Quand l’intelligence se veut collective

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Mobiliser ses collaborateurs et les autonomiser pour transformer son entreprise ? La tendance touche tous les secteurs. Objectif : augmenter l’efficience du travail et la qualité du service rendu. Analyse d’un phénomène qui a le vent en poupe mais touche aux fondements mêmes des entreprises.

Entreprise libérée, “holacratie”, “sociocratie”, management participatif : depuis quelque temps, de nouveaux concepts fleurissent. Ils semblent découler non seulement d’une volonté claire des entreprises de replacer l’humain au centre du travail, mais aussi de l’indépendance que le digital octroie aux employés, notamment en permettant que leur activité ne soit plus liée à une unité de temps ou d’espace. En réalité, ces concepts ne sont surtout que les différentes facettes d’une même tendance plus globale qui vise à mobiliser l’intelligence des collaborateurs pour augmenter la performance de l’entreprise et la qualité du service rendu ou du produit délivré. Mine de rien, une véritable révolution par rapport à l’organisation du travail que l’on connaît chez nous depuis le siècle dernier.

Le monde industriel a organisé la séparation entre la conception et l’exécution du travail. C’est ce qu’on appelle le taylorisme. Or, clairement, ce modèle n’est plus efficace.” – Isabelle Ferreras (UCLouvain)

” Le monde industriel a organisé la séparation entre la conception et l’exécution du travail, explique en effet Isabelle Ferreras, professeur de sociologie à l’UCLouvain et chercheuse au FNRS. C’est ce qu’on appelle le taylorisme dont le plus bel exemple est, évidemment, le travail à la chaîne. Or, clairement, ce modèle n’est plus efficace. Dans l’économie de services qui est à la nôtre – soit une économie de la connaissance – la seule manière efficace d’organiser le travail est d’installer les travailleurs en position de justement affaire une influence sur cette organisation. Aujourd’hui, on demande à un employé de se mettre à la place du client et d’appréhender sa demande de son point de vue. Et donc d’adapter le service en fonction du besoin exprimé. A minima, l’employé doit donc pouvoir co-construire le service rendu. C’est la base de la condition d’innovation et cela n’a plus rien à voir avec les théories de Taylor… ”

L’exemple de Google

Rappelons en effet que le système capitaliste lie l’apport de capitaux à des droits politiques, c’est-à-dire la possibilité de définir la stratégie d’une entreprise et son organisation. Or, avec l’émergence de ces nouveaux concepts d'” entreprise libérée ” ou de ” management participatif “, cette conjonction est aujour-d’hui clairement remise en cause. Le plus bel exemple récent vient de Google qui, coup sur coup, a dénoncé un contrat militaire et refusé de soumissionner à un autre car certains de ses employés ont refusé de voir leur travail associé à l’art de la guerre. ” Google a jugé que les conditions de sa propre efficacité passaient par la prise en compte de l’avis de ses employés, poursuit Isabelle Ferreras. L’entreprise a estimé que son activité économique nécessitait une acception de sa condition politique, donc que les décisions prises devaient être légitimes aux yeux de ses employés. Le fait qu’une organisation doive se soucier des finalités que l’employé assigne lui-même à son travail est une idée qui travaille aujourd’hui beaucoup les entreprises. Evidemment, et c’est l’exemple de Google, exciter l’intelligence des collaborateurs pour définir les moyens finit par leur donner l’envie et le besoin de peser sur les fins. C’est la critique politique du travail… ”

Dirk Vandendriessche (Actiris):
Dirk Vandendriessche (Actiris): “Le fonctionnement a clairement changé. Les postures des managers sont devenues différentes.”© photos : pg

Libérer une entreprise consiste donc à accorder plus d’autonomie aux collaborateurs et plus de confiance, tout en supprimant les contrôles inutiles et en limitant le poids de la hiérarchie. Mais cette libération prend différentes formes. La plus extrême est ce qu’on appelle l'”holacratie” qui supprime complètement la pyramide. A l’inverse, la plus soft prend le nom de management participatif. C’est la voie choisie par Actiris, l’office bruxellois de l’emploi.

” A son arrivée, Grégor Chapelle, notre directeur général, voulait renverser la pyramide, se souvient Dirk Vandendriessche, directeur d’Actiris Academy. Nous avons mis en place différentes actions mais n’avons entamé une démarche vraiment structurée qu’il y a trois ans. D’abord avec le comité de direction pour définir une vision. Vers où veut-on vraiment aller ? L’holacratie avec un Actiris ‘tout plat’ ? Il ne faut pas oublier que nous sommes un OIP ( organisme d’intérêt public, Ndlr) et que ce statut détermine la gestion du personnel. En plus, nous devons suivre la stratégie du gouvernement bruxellois. Donc l’idée était plutôt de définir un management plus participatif qu’il ne l’était avant. Avec d’abord un travail de fond avec nos directeurs. Parce qu’il n’était pas possible d’être plus participatif qu’eux n’étaient prêts à l’être. Il faut que le top lâche prise pour que les autres gagnent en autonomie. Chez Actiris, il reste donc une hiérarchie. Mais le fonctionnement a clairement changé. Les postures des managers sont devenues différentes : coaching, inspiration et empowerment. ”

Sept niveaux de délégation

A l’arrivée, Actiris a choisi de basculer dans le management participatif par conviction et pour trois raisons majeures. ” D’abord, la complexité du service à délivrer, poursuit Dirk Vandendriessche. Nos collaborateurs doivent être capables de s’adapter. L’époque n’autorise plus les délais de réponse ou les réponses rigides non personnalisées. Plus de temps non plus pour se tourner vers un manager omniscient. Ils doivent pouvoir délivrer par eux-mêmes et choisir la méthode adaptée. Ce n’est pas une mode mais une nécessité. Et pour cela, ils ont besoin d’autonomie et de responsabilisation. Ensuite, pour continuer à être pertinents et à innover, nous avons besoin d’une intelligence collective, d’une mise en commun des talents et des idées de notre millier de collaborateurs. Enfin, le management participatif donne de la fierté et du plaisir à travailler chez nous. Sans oublier le sens de ce travail. Passer de collaborateur à collaboracteur… ”

C’est dans le service de Dirk, l’Actiris Academy, qu’a été lancée la première expérience pilote. Y ont été essayés toute une série de concepts comme l’organisation en cercles concentriques qui suppose de nouvelles responsabilités, la définition d’une constitution qui régit la vie en commun – un concept issu de l’holacratie, etc. ” Cette constitution a servi de base aux guidelines du management participatif qui régissent toute la boîte, confie Gilles Tinant, spécialiste en développement de l’organisation. S’y retrouvent le pourquoi et les outils qu’on peut utiliser avec les équipes. Les guidelines expliquent comment déléguer le pouvoir, définir les responsabilités, gérer les signatures, mobiliser le potentiel, etc. Parmi les outils, nous avons développé en interne un jeu de cartes de la délégation. Il y en a sept qui vont de ‘j’ai décidé et je vous donne les instructions’ à ‘je délègue complètement’. Le choix a été pris de maintenir les sept niveaux de délégation. Car management participatif, chez nous, ne veut pas dire absence de hiérarchie. On ne délègue pas tout. Ceux qui veulent le peuvent mais ce n’est pas le but. C’est un management de confiance qui définit clairement les périmètres d’autonomie. Chaque travailleur connaît son rôle et jusqu’où il peut aller. Le contrat doit être clair et, dans le même temps, le management doit délivrer ce qui a été promis. Il faut aussi comprendre que dans le management participatif, le one size fits all ne marche pas. Les besoins ne sont pas les mêmes suivant les services, les métiers et les personnes. C’est clairement aux équipes de définir leur propre modus vivendi. ”

C’est un management de confiance qui définit clairement les périmètres d’autonomie. Chaque travailleur connaît son rôle et jusqu’où il peut aller.

Décider par consentement

Désormais, chez Actiris, ont fleuri des concepts comme l’élection sans candidat, une méthode issue de la sociocratie qui permet de choisir quelqu’un par consentement en votant ” avec ” et jamais ” contre “. Mais aussi la décision par consentement, autre concept de la sociocratie. Ce type de décision a désormais cours au comité de direction.

” Tout le monde doit pouvoir vivre avec la décision prise, explique Nathalie Descheemaeker, directrice du département Partenariats et programmes d’emploi et ambassadrice du management participatif au sein du comité de direction. En d’autres termes, nous continuons le tour de table et mettons en place des bonifications jusqu’au moment où la décision est unanime. Nous travaillons de cette manière dans 99 % des cas. La présidence du comité est assurée en alternance en fonction des décisions à prendre ou des projets à lancer. Au début, ce fut un peu fastidieux mais aujourd’hui, cela va de plus en plus vite. La méthode a clairement engendré un lien fort entre nous, une véritable collégialité. Avec une véritable dynamique qui suppose écoute, confiance et collaboration et, aussi, implique le besoin d’aller à l’essentiel. ”

Nathalie Descheemaeker (Actiris):
Nathalie Descheemaeker (Actiris): “Il n’y a eu aucune résistance directe et consciente. Juste quelques réactions de personnes qui, à l’évidence, ont du mal à se remettre en question.”© photos : pg

Evidemment, dans une administration publique avec des statuts, des barèmes et un cadre plutôt rigide, la mise en place d’un management participatif est un processus qui percole plutôt qu’il ne s’impose. Une évolution lente mais décidée. ” Ce n’est clairement pas évident de changer la culture et la posture, poursuit Nathalie Descheemaeker. Nous avons beaucoup travaillé sur la définition de la vision : il est crucial que chaque collaborateur, quel que soit son niveau ou son métier, sache où nous allons et quel rôle il a à jouer. Cela suppose de sensibiliser, de former et d’expérimenter pour que chacun s’approprie la démarche. Globalement, il n’y a eu aucune résistance directe et consciente. Juste quelques réactions de personnes qui, à l’évidence, ont du mal à se remettre en question. Ceux qui l’ont déjà expérimenté chez nous sont conquis : le management participatif donne du sens au travail. Quant aux managers ou aux directeurs comme moi, nous ne travaillons pas moins mais différemment. J’ai l’impression d’être plus en danger, plus en fragilité car la méthode suppose qu’on montre qu’on ne sait pas tout et qu’on n’a pas réponse à tout. Il faut être plus proche des gens, plus empathiques. Leur parler et les écouter différemment. Et ne jamais cesser de chercher les talents des uns et des autres. ”

Est-ce que ça marche ?

La littérature spécialisée regorge d’exemples d’organisations qui, en tout ou en partie, ont basculé dans une forme de libération : Danone, Decathlon ou, chez nous, Cosucra et les SPF Mobilité et Sécurité sociale. Les résultats dépendent clairement du secteur d’activités, de la culture d’entreprise et de la clarté apportée au projet. Chez Actiris, la sauce semble avoir pris. Comme en témoignent les réactions recueillies au sein de Subsi-Job, le département qui gère les emplois subsidiés par convention avec 1.300 entreprises. Soumis à des soucis de fonctionnement, il s’est entièrement réorganisé sur base d’un projet participatif et évolue désormais sous la forme d’un management tout aussi participatif. ” C’est une double valorisation. Je me sens respecté dans mon relationnel avec les autres et dans mes capacités. Je suis vraiment un membre à part entière de la boîte “, explique l’un. ” C’est vraiment de l’autogestion qui permet de se sentir impliqué, autonome et entendu. Je suis clairement plus motivée à venir travailler”, conclut l’autre.

L’holacratie ou la disparition de la hiérarchie

BRIAN ROBERTSON (HolacracyOne):
BRIAN ROBERTSON (HolacracyOne): “Le chemin peut être long avant de pouvoir considérer ses employés comme des partenaires. “© pg

Parmi les nouvelles formes d’organisation libérée de l’entreprise, l’holacratie occupe une place à part. Elle supprime l’aspect pyramidal d’une entreprise pour mettre la gouvernance dans les mains des employés en fonction de leurs compétences. Il s’agit d’un concept élaboré en 2001 par Brian Robertson (photo) au sein de Ternary Software, son entreprise de consultance informatique. Les experts lui reprochent néanmoins de s’être très largement inspiré de la sociocratie évoquée dans les écrits d’Auguste Comte, le philosophe fondateur du positivisme. Les termes utilisés par Robertson se rapprochent d’ailleurs très forts de ceux de Comte même si les moyens mis en oeuvre diffèrent profondément. Quoi qu’il en soit, Brian Robertson est aujourd’hui partenaire dans HolacracyOne, une PME d’une vingtaine de personnes qui promeut le concept dans le monde entier et aide à sa mise en place dans les entreprises à l’aide de coaching et de formations. 1.000 sociétés l’auraient déjà adopté en tout ou en partie. Nous avons rencontré Brian Robertson à Bruxelles à l’occasion d’une conférence.

TRENDS-TENDANCES. Comment est née l’idée de l’holacratie ?

BRIAN ROBERTSON. Je voulais que mon entreprise grandisse au-delà de ma personne, que je n’en sois pas le centre. Je me suis demandé comment je pouvais construire un environnement où une intuition ressentie par un collaborateur pourrait remonter et conduire au changement. Généralement, les entreprises sont conçues pour résister au changement. Les procédures sont inefficaces, bureaucratiques, et pour pouvoir changer, il faut convoquer de grandes réunions. Dans mon entreprise, je souhaitais que chaque collaborateur soit tout aussi capable que moi, en tant que fondateur, de prendre le leadership et de décider. J’ai surtout créé de la clarté sur qui fait quoi.

Concrètement, quelle est la méthode ?

L’holacratie est un cadre qui décompose le travail et la prise de décision. C’est une nouvelle façon de penser l’autorité et le pouvoir. Les organisations qui pratiquent l’holacratie ne fonctionnent plus avec un management hiérarchique. Il n’y a plus de boss, plus de manager. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de structure. Au contraire, la structure est forte. Les rôles sont clairs. Chacun sait qui est responsable de quel périmètre et qui prend les décisions. L’autorité est mieux répartie.

Donc avec l’holacratie, on ne dépend pas d’un boss ?

Non. Moi chez HolacracyOne, je remplis une vingtaine de rôles au sein de cinq équipes différentes. Je ne suis pas coincé à un endroit dans la structure. Chaque équipe organise un processus de gouvernance pour clarifier chaque rôle. C’est un exercice régulier, évolutif et itératif.

Il est plus facile de considérer ses employés comme des partenaires dans une PME que dans une multinationale ?

Oui, clairement. Nous essayons de tendre vers tout type d’organisation. La plus grande entreprise qui applique l’holacratie dans son ensemble avoisine les 2.000 employés. D’autres grandes entreprises l’appliquent dans certains départements. Le chemin peut être long avant de pouvoir considérer ses employés comme des partenaires.

Quelle est la spécificité de l’holacratie par rapport aux autres méthodes de management collaboratif existantes ?

Il existe énormément d’outils pour rendre les entreprises plus agiles, plus réactives. Mais jusqu’à présent, l’holacratie est la seule approche qui supprime complètement le management hiérarchique. La méthode est aussi la seule qui soit générique et non pas créée sur mesure pour une organisation spécifique.

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