Quand Jannie Haek rencontre Nassim Taleb: “Nous ne savons rien de plus sur la nature humaine qu’il y a 2.000 ans”

© Karoly Effenberger

Pour l’essayiste mondialement connu comme pour le patron de la Loterie nationale, ceux qui ont du succès ont bénéficié surtout d’un sort favorable. Mais ils ont parfois tendance à l’oublier.

Autour de nous, pas de cygne noir mais des flamants roses. Un joli soleil de fin d’après-midi caresse les toits du zoo d’Anvers, fermé à cette heure. C’est dans ce décor idyllique que Nassim Taleb, l’ancien trader devenu essayiste à succès (notamment avec son ouvrage Le Cygne noir), et Jannie Haek, le patron de la Loterie nationale, se rencontrent. A quelques pas de là, au Flanders Meeting & Convention Center d’Anvers, la Loterie nationale organise le 10e Congrès des loteries européennes, le grand événement annuel du secteur. C’est l’occasion de parler du hasard, du destin, de la vie avec deux personnalités hors normes.

TRENDS-TENDANCES. Jannie Haek, Nassim Taleb, quel rôle la chance a joué dans votre vie ?

NASSIM TALEB. Il ne faut pas se focaliser sur la chance mais avoir, lorsqu’il se passe quelque chose, une exposition positive à la chance. Il faut s’assurer de ne pas souffrir si vous n’avez pas de chance, et d’avoir du plaisir et d’en tirer bénéfice si vous en avez. C’est cette asymétrie que j’expliquais dans mon livre Antifragile (paru en 2013, Ndlr).

JANNIE HAEK. La chance ou la malchance est simplement ce qui arrive. Imaginez que vous êtes le CEO d’une société. Vous imprimez une direction, vous choisissez chaque employé, vous déterminez un plan stratégique après une longue analyse, vous créez une organisation. Sauf que celle-ci n’est pas forcément adaptée à ce qui pourrait advenir soudainement… C’est ce que j’aime dans le livre de Nassim Taleb. Il ne parle pas de chance, mais structure. La question est donc : quand quelque chose arrive, est-ce que je peux m’adapter, est-ce que je peux en profiter, est-ce que je peux saisir cette opportunité quand elle passe devant moi ?

N.T. Ecrire des livres m’a appris beaucoup sur ces choses. Car quand vous commencez un livre, vous avez peut-être une vague idée de sa fin, mais pas de ce qu’il contiendra. Je me réveille le matin, je marche, j’essaie d’écrire quelque chose, mais j’arrête si ce que j’écris ne me plaît pas. Je laisse le livre me mener.

Quand Jannie Haek rencontre Nassim Taleb:

Vous dites, Jannie Haek, que la Loterie est une métaphore de la vie…

Il n’y a rien de mauvais à parfois organiser le choix en fonction du hasard. ” Jannie Haek

J.H. Il y a beaucoup de mauvaises compréhensions sur la loterie. En Belgique, la plupart des joueurs misent un très petit montant, de cinq euros. Ils ne prennent pas de risque financier. Il s’agit juste du plaisir de jouer, de participer. Je ne suis pas un de ceux qui prétendent que jouer à la loterie est un bon investissement comparé aux options financières ou à ce type d’instruments. C’est juste un jeu, mais avec une histoire, et qui montre qu’il n’y a rien de mauvais à parfois organiser le choix en fonction du hasard. Quand j’assiste à des discussions politiques interminables sur tel ou tel sujet, je me dis parfois qu’il aurait été préférable de faire rouler les dés. On aurait dépensé moins d’énergie, moins de temps, et pour un risque de se tromper équivalent à zéro…

N.T. C’est le problème quand on cherche à optimiser un modèle. C’est la situation de l’âne de Buridan, qui ne savait pas s’il devait d’abord manger ou d’abord boire, et qui est finalement mort de son indécision ! La seule manière dont aurait pu sauver la bête aurait été de le pousser, au hasard, vers l’eau ou vers la nourriture. C’est une métaphore de la vie. Lorsque vous avez une décision à prendre, laissez le destin (ou Dieu) décider pour vous. Les loteries peuvent être amusantes pour diverses raisons, mais j’ai été récemment converti à leurs bienfaits en lisant La Fable des abeilles, de Bernard Mandeville, un livre qui explique que les vices au niveau individuel peuvent avoir des effets très positifs si on les considère collectivement. C’est vrai aussi pour le jeu. La redistribution d’argent par ceux qui gagnent le gros lot a un impact très positif.

Quand Jannie Haek rencontre Nassim Taleb:
© Karoly Effenberger

J.H. Mon épouse dirige le Ballet royal de Flandre. Parfois, on me dit en blaguant que je ” vole ” l’argent des pauvres du pays pour le donner à ma femme, qui le donne aux riches. Mais plus sérieusement, si la loterie est une métaphore, c’est aussi parce qu’elle permet de financer collectivement des institutions, des ballets, des monuments – nous sommes juste à côté de la gare centrale d’Anvers – dont les gens sont fiers et qui apportent énormément à la collectivité. Dans les cités médiévales comme Bruges, Gand, Venise, on organisait des loteries à cette fin.

N.T. De plus, en redistribuant l’argent misé, les loteries créent une inégalité face à laquelle il n’y a aucun ressentiment, puisqu’elle est le jeu de la probabilité. Les gens réagissent face aux inégalités lorsqu’ils ont l’impression qu’elles reposent sur l’establishment. La loterie peut nous apprendre beaucoup de la vie et de la manière dont les gens acceptent les inégalités.

J.H. Vous connaissez l’étymologie du mot loto ? Elle provient de la ville de Gènes et de la manière dont on désignait ses gouverneurs au 16e siècle. Tous les six mois, une partie des gouverneurs de la ville était remplacée. Et l’on tirait au sort les noms des remplaçants parce que l’on trouvait ce système très démocratique. Ce qui, pour moi, est d’ailleurs une bonne solution, parce que le tirage au sort suffit à expliquer à tous pourquoi telle personne a été choisie pour diriger, et non telle autre. Dans les tavernes, on s’est amusé à prédire les noms de la liste qui allaient être tirés au sort et à parier sur eux. Ce jeu s’est appelé ” loto “. Cela donne au loto ses lettres de noblesse, puisqu’il est lié au processus démocratique de désignation de ceux qui dirigent la Cité. Mais le loto, c’est aussi le plaisir du jeu, de miser une petite somme d’argent. Je ne pense pas qu’il soit, comme le disent certains (Adam Smith, notamment) une taxe sur la stupidité. Mais c’est de l’argent que vous devez être prêt à perdre…

La loterie peut nous apprendre beaucoup de la vie et de la manière dont les gens acceptent les inégalités.” Nassim Taleb

N.T. …et que vous êtes prêt à redistribuer. La loterie est aussi une bonne manière de redistribuer l’argent : les gagnants vont au restaurant, donnent des pourboires au serveur… Je ne suis pas critique à l’égard de ces jeux de hasard. Ce que je condamne, c’est la mauvaise application à la vie réelle des probabilités, qui sont des mathématiques qui proviennent de l’observation du jeu. Le problème est d’appliquer ces probabilités à autre chose. Le hasard auquel nous sommes confrontés dans la vie n’est pas du tout celui des jeux. La vie réelle est bien plus complexe.

Vous avez déjà joué au Loto ?

N.T. Je n’en ai pas besoin. Je suis un trader ! J’observe d’ailleurs que beaucoup de traders ne jouent pas à des jeux de hasard !

Et vous, Jannie Haek ?

J.H. Oui, bien sûr.

N.T. Mais si vous gagniez un jour, on pourrait vous accuser…

J.H. Oui, mais il y a peu de probabilité… et je suis préparé à redistribuer l’argent que j’aurais gagné.

Mais le succès ne demande-t-il pas aussi d’être obstiné, d’essayer encore et encore ?

J.H. Si. Quand j’ai quelqu’un de têtu dans ma société, je dois le corriger sans cesse, mais je ne désire pas le mettre dehors. Car je sais que si les circonstances changent, dans cinq ans, il peut avoir raison et l’idée à laquelle il s’accroche sera peut-être la bonne…

N.T. Il faut être assez têtu pour poursuivre ce que vous voulez faire, et assez flexible pour changer d’idée quand il le faut. La plupart de ceux qui ont eu du succès sont têtus. Mais la plupart des têtus n’ont pas de succès. On dit : les traders qui réussissent se lèvent tôt, ils travaillent beaucoup, prennent beaucoup de risques et sont obstinés. Mais vous retrouvez aussi ces caractères chez ceux qui sont tombés en faillite ! Le succès vient plutôt du fait de pouvoir agencer les propriétés statistiques du monde dans lequel vous vivez et les récompenses que vous pourrez en retirer. Ceux qui ont du succès sont ceux qui profitent davantage des effets positifs d’événements inattendus.

Quand Jannie Haek rencontre Nassim Taleb:
© Karoly Effenberger

Lorsque vous observez ces jeux de hasard, cela vous incite à la réflexion sur le rôle de la chance et du talent dans la réussite ?

J.H. Beaucoup de personnes ont du succès parce qu’ils ont bénéficié d’une aubaine. Mais ils ont tendance à l’oublier. Il y a quelque chose de faussé dans l’équation lorsque l’on dit : si vous avez du succès, c’est parce que vous avez travaillé durement, mais si vous avez échoué, c’est dû à la malchance. Il est important que les gens qui ont eu du succès reconnaissent que c’est aussi grâce à la chance qu’ils sont là où ils sont et poussent les autres à continuer à essayer. Car ceux qui ont échoué n’étaient en général pas particulièrement paresseux ou peu doués. Quelqu’un qui a échoué n’a pas besoin de compassion. Il a besoin d’avoir en face de lui quelqu’un qui a eu du succès et qui lui dise : ne t’inquiète pas. J’ai réussi avec de la chance. Toi aussi tu peux en avoir. Continue d’essayer.

N.T. Je me souviens que lorsque j’étais trader, quelqu’un de mon entourage disait : nous supportons ceux qui perdent de l’argent, nous récompensons ceux qui en gagnent, nous punissons seulement ceux qui ne font rien. Et je trouve que c’est un beau principe.

Quand Jannie Haek rencontre Nassim Taleb:
© Karoly Effenberger

C’est une des clés du bonheur ?

N.T. Des psychologues ont voulu mesurer le degré de bonheur des gagnants du loto et tendaient à montrer que, comme les paraplégiques, ils s’écartaient de la moyenne. Mais ce n’est pas vrai. Ces études répliquaient seulement des études plus anciennes qui souffraient d’erreurs de méthode. Je ne crois pas que les gagnants du loto soient plus malheureux que les autres. ( Se tournant vers Jannie Haek) Mais vous qui êtes dans le milieu, qu’en pensez-vous ?

J.H. Je peux vous confirmer que les gagnants sont tous très heureux !

N.T. Vous perdez cinq euros, cela ne vous affecte pas. mais quelqu’un gagne le gros lot et vous le rendez heureux… Au niveau social, il n’y a pas mieux !

J.H. Dès le moment où vous pouvez vivre avec le hasard et la chance, vous êtes heureux. Je reprends l’exemple de l’âne de Buridan que vous citiez tout à l’heure. Il essayait probablement d’être rationnel : ai-je davantage besoin de boire ou de manger ? Mais il est mort parce qu’il n’a pas choisi. Il est nécessaire de choisir, d’agir, même si le choix se révèle mauvais.

Est-ce que c’est cela notre problème ? D’être des animaux qui pensent trop ?

N.T. Nous devons agir davantage et penser moins. Et lorsque nous pensons, nous devons penser avec davantage de rigueur. Par exemple, nous devrions suivre l’exemple de notre grand-mère qui a réussi à survivre en apprenant elle-même de sa grand-mère plutôt que suivre des avis de certains psychologues qui se disent scientifiques. La physique est une science. Mais beaucoup de domaines que l’on dit scientifiques ne le sont pas.

Vous pensez à l’économie, aux sciences humaines ?

N.T. Exactement. Elles sont moins exactes que ce que vous pourriez retirer de l’expérience de votre grand-mère. Le génie de quelqu’un comme Montaigne, par exemple, a été simplement de se trouver en phase avec les philosophes de l’Antiquité. Car, au final, nous ne savons rien de plus sur la nature humaine qu’il y a 2.000 ans.

– Profil – Jannie Haek

Né à Turnhout en 1965

Diplômé en Sciences politiques à l’université de Gand. Il est au début des années 1990 inspecteur général des Finances au ministère du Budget.

Il entre ensuite dans les cabinets de ministres sp.a. Il est notamment chef de cabinet de Louis Tobback et Johan Vande Lanotte.

Il dirige la SNCB holding de 2005 à 2013 et la Loterie nationale depuis 2013.

– Profil – Nassim Nicholas Taleb

Né en 1960 à Amioun, au Liban, dans une famille de confession grecque orthodoxe.

Il s’exile dans le milieu des années 1970 suite à la guerre du Liban. Il est diplômé de la Wharton School, aux Etats-Unis, et de l’université Paris-Dauphine.

Il est d’abord trader et analyste quantitatif à New York avant d’être mondialement connu par ses essais, et surtout pour ” Le Cygne noir “, publié en 2007.

Il enseigne aujourd’hui l’ingénierie du risque à l’université de New York.

“Jouer notre peau nous rend supérieur aux dieux”

Le dernier ouvrage de Nassim Nicholas Taleb s’intitule Skin in the Game, ” Jouer sa peau ” (éditions Les Belles Lettres, 2017). Il explique pourquoi il est si important de jouer sa peau dans les actes de notre vie. ” Laissez-moi vous l’illustrer en prenant l’exemple du monde digital, dit Nassim Taleb. Lorsque vous jouez à des jeux vidéo, vous n’êtes pas puni lorsque vous faites une erreur. Vous ne mettez pas votre peau en jeu. Et donc le principe de sélection naturelle n’opérera pas. A l’inverse, lorsque je me suis rendu ici à Anvers en prenant l’autoroute depuis l’aéroport, je n’ai croisé aucun conducteur fou. Parce que les conducteurs de voitures jouent leur peau. Lorsqu’ils font une erreur, ils provoquent un accident qui met leur vie, et la vie des autres conducteurs, en danger. Et on peut supposer d’ailleurs que les conducteurs les plus fous n’appartiennent déjà plus à ce monde… ”

Cette règle est générale, poursuit l’essayiste, et elle est particulièrement valable en finances. ” Ceux donnent des conseils financiers et qui investissent eux-mêmes en suivant ce qu’ils recommandent restent dans le jeu si leurs investissements prospèrent. En revanche, ceux qui font faillite sortent du jeu. L’idée, c’est de manger sa propre cuisine. ”

Le problème, cependant, est qu’aujourd’hui, beaucoup mettent sur la table des plats qu’ils ne mangent pas eux-mêmes, poursuit Nassim Taleb. ” Des bureaucrates provoquent une guerre en Irak qui cause des dizaines de milliers de morts et d’immenses désordres, et ils ne sont pas sanctionnés ! Sans doute parce que le système bureaucratique est tellement opaque que personne ne peut voir qui fait quoi. ”

Pour Nassim Taleb, les grandes entreprises dirigées par des administrateurs et un management non responsabilisés relèvent du même problème. ” Les grandes sociétés voient leur cycle de vie se raccourcir de plus en plus. Dans le passé, les entrepreneurs étaient aussi des preneurs de risques qui mettaient leur peau en jeu. Prenez la banque d’affaires Goldman Sachs, qui existe depuis 150 ans. C’était au départ un partenariat, et les partenaires étaient responsables de leurs investissements jusqu’au dernier penny. C’est tout à fait différent aujourd’hui. Les anciens partenaires ont transféré cette responsabilité aux actionnaires mais ils continuent à recevoir leurs émoluments. Ce n’est pas normal. Mettre sa peau en jeu est un principe aussi vieux que le monde, poursuit Nassim Raleb. Le Code de Hammurabi (1750 av. J.C.), tenait les Babyloniens pour responsables des problèmes qu’ils pouvaient causer. ” Par exemple, le code condamnait à mort un maçon qui aurait construit un mur qui se serait effondré, tuant quelqu’un. ” Jusqu’à un passé très récent, poursuit Nassim Taleb, vous ne pouviez pas échapper aux torts que vous causiez à autrui. ” Jannie Haek abonde. Et il s’appuie sur un exemple très personnel. ” J’ai deux filles qui voulaient faire la grève scolaire pour participer aux marches sur le climat. Elles me demandaient si elles pouvaient y aller. J’ai répondu : non, mais si vous y allez quand même, vous devez en assumer la responsabilité et vous serez punies. Il est parfois important d’être puni si vous voulez vraiment assumer vos positions. ”

Risquer la souffrance et la punition pour ce que l’on fait est d’ailleurs ce qui constitue la grandeur de l’homme, rebondit Nassim Taleb. ” Je me suis souvent demandé pourquoi, dans la religion chrétienne, Jésus est à la fois Dieu et homme. Mais s’il n’était que Dieu, il n’aurait pas plus de consistance qu’un personnage de cinéma. C’est parce qu’il a souffert qu’il est davantage proche de nous. En fait, mettre notre peau en jeu nous rend supérieur aux dieux ! ”

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