Pourquoi la Silicon Valley ne fait plus rêver

Palo AltoC'est dans le garage de cette maison que la première start-up de la Silicon Valley a vu le jour il y a 80 ans. Grâce à Bill Hewlett et David Packard. © Belgaimage
Alexandra Suich Bass Journaliste

Victime de son succès et des outils qu’il a lui même créés, le plus grand pôle technologique du monde va perdre un peu de sa superbe et une grande partie de son âme.

L’année qui s’ouvre marquera le 80e anniversaire de la toute première start-up de la Silicon Valley. En 1939, Bill Hewlett et David Packard fondèrent leur société dans un garage aux environs de l’université Stanford. Depuis, leur succès a insufflé à une génération d’entrepreneurs l’envie d’inventer et de créer envers et contre tout. Aujourd’hui, ce garage est un monument historique de Californie. Mais ce qu’il représente – un endroit pas cher où bricoler et monter sa boîte dans la Silicon Valley – est aussi en train de se transformer en souvenir du passé.

La région de San Francisco Bay, où se situe la Silicon Valley, reste le premier pôle technologique du monde. En 2017, des sociétés de capital-risque ont investi 24,3 milliards de dollars dans des entreprises de la région, soit un tiers de ce qu’elles ont investi dans l’ensemble des Etats-Unis. Son succès repose sur une puissante association d’entrepreneurs et d’ingénieurs talentueux, la proximité de très grandes universités de recherche, une bonne réserve de capital-risque et une solide culture du risque. Elle a vu naître de nombreuses entreprises du secteur des technologies, notamment Apple, Alphabet (société mère de Google), Facebook, Netflix et Tesla. L’écosystème de la Silicon Valley a généré et accueilli de nombreuses petites révolutions ; il rebondit après chaque fiasco et défie les Cassandre qui en prédisent la fin.

De plus en plus de start-up pourront tirer parti des compétences et des talents de la Silicon Valley sans avoir besoin de s’y trouver.

Exode technologique

Pourtant, malgré ses atouts manifestes, la Silicon Valley connaîtra en 2019 un exode technologique: elle sera moins attirante pour qui veut lancer et développer une start-up. Il existe trois raisons à cette tendance. Primo, la Silicon Valley a produit les outils qui permettent de diriger une société à distance – autrement dit depuis n’importe où. Grâce à tout un attirail d’applications de messagerie, de vidéoconférence, d’amélioration de la productivité, de gestion des objectifs, etc., les start-up sont devenues des entités “éclatées”, dont les employés sont disséminés aux quatre coins du monde. Ce qui signifie que de plus en plus de start-up pourront tirer parti des compétences et des talents de la Silicon Valley sans avoir besoin de s’y trouver.

Secundo, la Silicon Valley séduit moins car il n’est plus possible d’y innover avec un budget serré. Le coût de la vie à San Francisco est le plus élevé d’Amérique; une famille qui gagne moins de 120.000 dollars par an est considérée comme “à faibles revenus” par le ministère du Logement et du Développement urbain. En raison du coût de la vie, de moins en moins de personnes peuvent se permettre de prendre le risque de travailler pour une start-up qui n’a pas fait ses preuves et de plus en plus vont travailler ailleurs. En 2017, l’émigration interne combinée d’un ensemble de comtés de San Francisco Bay a atteint des chiffres inégalés depuis 10 ans. Près de 21% des utilisateurs du site de l’agence immobilière Redfin qui habitent San Francisco disent vouloir s’installer ailleurs.

Selon CBRE, une agence spécialisée dans l’immobilier d’entreprise, loger une start-up de 500 personnes dans des bureaux de 7.000 m² à San Francisco coûte la bagatelle de 62,4 millions de dollars par an – soit environ 50% de plus qu’à Portland ou Atlanta, et deux fois plus qu’à Vancouver ou Toronto. Aussi, en 2019, un plus grand nombre d’entrepreneurs privilégieront d’autres villes pour lancer leur société ou décideront d’ouvrir un premier bureau à San Francisco puis un second ailleurs afin de s’agrandir en dehors de la région.

Dernière raison: la Silicon Valley perd de son dynamisme à cause de la présence écrasante des géants des technologies. Les grandes entreprises technologiques d’aujourd’hui sont plus puissantes, plus agiles et plus ambitieuses que toute autre génération d’entreprises avant elles, et elles laissent peu d’espace aux start-up pour prospérer. “Le marché n’a jamais été à ce point dominé. Il a toujours existé de grandes entreprises, mais on n’a jamais rien vu de pareil”, commente l’investisseur Peter Thiel, membre du conseil d’administration de Facebook. Il quitte la région de San Francisco: à ses yeux, le pouvoir d’attraction de la baie ne fait plus le poids face à celui d’autres pôles technologiques.

Victime de son succès

Les géants des technologies asphyxient le marché des idées partout, mais surtout dans la région de la baie. En raison de leur succès, ils peuvent proposer des sommes astronomiques en argent et en actions à leurs employés, même aux cadres moyens, et les start-up ont grand-peine à recruter du personnel. A l’heure actuelle, des ingénieurs diplômés en intelligence artificielle sont payés comme des sportifs de haut niveau, avec des rémunérations oscillant entre 5 et 10 millions de dollars par an. Les villes un peu à l’écart des tentacules des géants des technologies permettent aux start-up d’employer des collaborateurs à des niveaux de rémunération abordables et de réduire les risques de les voir se faire débaucher.

La Silicon Valley est victime de son succès. En 2019, elle ne va pas se faire détrôner de la place de premier pôle technologique par une autre région, mais une pléiade de villes, notamment Los Angeles, Portland, Dallas, Toronto, Londres, Berlin, Pékin et Shenzhen, bénéficieront de ce changement de tendance. Si la Silicon Valley a généré autant d’inventions qui ont changé le monde, c’est grâce à ses start-up, ses réseaux, son audace et sa conviction que les jeunes pousses peuvent déloger les mastodontes bien établis.

Passage à la vitesse supérieure

Pour se déplacer, des changements se profilent à l’horizon, encouragés par les constructeurs automobiles et les géants de la technologie. Trois grandes tendances se distinguent. Les véhicules électriques sont sur le point d’évincer ceux roulant aux carburants fossiles. Avec les services de mobilité comme le car-sharing (partage de voitures) et le ride-hailing (service d’appel de voitures avec chauffeur), les différences entre transport privé et public s’estompent peu à peu, reléguant bus, trains et voitures au deuxième rang. Les véhicules autonomes pourraient rendre le permis de conduire inutile. D’énormes avancées sont à prévoir à ces trois niveaux en 2019. La conduite tout en douceur et l’accélération silencieuse des voitures électriques les propulseront sûrement sur le devant de la scène. Tesla qui a longtemps dominé ce marché doit s’attendre à davantage de concurrence. La nouvelle Jaguar I-Pace et la première Audi e-tron seront bientôt rejointes par les modèles Mercedes-Benz EQ, la Porsche Taycan et la Volvo XC40 EV. Une horde de “Tesla” chinoises, ainsi que plusieurs modèles de BMW et Polestar (la sous-marque de Volvo), annoncés pour 2020, inonderont le marché haut de gamme d’options en tous genres. Les conducteurs en quête de motorisation électrique moins coûteuse n’auront que l’embarras du choix. VW, Ford, Skoda, Mini et de nombreux autres constructeurs s’apprêtent à en commercialiser prochainement. L’allongement des distances pouvant être parcourues avec les batteries et le développement de l’infrastructure de charge contribueront à rassurer les conducteurs anxieux qui hésitent à passer à l’électrique. Electrify American, une filiale de VW, projette ainsi d’installer 2.000 bornes de charge dans une centaine de magasins Walmart aux Etats-Unis d’ici à juin 2019, y compris des bornes capables de recharger une batterie en quelques minutes.

Le principal défi consistera à conjuguer mobilité et électricité avec autonomie. Plusieurs entreprises (avec en tête de file Waymo, la filiale automobile autonome de Google) teste des robotaxis, autrement dit des taxis sans conducteur équipés d’un moteur à combustion. General Motors espère les doubler en lançant un service de taxis autonomes électriques à grande échelle dans plusieurs villes américaines en 2019, probablement à San Francisco dans un premier temps. Les constructeurs automobiles sont confrontés à une transition difficile, de la vente de voitures à la vente de services complémentaires. Les entreprises technologiques, quant à elles, ont besoin d’opérateurs capables de fournir les véhicules pour concrétiser leurs ambitions en matière de mobilité. Il faut s’attendre en 2019 à une intensification des collaborations des acteurs en quête de mo- dèles commerciaux viables.

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