Russie: le retour du péril rouge ?

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Les inégalités croissantes, le recul des libertés et l’avènement des populistes ressemblent fort à ce qui prévalait en 1917, à l’aube de la révolution russe.

De bien tristes centenaires s’enchaînent ces temps-ci. Il y a d’abord eu en 2014 celui de l’éclatement de la Grande Guerre, qui mit à bas l’ordre libéral. Puis en 2016, celui du premier jour de la bataille de la Somme, l’une des plus sanglantes de l’histoire militaire. L’année 2017 marquera le 100e anniversaire de la prise du pouvoir par Lénine en Russie. Un putsch à l’origine d’une longue série de tragédies : l’essor de Staline, la mort de plus de 20 millions de personnes dans la collectivisation de l’agriculture et l’industrialisation à marche forcée, l’invention du goulag, l’occupation soviétique de l’Europe de l’Est, la guerre froide. Jusqu’à, dernièrement, l’émergence de Vladimir Poutine et de son Etat voyou.

Depuis les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, toute la politique occidentale a consisté à s’assurer que les problèmes créés par la révolution russe et par la prise de pouvoir d’Hitler ne se répéteraient pas. Les Alliés fondèrent alors trois institutions internationales (la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et les Nations unies) censées stabiliser l’économie mondiale et prévenir les conflits internationaux. La plupart des pays se dotèrent d’un système social dit de l’Etat providence (ou le renforcèrent) afin d’offrir à leur population à la fois des filets de sécurité et des perspectives d’ascension sociale. Les Etats-Unis furent les artisans d’une politique d’endiguement qui, d’abord vouée à contenir l’expansion de l’Union soviétique, devait la conduire à l’effondrement.

Un climat de fin de siècle

Entre populisme et autoritarisme, Vladimir Poutine incarne bien mieux l’esprit de ce temps que Barack Obama.

Cet âge d’or touche à sa fin. Impossible d’observer ce qui se passe dans le monde sans être frappé par les similarités entre 1917 et aujourd’hui. A commencer par un climat très fin de siècle. Les 40 ans qui précédèrent la révolution russe furent ceux du triomphe de l’ordre libéral. Le libre-échange, promu d’abord par les Britanniques, faisait se rencontrer la planète entière ; la démocratie libérale, florissante en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, avait le vent en poupe dans nombre d’autres pays. De 1980 à nos jours a prévalu un triomphalisme similaire. La mondialisation, emmenée par les Américains, a progressé sans entrave, le nombre de pays accédant au rang de démocraties s’est multiplié. A droite comme à gauche, tous en politique entendaient démontrer leur adhésion au ” consensus de Washington “.

Heureusement, le monde a évité à ce jour une nouvelle guerre totale (même si une bonne partie du Moyen-Orient est à feu et à sang). Mais d’autres échos saisissants s’imposent à l’esprit. Les Etats peinent à mener à bien leurs projets d’accords commerciaux. Selon le groupe de réflexion américain Freedom House, 105 pays ont vu leur niveau de liberté reculer depuis 10 ans. En Occident, des populistes entendent jeter aux orties l’ordre libéral dans tous ses aspects : le libre-échange et les valeurs de progrès, mais aussi les alliances internationales contre les régimes voyous. Ailleurs avance un populisme autoritaire. Tant et si bien que Vladimir Poutine incarne bien mieux l’esprit de ce temps que Barack Obama.

Défendre le libéralisme

Tout cela est dû en partie à de fâcheux concours de circonstances : la Grande-Bretagne ne se préparerait pas à quitter l’Union européenne si David Cameron n’avait pas pris la funeste décision de s’amuser avec la démocratie directe. Mais l’ordre libéral est lui aussi en cause. La mondialisation a trop profité aux plus riches : aux Etats-Unis, la part de revenus après impôts revenant au 1 % des Américains les plus riches a doublé depuis 1979, passant de 8 à 17 %. Et à bien des égards le pire semble encore à venir. La croissance de la productivité s’est ralentie. Et à moins que ce phénomène ne s’inverse, la politique tournera nécessairement à une foire d’empoigne pour la répartition des richesses. Les géants des technologies comme Google et Amazon affichent des parts de marché qu’on n’avait plus vues depuis la fin du 19e siècle, âge d’or de ceux que les Etats-Unis avaient surnommés les ” barons voleurs “. Dans ce même pays, pourtant censé être le paradis de l’initiative, il meurt davantage d’entreprises qu’il ne s’en crée.

Comment les tenants du libéralisme peuvent-ils espérer éteindre ces incendies qui une fois encore menacent de réduire en cendres l’ordre libéral ? La solution consiste, pour une part, à défendre avec plus de vigueur le libéralisme – à rappeler, par exemple, que la mondialisation a sorti des millions d’hommes et de femmes de la pauvreté et que revenir en arrière ne ferait qu’aggraver encore les maux économiques d’aujourd’hui. Il faut aussi, pour une autre part, dénoncer les ennemis du libéralisme comme les tigres de papier qu’ils sont : Vladimir Poutine en particulier règne par la peur et par le mensonge sur un pays dont la puissance économique est en perte de vitesse et dont la population vit dans la misère et la maladie.

Mais le capitalisme lui aussi doit s’amender. Les gigantesques inégalités sont une menace pour la croissance autant que pour la stabilité. Les Etats doivent combler les failles qui permettent à des entreprises et à des individus d’échapper à l’impôt. Face à une concentration économique qui autorise des groupes à engranger des bénéfices record, les pouvoirs publics doivent redoubler d’efforts contre tout ce qui menace la concurrence. Les Etats ont jusqu’à présent préféré se complaire dans l’idée qu’une marée montante remettrait à flot tous les bateaux. Ils doivent aujourd’hui sortir de cet attentisme, sous peine de voir des démagogues relancer leur entreprise de démolition de l’ordre libéral.

Adrian Wooldridge, éditorialiste pour “The Economist”.

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