Souffrance au travail: le silence des managers

Pression, hyperconnexion, tiraillements éthiques… La souffrance au travail n’épargne pas les managers, mais ils s’astreignent plus souvent au silence, avec l’idée qu’en parler “serait avouer ne pas être à la hauteur”.

Ilma Choffel de Witte a vécu tout ça de front. Son mari, Nicolas, cadre de la direction de la communication du groupe La Poste en France, s’est suicidé en 2013 après un burn-out. La charge de travail insurmontable ou encore des problèmes d’éthique l’ont “tué à petit feu”, dit-elle. Au moment de sa mort, il avait perdu 20 kilos.

A ses yeux, les managers en souffrance “ne se plaignent pas, parce que ce serait avouer ne pas être à la hauteur” et “se tirer une balle dans le pied”. Une position qui les place dans un “isolement extrême“, a-t-elle observé, lors d’un récent webinaire sur la souffrance au travail des managers.

Pour Anne Serça-Tassy, médecin inspecteur du travail, invitée du même webinaire organisé par le magazine français Santé au travail, la spécificité de la souffrance de l’encadrement est qu'”il y a cette impossibilité d’en parler”.

“Ils ont du mal à prendre rendez-vous auprès du médecin du travail, à prendre un arrêt de travail. Il y a une espèce de déni des signes d’alerte”, dit-elle.

S’appuyant sur “des faits réels” qui lui ont été rapportés dans le cadre de son activité, elle a écrit un roman, “Un si petit compromis”. Cela permettait “d’incarner ces managers qui appliquent des politiques qu’ils n’ont pas choisies et avec lesquelles ils peuvent ne pas être en accord”, dit-elle.

Une situation illustrée par un autre participant du webinaire, médecin du travail dans un hôpital, qui a évoqué le cas de ces cadres qui doivent “rappeler leurs infirmiers sur leur week-end de repos” pour faire tourner le service, se trouvant ainsi “en désaccord avec leurs valeurs”.

Dans le livre de Mme Serça-Tassy, aucun manager “ne fait vraiment une action délétère consciemment, mais au final la secrétaire va être en burn-out”, un autre personnage en arrêt de travail, tandis que le dirigeant “n’arrivera pas à en parler chez lui”.

“Un plus costaud” en embuscade

Le réalisateur français Stéphane Brizé est parti d’une démarche similaire pour son film, “Un autre monde”, dans lequel l’acteur Vincent Lindon incarne un cadre d’entreprise.

Les échanges qu’il a eus avec des managers de différents secteurs montrent aussi qu’“avouer une fragilité”, dans leur inconscient collectif, “c’est presque avoir un pas dehors” avec l’idée “qu’un plus costaud” les remplacera. Il a fallu, explique-t-il, rendre compte dans son film d’une position “complexe” de “celui qui souffre, mais aussi qui fait souffrir”.

L’économiste Pierre-Yves Gomez, professeur à Lyon (sud-est), note de son côté que “l’impossibilité de bien faire est la souffrance mère”.

Il relève que les entreprises, un temps focalisées sur “le critère de performance”, ont davantage pris compte depuis les années 2010 “des critères sociétaux”. Pendant la même période, la digitalisation a à la fois facilité le travail des cadres mais les a aussi rendus “vulnérables”. Or, “on n’a pas entièrement pris en compte à quel point la souffrance peut naître de cette ambivalence de l’outil”, dit-il.

La pandémie de Covid-19, et les confinements – qui ont dégradé la santé mentale, ce qu’a encore pointé l’OMS tout récemment – ont à ses yeux “accéléré” les mouvements en cours. Ils ont fait prendre “conscience du travail utile”, mais aussi pour certains managers de “l’inanité de leur travail”: avec par exemple le constat qu’un Power point en retard “n’allait pas changer la face du monde”.

“Même si les choses reprennent, évidemment (…) cette prise de conscience a été forte” avec “quand même une blessure”, dit-il.

Alors, quelles solutions? A ses yeux, “ce sont les collectifs qui sauvent les managers” en apportant des “ressources de résistance”, que ce soient les collègues ou des appuis à l’extérieur, tandis qu’à l’inverse, “les résistances individuelles mènent à des tragédies ou des impasses”.

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