait écrémé… Avec leur bénédiction, Starbucks est devenu un symbole de la mondialisation. Le réalisateur David Fincher a même caché un gobelet Starbucks dans chaque plan de son film culte Fight Club pour en dénoncer l’omniprésence.

Aujourd’hui, c’est en Chine que se présente le mieux l’offensive.

Dans Bobos in Paradise, David Brooks, le piquant chroniqueur du New York Times, en fait le symbole de la culture bobo qui a contaminé jusqu’aux banlieues traditionalistes de l’Amérique. A la fin des années 1980 encore, rares étaient les Américains à avoir jamais dégusté un expresso – en dehors d’une fin de repas dans un restaurant de luxe ou d’un voyage en Europe. L’innovation à la Starbucks représente donc un cas d’école que Patti Williams, professeur de marketing, étudie avec ses étudiants à Wharton : ” Dans les années 1980, la consommation de café déclinait chez les Américains au profit des sodas. Ceux qui en buvaient encore le préparaient à domicile avec des marques bas de gamme comme Folgers. Schultz a été visionnaire en imaginant qu’il pouvait renverser cette tendance. ”

Certains Américains ont eu du mal à adopter ce breuvage amer qu’ils considéraient comme brûlé et non corsé. En 2007, Howard Schlutz s’est d’ailleurs vexé de voir ses boissons classées derrière celles de McDonald’s en termes de goût dans des revues de consommateurs ! Ce n’est qu’après avoir introduit des variantes plus douces comme le Pike Place Roast – au risque de heurter les puristes – que Starbucks a conquis l’Amérique.

Howard Schultz et le patron Alibaba Jack Ma en décembre 2017 lors de l'inauguration de la Reserve Roastery de 2.700 m2 à Shanghai. Cet été, Starbucks et le géant chinois ont annoncé un accord visant à faciliter les commandes sur Internet.
Howard Schultz et le patron Alibaba Jack Ma en décembre 2017 lors de l’inauguration de la Reserve Roastery de 2.700 m2 à Shanghai. Cet été, Starbucks et le géant chinois ont annoncé un accord visant à faciliter les commandes sur Internet.© BELGAIMAGE

Un succès en Chine

Michael Schaefer, expert des boissons chez Euromonitor, le confirme : ” Starbucks n’est jamais aussi bon que quand il s’agit d’introduire la culture du café là où elle n’existe pas. Il a en revanche plus de mal dans les marchés qui ont ce breuvage dans le sang, notamment en Europe de l’Ouest. Pas certain qu’il conquière les masses en Italie… ”

Nicolas Nouchi, directeur France du cabinet CHD Expert, compare aussi Schultz à un ” instituteur éclairé ” capable d’éduquer des publics pas forcément acquis : ” Quand Starbucks a débarqué en 2004, je ne croyais absolument pas que les Français abandonneraient leur petit noir consommé sur un zinc au profit de ces boissons gourmandes allongées au lait. ”

Aujourd’hui, c’est en Chine que se présente le mieux l’offensive. Depuis son arrivée à Pékin en 1999, la chaîne y a pris de l’avance sur tous ses rivaux, au point de s’emparer de 58 % de ce gigantesque marché (chiffres Euromonitor/ Bernstein Associates). Starbucks affiche l’objectif ambitieux de doubler son parc pour compter, en 2022, 6.000 cafés dans 330 villes.

” Il est fort possible qu’une nouvelle enseigne ait été ouverte en Chine durant notre entretien “, plaisante Michael Schaefer. L’expert d’Euromonitor exagère à peine : un Starbucks y ouvre toutes les 15 heures ! Malgré des tarifs encore plus élevés qu’aux Etats-Unis, les urbains de la classe moyenne supérieure se retrouvent volontiers dans ce fameux ” troisième lieu ” théorisé par Howard Schultz – entre le foyer et le lieu de travail.

Gros point faible : les en-cas

Les cafés y sont particulièrement spacieux et font la part belle aux boissons typiques, comme le Frappuccino au thé vert et au sésame noir. A Shanghai, se déploie un centre de torréfaction de 2.700 m2 – contre 200 ailleurs en moyenne – accueillant trois bars de dégustation et 400 employés capables de servir 550 clients simultanément. On y teste même des bières au café ! Un accord annoncé cet été avec le géant Alibaba pour faciliter les commandes sur Internet vise à accélérer encore sur ce ” marché cible de croissance à long terme “, selon le mot du nouveau patron Kevin Johnson.

Celui-ci compte d’ailleurs sur la Chine pour relayer les Etats-Unis où les ventes sont moins fastes, victimes de la concurrence. Coca-Cola, fort de sa notoriété inégalée et de son expertise marketing redoutable, vient de mettre la main sur le britannique Costa, qu’il veut promouvoir dans les stations-service, les campus et les fast-foods américains. Les jeunes concurrents pointus font également des dégâts : Blue Bottle, racheté par Nestlé, la Colombe, Camber, Verve, The Coffee Bean & Tea Leaf, etc. Certains proposent une alimentation gourmande qui a toujours fait défaut à Starbucks.

” Le liquide y est excellent, mais le solide carrément dégueulasse. Ils devraient vendre de bons vieux gâteaux au chocolat maison : ça sent bon, c’est facile, pas cher à fabriquer et ça plaît toujours “, estime, avec son franc-parler, Augustin Paluel-Marmont, le cofondateur de Michel et Augustin qui s’est, semble-t-il, bien remis de sa fugace love story avec Starbucks.

Kevin Johnson est à la tête de Starbucks depuis avril dernier.
Kevin Johnson est à la tête de Starbucks depuis avril dernier.© BELGAIMAGE

Des conseils auprès du patron de Microsoft

Par le passé, Starbucks n’a jamais réussi à se diversifier, comme le montre une étude de Xerfi de novembre 2017 ( The Global Fast-Food Industry). La chaîne de jus de fruits Evolution Fresh, rachetée en 2011, a fermé six ans plus tard ; les 19 boutiques La Boulange acquises en 2012 à San Francisco n’ont duré que trois ans. Les soirées ” bière, vin et tapas “, testées aux Etats-Unis entre 2010 et 2014, ont fait long feu. ” Starbucks ne tire que 20 % de ses revenus de produits autres que le café, pas plus qu’il y a cinq ans “, souligne le rapport. Il faut dire qu’Howard Schultz a toujours eu de fortes réticences sur la diversification.

Dans ses mémoires, il reconnaît avoir, en 2003, sabordé l’offre de sandwiches chauds au fromage servis dans certaines enseignes américaines parce que l’odeur de la mozzarella ruinait l’arôme du café. Commercialiser de vrais en-cas ou même des repas permettrait pourtant de mieux rentabiliser le réseau aux heures creuses et d’attirer de nouveaux consommateurs. C’est aussi le sens de l’accord à 7,15 milliards de dollars conclu en mai dernier avec Nestlé : celui-ci devient distributeur exclusif mondial des produits Starbucks en grandes surfaces afin que la chaîne puisse se concentrer sur le service dans ses coffee-shops tout au long de la journée.

Aux manettes depuis avril 2017, Kevin Johnson, 57 ans, va devoir s’y atteler tout en poursuivant la douloureuse rationalisation des quelque 14.300 salons américains, dont 150 fermeront cette année. Un plan de réorganisation au siège incluant des licenciements de cadres est en préparation. Selon le New York Times, le nouveau boss prend conseil sur la gestion du changement auprès de Satya Nadella – le patron de Microsoft qui siège avec lui au conseil d’administration de Starbucks.

Johnson plus technicien que leader

Après avoir longtemps travaillé pour le géant des logiciels, Johnson a déjà imprimé sa marque chez Starbucks en tant que chef des opérations. Il a notamment accéléré la transformation numérique, entamée il y a déjà une douzaine d’années. C’est lors d’une balade à vélo à Hawaï avec son ami Michael Dell, le fondateur de la célèbre entreprise informatique, qu’Howard Schultz se serait pleinement convaincu de l’importance du commerce sur Internet.

” Starbucks le maîtrise comme nul autre “, souligne, depuis New York, l’analyste secteur de Citi, Gregory Badishkanian : 13 % des commandes aux Etats-Unis sont passées via le mobile et l’application de paiement de Starbucks y est plus populaire que celles d’Apple, Google et Samsung, lancées plus tard. On doit aussi à Johnson quelques décisions stratégiques comme la vente des thés Tazo à Unilever, la fermeture de quelque 300 salons de thé Teavana et, surtout, l’accord avec Nestlé.

Plus technicien que gourou, Johnson a fort à faire. Mais c’est sur Howard Schultz que se concentrent toujours les regards. Pourquoi a-t-il abandonné son bébé alors qu’il continuait d’en assurer la présidence ? A-t-il, à 65 ans, l’intention de se lancer en politique du côté démocrate, voire de défier Donald Trump en 2020 ? Etant donné ses origines modestes – il est le premier de sa famille à avoir poursuivi des études supérieures – et l’engagement dont il a toujours fait preuve, une candidature à la présidence ne surprendrait pas.

Profits et conscience sociale

Ce rejeton d’une famille juive de Brooklyn a été traumatisé par le mauvais traitement que l’Amérique a infligé à son père. Livreur de couches, Fred Schultz avait été licencié sans indemnités à la suite d’un accident du travail, quand Howard avait sept ans. Par réaction, le fils a toujours voulu diriger une société qui ” équilibre profit et conscience sociale “. Bien que les conditions de travail y soient exigeantes et la pression forte, la chaîne fait figure d’exception dans le secteur en garantissant une couverture médicale au personnel, y compris à temps partiel, et des stock-options aux recrues de plus d’un an. ” Cela lui permet de limiter le turn-over et d’attirer des candidats plus qualifiés “, apprécie Gregory Badishkanian.

Howard Schultz descendra-t-il dans l’arène politique ? Il a deux atouts décisifs. Un large réseau et une fortune de 2,9 milliards de dollars.

En outre, bien que sa société soit cotée au Nasdaq depuis 1992, Howard Schultz n’a jamais craint de s’exprimer sur les sujets qui divisent l’Amérique, notamment le racisme, bien avant d’y avoir été contraint, en avril dernier, par un regrettable incident. Après l’arrestation de deux clients noirs dans un Starbucks de Philadelphie, il avait fait fermer quelque 8.000 cafés américains durant quatre heures pour échanger avec le personnel sur cette question brûlante.

Déjà en 2014, quand un adolescent noir, Michael Brown, avait été abattu par un policier à Ferguson, il avait incité ses troupes à engager la conversation avec les clients sur ce thème. Howard Schultz a aussi régulièrement pris position sur les armes à feu – officiellement bannies des Starbucks bien qu’il n’y ait pas de contrôle -, l’immigration – promettant, en 2017, d’embaucher 10.000 réfugiés sur cinq ans en réaction aux propos de Donald Trump -, ou le mariage homosexuel.

Shanghai. Son centre de torréfaction de 2.700 m2 propose trois bars de dégustation. Les commandes sont assurées par 400 employés qui peuvent servir 550 clients simultanément.
Shanghai. Son centre de torréfaction de 2.700 m2 propose trois bars de dégustation. Les commandes sont assurées par 400 employés qui peuvent servir 550 clients simultanément.© ZUMAPRESS.com

Howard Schultz, bientôt en politique ?

Dans son livre Biographie du milliardaire de Starbucks, James Perry raconte une anecdote révélatrice. Lorsque Howard Schultz soutient le référendum sur la légalisation du mariage gay dans l’Etat de Washington, un actionnaire s’inquiète de l’impact sur le business. Le dirigeant lui rétorque que ” toutes les décisions ne sont pas économiques ” et, que s’il veut placer son argent ailleurs, ” les Etats-Unis sont un pays libre ! ” Howard Schultz descendra-t-il dans l’arène politique ? Il a deux atouts décisifs. Un large réseau : il fut conseiller officieux d’Hillary Clinton lors de la présidentielle de 2016 et reste proche de l’influent cabinet de relations publiques Edelman. Et une fortune de 2,9 milliards de dollars, tirée de ses actions Starbucks – il possédait encore 3 % du capital en décembre dernier. Les analystes de Wall Street redoutent l’impact qu’aurait en Bourse cette reconversion.

Certains rappellent que ses précédentes incursions hors du business n’ont pas été très heureuses. Son rachat de l’équipe de NBA des SuperSonics de Seattle en 2001 s’est soldé par un fiasco : sept ans plus tard, faute d’avoir trouvé un langage commun avec les joueurs, les officiels et les fans, la franchise a été cédée à un homme d’affaires de l’Oklahoma, où elle s’est relocalisée. Nancy Koehn, spécialiste de Starbucks à la Harvard Business School et grande admiratrice de Schultz, liste au contraire ses qualités : ” Il est sérieux, croit en l’Amérique et parle un langage compréhensible pour la majorité des électeurs “. Selon ses proches cités par la presse américaine, l’ex-businessman devrait annoncer sa décision dans les semaines qui viennent…

Par Isabelle Lesniak.

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