Selon le psychologue Bram Vervliet: “La peur est un moteur dans la société”

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Dirk Vandenberghe Journaliste freelance

Même si le monde est devenu un endroit plus sûr de manière générale, collectivement, nous avons plus peur que par le passé. “Mais prendre une décision, fondée sur la peur, ne signifie pas automatiquement que vous êtes irrationnel”, souligne le psychologue Bram Vervliet, qui mène des recherches sur la signification des peurs et des angoisses depuis plus de vingt ans.

Bram Vervliet mène des recherches sur la peur et l’angoisse depuis de nombreuses années. Ses publications sont saluées dans le monde entier, mais par un groupe restreint de collègues. ” Je voulais diffuser plus largement les connaissances que j’ai accumulées au fil des ans”, déclare-t-il, expliquant les raisons qui l’ont poussé à écrire un livre sur la peur. “Par ailleurs, ces dernières années, j’ai été de plus en plus sollicité par les médias, surtout depuis les menaces terroristes. J’ai reçu des questions qui m’ont fait sortir de ma zone de confort et j’ai dû chercher des réponses à plus large échelle, par exemple sur l’anxiété sociale. En faisant des recherches sur la peur dans mon laboratoire, je n’ai pas réalisé qu’un monde sans peur est le principal objectif de l’humanité. Le fait de découvrir, qu’une “vie à l’abri de la peur et du besoin” est décrite dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal le plus élevé de l’humanité, a été pour moi une sorte de révélation.”

Vous avez donc cherché à savoir si nous avions moins peur au cours des dernières décennies que par le passé. Qu’en est-il?

BRAM VERVLIET. “En effet, je me suis demandé si actuellement nous avions plus ou moins peur qu’avant. Ce n’est pas facile de faire une affirmation à ce sujet, car on trouve des chiffres contradictoires. Nous pouvons vivre une vie saine, prospère et sûre, mais nous nous inquiétons toujours pour de nouvelles choses. Je me suis également demandé pourquoi tant de personnes souffrent de troubles et d’angoisses. Mais cela ne signifie pas pour autant que les statistiques augmentent, car ce n’est pas le cas.”

Nous pouvons aspirer à un monde sans peur, mais nous avons néanmoins besoin de la peur pour fonctionner, selon les nombreuses études que vous citez.

VERVLIET. “Un monde sans peur est évidemment quelque chose d’irréaliste. La question est de savoir si c’est souhaitable. La peur et l’anxiété sont innées, c’est un mécanisme évolutif de la survie. Mais au cours des vingt dernières années, de nombreux éléments ont également montré que la peur est étroitement liée à la sollicitude. C’est ce que l’on appelle l’hypothèse du singe craintif. Les humains sont beaucoup plus craintifs que les chimpanzés et les bonobos, même les tout-petits réagissent plus craintivement aux nouvelles choses que les chimpanzés et les bonobos de leur âge. Cette peur suscite la sollicitude. Ainsi, la peur n’est donc pas seulement expliquée par l’évolution, elle est un moteur important dans la société. Nous sommes capables de reconnaître la peur chez les autres, ce qui est important pour une prise en charge.”

Pourquoi percevons-nous la peur de façon si négative ?

VERVLIET. “Parce que ce n’est pas un sentiment agréable. Toute personne qui souffre d’anxiété peut le confirmer. N’oubliez pas qu’on estime que 30% des personnes souffriront d’un trouble anxieux ou d’une phobie à un moment donné de leur vie. Habituellement, cela n’a pas d’impact majeur jusqu’à ce que vous vous retrouviez dans une situation où vous avez vraiment peur. C’est un sentiment tellement désagréable que vous voulez qu’il cesse immédiatement. Fuir une situation menaçante procure donc une sensation immédiate de bien-être. Si la peur était un sentiment agréable, nous ne fuirions pas le danger.”

Vous parlez souvent de peur injustifiée. Mais comment savoir si une peur est injustifiée ? Comment savoir si la peur d’un revers financier, du réchauffement climatique ou encore des conséquences de la guerre en Ukraine est injustifiée?

VERVLIET. “Je pense que c’est là que l’on va plus loin dans la distinction entre anxiété, peur et panique. Cela a à voir avec la proximité de la menace. Avec la peur, vos sens sont en alerte, vous êtes concentré sur un éventuel danger, comme c’est le cas maintenant avec la guerre en Ukraine. Dans ce cas-ci, c’est positif d’avoir peur, dans le sens où vous êtes en alerte. Et c’est particulièrement vrai pour nos politiciens et nos décideurs. C’est tout à fait différent du fait de paniquer toute la journée jusqu’à ne plus pouvoir en dormir la nuit. Si la peur vous paralyse à ce point et ne vous aide pas à bouger d’un pouce, à avancer, alors c’est négatif. Etre prudent et suivre la situation de près est une bonne chose. Et vous pourriez par exemple décider alors d’enfin installer ces panneaux solaires sur le toit de votre maison. Cette décision a du sens, même si elle a été prise initialement dans la crainte des conséquences de la guerre.

La peur n’est donc pas une si mauvaise chose. Mais c’est ce que vous en faites qui est important ?

VERVLIET. “La peur est un sentiment d’urgence, elle signifie que quelque chose d’important est en jeu. Je remarque souvent que nous mettons tout le monde dans le même panier lorsque nous parlons de la peur. Dans une discussion, cela devient rapidement une question d’alarmisme ou d’exagération. Prenez le port d’un casque à vélo. Certains disent : c’est alarmiste. Mais ce n’est pas le cas. Il s’agit seulement d’une évaluation personnelle du risque : vous pesez le pour et le contre entre le fait que vous trouvez désagréable de porter un casque à vélo et le danger en cas de chute. Cela ne signifie pas que vous êtes irrationnel. Je remarque cela également dans de nombreux débats sur le climat, l’immigration, l’économie ou les inégalités. Lorsque des personnes ne sont pas d’accord avec le point de vue des autres, elles sont promptes à parler de “peur”, elles pensent que les autres agissent par peur. Cela revient à dire: “ils sont irrationnels”, avec comme conséquence logique: “je suis rationnel”. Pendant ce temps, les autres pensent ou disent la même chose de vous. J’y vois un danger, car de cette manière, vous éloignez les gens du débat. “

Il faut donc prendre ces peurs au sérieux, mais il faut aussi savoir s’en distancier au moment de prendre une décision. Pouvons-nous apprendre cela?

VERVLIET. “Certainement. Qu’est-ce que la distance ? On dit souvent que c’est mettre la raison au-dessus des émotions. Mais en réalité, ce qui se passe, c’est que vous commencez à vous concentrer sur une seule chose importante, une chose qui attire soudain toute votre attention. Vous pouvez prendre de la distance en tenant compte des autres éléments qui gravitent autour. Ainsi, vous ne prenez pas votre décision en étant focalisé uniquement sur cette chose.”

Dans votre livre, vous parlez longuement des métaphores et de la façon dont les peurs sont utilisées par les médias, l’industrie et les politiciens pour orienter les gens dans une certaine direction. C’est si facile de faire peur aux gens ?

VERVLIET. “Il faut que cela touche à quelque chose d’important pour les personnes, on ne peut pas effrayer les gens au hasard. Il faut qu’il y ait un terreau fertile, un malaise ressenti face aux changements. De cette façon-là, vous pouvez renforcer les sentiments latents de peur. Nous nous demandons sur quoi nous devons nous concentrer : l’un parle du climat, un autre d’inégalité et un troisième d’immigration. La peur des conséquences possibles est utilisée pour faire passer un problème en tête de la liste des urgences.

Vous trouvez les métaphores plus dangereuses que les bulles Internet, même si ces bulles peuvent confirmer certains préjugés et idées.

VERVLIET. “Je voulais surtout faire comprendre que les métaphores, auxquelles nous sommes habitués depuis longtemps, sont parfois plus dangereuses que les phénomènes nouveaux. Tout le monde se concentre sur ce phénomène de bulles, mais en fait nous ne savons pas encore comment elles fonctionnent. Cela les fait paraître plus dangereuses. Mais dans notre société, les métaphores sont comme des tueurs silencieux; nous nous y sommes tellement habitués que nous ne les voyons plus. Les métaphores sont très sournoises, souvent on ne les remarque plus.”

Mais n’est-il pas évident que beaucoup de métaphores sont juste des métaphores ? Par exemple, une “guerre” commerciale, nous savons qu’elle ne se fait pas avec des armes.

VERVLIET. “Absolument, mais elle peut déclencher toutes sortes de choses.”

C’est le cas ?

VERVLIET. “Les mots que vous choisissez sont très importants. Si un mot est utilisé souvent, il décide en grande partie comment nous le comprenons et donc de la façon dont nous faisons face à une situation. Vous pouvez ainsi décrire l’augmentation du burn-out comme “une légère hausse” ou comme “une épidémie”. Mais on peut aussi penser de manière plus orientée solutions, une maladie comme le burn-out ou la dépression a souvent une cause directe.”

Vous écrivez que les facteurs socio-économiques jouent également un rôle.

VERVLIET. “La crise financière et la crise de l’euro ont frappé durement de nombreuses personnes, c’est certain. Ceux qui ont obtenu leur diplôme à cette époque se sont retrouvés dans un monde d’incertitude gigantesque. Ce sont des choses qui peuvent influencer l’anxiété, la dépression et le burn-out, il faut y réfléchir. C’est à nouveau d’actualité aujourd’hui, avec la hausse des prix de l’énergie. Vous pouvez plus ou moins vous préparer à des augmentations lentes, mais les augmentations soudaines peuvent être très angoissantes pour de nombreuses personnes. C’est ce qui ressort des recherches de Mark Elchardus sur la conviction du déclin de la société et que cela a un impact sur les attentes qu’on a pour l’avenir. Vous avez l’impression d’être le jouet de forces supérieures, vous n’avez plus aucun contrôle. C’est un dilemme difficile : nous sommes avides d’informations, et nous en recevons, mais nous n’avons guère notre mot à dire sur les grandes évolutions en cours. Par conséquent, nous nous sentons impuissants et cela provoque des peurs.”

N’est-ce pas dans la nature humaine de se concentrer sur le négatif ? Un commentaire négatif reste souvent plus longtemps qu’un compliment.

VERVLIET. “C’est, malheureusement, généralement humain. En se concentrant sur le négatif, on veut mettre le doigt sur le problème et le résoudre. Le grand défi est d’accepter que le monde est déjà bon tel qu’il est, et en attendant, il faut continuer à travailler sur le changement.”

Votre conclusion est la suivante : si nous voulons moins d’anxiété dans la société, nous devons donner la priorité à la lutte contre la pauvreté au moyen d’un revenu de base. Car la pauvreté a une double répercussion: les personnes pauvres deviennent plus souvent anxieuses et déprimées, et la dépression et l’anxiété favorisent la pauvreté. En tant que société, y prêtons-nous suffisamment attention ?

VERVLIET. “On étudie cela dans nos universités, mais effectivement, j’ai l’impression qu’on y prête moins d’attention qu’il y a vingt ans. On accorde beaucoup d’attention aujourd’hui au bien-être mental, certainement depuis la pandémie du coronavirus, mais cela n’aidera certainement pas tout le monde. Il y a encore un grand groupe de personnes que nous ne pouvons pas atteindre avec la psychothérapie. Nous devons déployer davantage d’efforts pour atteindre les couches les plus pauvres, parfois cachées, de la population.”

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