Pour le spécialiste de la distribution Gino Van Ossel, “l’opticanal, c’est faire des choix”

Gino Van Ossel. © Dirk Leemans
Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

Conscient de ramer à contre-courant du discours ambiant qui martèle que le consommateur doit pouvoir être servi à tout moment par tous les canaux possibles, le spécialiste de la distribution Gino Van Ossel publie un livre aidant les “retailers” à poser des choix stratégiques. Quitte à contraindre le sacro-saint client…

Ils seront nombreux, les retailers, à pousser un ” ouf ” de soulagement en refermant le nouveau livre de Gino Van Ossel qui paraît dans sa version française en cette première semaine d’avril. Dans Le retail opticanal. Au-delà de l’hystérie digitale, le professeur de marketing à la Vlerick Business School assène un coup fatal à l’idée selon laquelle tout distributeur qui se respecte devrait rester accessible 24 h sur 24, sept jours sur sept et par tous les canaux possibles et imaginables, ces derniers devant par ailleurs être parfaitement interconnectés. On reconnaît ici le fameux concept de l’omnicanalité avec lequel on nous rabâche sans cesse les oreilles. C’était d’ailleurs le sujet du précédent ouvrage de notre expert, sorti il y a cinq ans. Mais depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. ” Nous avons constaté que ce concept tel qu’il a été imaginé est en réalité très compliqué à mettre en oeuvre, explique l’auteur. Des études internationales ainsi qu’une petite enquête que nous avons menée démontrent que moins de 20% des distributeurs appliquent l’omnicanal. De plus, moins de la moitié de ces 20% affirment que c’est rentable. Il y a donc un défi énorme. Soit on ne le fait pas, soit ça ne fonctionne pas. ”

On ne peut jamais gagner pour tout le monde, partout et tout le temps. La bonne nouvelle, c’est que ce n’est pas nécessaire. Il faut simplement gagner.

Le concept partirait en fait d’un postulat trop simple. Il suffirait au distributeur d’ajouter un webshop à son réseau de magasins, et le consommateur pourrait choisir entre les deux. ” De manière théorique, cela tient la route, affirme Gino Van Ossel. Mais la pratique montre que l’e-commerce est un métier tout à fait différent et très coûteux. Si l’on regarde des pure players rentables comme Zalando ou ASOS, on remarque que leurs marges nettes sont vraiment plus faibles. On parle de très grands volumes, mais avec une rentabilité qui n’est pas du tout la même que celle de la distribution physique. En créant un webshop, un distributeur vient donc ajouter un modèle moins rentable à un modèle nettement plus profitable. Parallèlement, il crée une concurrence supplémentaire à son réseau de magasins et en diminue donc la rentabilité. ”

Gino Van Ossel
Gino Van Ossel© Dirk Leemans

Poser des choix

Que faire, alors ? La réponse tient en un mot : choisir. Soyons clairs : notre interlocuteur ne tire pas un trait sur l’omnicanal. ” A long terme, on va vers un modèle de ce type qui veut que le consommateur puisse choisir la manière dont il va interagir avec l’entreprise “, assure-t-il. Mais dans un premier temps, le spécialiste du retail conseille plutôt de miser sur ce qu’il appelle l’opticanal. Est-il en train de demander aux distributeurs de revoir leurs prétentions à la baisse, faute de pouvoir lutter contre les géants de l’e-commerce ? L’homme réfute. ” C’est plutôt une révision ciblée, lance-t-il. Il s’agit de faire des choix. On ne peut jamais gagner pour tout le monde, partout et tout le temps. La bonne nouvelle, c’est que ce n’est pas nécessaire. Il faut simplement gagner. L’opticanal est donc une stratégie gagnante pour une certaine catégorie de produits, dans un certain contexte et pour un certain groupe cible. Beaucoup de retailers sont venus me trouver en me disant que c’était exactement ce qu’ils faisaient, mais qu’ils n’étaient pas certains que ce soit le bon choix dans un contexte où l’on ne fait que parler d’omnicanal. Mon livre les rassure. ”

En quoi consiste exactement l’opticanal ? Il s’agit, pour résumer, de poser des choix stratégiques qui font la balance entre les besoins et exigences des consommateurs, l’état de la concurrence et la rentabilité de son entreprise ( lire nos exemples en encadrés). ” Nous avons poussé trop loin l’attribution d’un contenu dogmatique à la notion de satisfaction du client, écrit Gino Van Ossel dans son livre. Celui-ci doit toujours pouvoir choisir ce qu’il fait à tel endroit et à tel moment, via tel ou tel canal. Le nombre de parcours client devient ainsi infini et donne lieu à une complexité difficile à contrôler. Les coûts prennent des proportions démesurées, le parcours client reste sous-optimal et, en fin de compte, de l’argent est perdu. ” Contrairement au retail omnicanal, la distribution opticanale postule l’idée selon laquelle le client ne doit pas nécessairement contrôler intégralement son parcours d’achat. Il peut être orienté vers ce que l’entreprise considère comme le parcours client idéal, adapté à son profil, à la catégorie de produits qu’il souhaite acheter et au contexte dans lequel il se trouve. Dans le cas le plus extrême, aucune liberté de choix n’est laissée au client. Dans une version plus édulcorée, celui-ci est simplement mis sur la voie du parcours idéal, libre à lui de s’en écarter s’il le souhaite.

” On verse dans l’hystérie ”

Dans son livre qui fourmille d’exemples, notre spécialiste pointe un aspect de la stratégie de l’opérateur télécom Proximus afin d’illustrer son propos. ” Lorsqu’un décodeur tombe en panne, le consommateur a le choix entre s’en faire livrer un nouveau à domicile ou aller lui-même en chercher un, écrit-il. Auparavant, l’enlèvement du nouveau décodeur pouvait également s’effectuer dans les propres boutiques de Proximus. Sur le plan intuitif, il s’agit là du scénario idéal : le coût logistique est moins élevé et le détaillant a l’occasion de rencontrer le client en magasin et ainsi de l’inciter à effectuer un achat supplémentaire. La pratique, pourtant, en a décidé autrement. Le loyer des magasins aux endroits stratégiques étant exorbitant et le temps des vendeurs qualifiés précieux, le coût intégral de l’enlèvement se révèle en fin de compte plus élevé que celui de la livraison à domicile. En outre, le client qui vient chercher son nouveau décodeur ne cherche qu’un service rapide, de sorte que les tentatives de vente croisée sont souvent vaines. Proximus a ainsi fait un choix intelligent en déconseillant l’enlèvement dans ses magasins mais plutôt en référant le client vers l’un des 1.250 points d’enlèvement de bpost. Cette approche limite peut-être très légèrement les possibilités de choix du client, mais lui propose des alternatives suffisamment nombreuses. Par ailleurs, le temps d’attente en magasin est ainsi sensiblement réduit, non seulement pour les clients qui souhaitent échanger un décodeur, mais aussi pour tous ceux qui viennent prendre des renseignements ou effectuer un achat. ”

On entend souvent dire que les choix stratégiques n’auraient plus de valeur dans un monde où Amazon offrirait le tout. C’est totalement faux !

A l’ère digitale, supprimer des canaux et restreindre les choix des consommateurs peut paraître pour le moins audacieux. Le client étant roi et devant obtenir tout ce qu’il souhaite quand il le souhaite, l’opticanal pourrait être vu comme un choix par défaut, à contre-courant. Pire, comme un aveu d’échec. Et pourtant… ” C’est une démarche plus intelligente car on fait des choix “, martèle Gino Van Ossel. Trouve-t-il qu’il faudrait accorder moins de place à la volonté du client ? Absolument pas ! ” A long terme, dans le cadre d’une stratégie opticanale, l’orientation client au sens le plus absolu est également primordiale “, écrit-il. Mais on en fait aujourd’hui un peu trop autour de la customer centricity, avec des situations fantasmées autour des géants de l’e-commerce. ” Comme si ces derniers étaient tellement obsédés par le client que l’expérience qu’ils proposent serait d’office la plus parfaite. Le graal inatteignable, en somme. Avec, à côté, des distributeurs traditionnels qui ne feraient que tenter de – mal – copier les stratégies des grands. ” Tout analyser par le prisme du client a un côté unidimensionnel qui me gêne, dit notre expert. On verse dans l’hystérie. C’est très facile à dire – d’ailleurs, tout le monde le dit – mais quand ce n’est pas rentable, ce n’est pas une solution. Il est évident qu’il faut travailler pour le client, mais contrairement à ce que prétendent ceux que j’appelle les gourous digitaux, les pure players de l’e-commerce optent également pour une approche opticanale. ”

Gino Van Ossel,
Gino Van Ossel, “Le retail opticanal. Au-delà de l’hystérie digitale”, Ed. Lannoo Campus, 362 pages.

Amazon contraint aussi le client

” Tout le monde semble dire que les livraisons doivent être gratuites, mais regardez Amazon, ce n’est absolument pas gratuit, insiste notre observateur. Il faut s’abonner pour pouvoir être livré gratuitement et rapidement. ” Alors que l’on dit l’entreprise américaine obsédée par le seul client, cette dernière ne manque pourtant pas de scruter (et de s’adapter à) la concurrence. ” Amazon a toujours affirmé ne jamais vouloir ouvrir de magasins physiques, sauf pour créer des concepts différents, explique Gino Van Ossel. C’est ce que le groupe fait avec ses librairies ‘quatre étoiles’ ou ses magasins sans caisse Amazon Go. Mais en ce qui concerne Whole Foods ( la chaîne bio que le groupe de Seattle a rachetée en 2017, Ndlr), le concept n’a pas été modifié. Amazon y ajoute simplement sa propre logistique. ”

Le géant de l’e-commerce se soucie tout autant de son portefeuille, quitte à faire des choix qui contraignent le client. ” En France, le groupe travaille en partenariat avec Monoprix car le distributeur dispose déjà d’un réseau de magasins. Si Amazon devait racheter des réseaux de magasins physiques partout où il est présent, cela lui coûterait très cher. Enfin, quand on regarde l’offre Amazon Pantry chez nous, le nombre de référence est limité et il n’y a aucun produit belge. De plus, il faut être abonné pour pouvoir en bénéficier, alors que les temps de livraison (celle-ci étant en outre payante) sont plus longs qu’en France. ”

Guidant pas à pas les distributeurs et les marques dans la voie opticanale avec des exemples concrets et des to do lists, Gino Van Ossel lance au fond un message très optimiste : la partie est loin d’être perdue. ” On entend souvent dire que les choix stratégiques n’auraient plus de valeur dans un monde où Amazon offrirait le tout. C’est totalement faux ! ”

Gino Van Ossel, ” Le retail opticanal. Au-delà de l’hystérie digitale “, Ed. Lannoo Campus, 362 pages.

Picnic : l’heure du laitier

Le supermarché en ligne néerlandais Picnic est tout sauf omnicanal. Pour passer commande, une seule solution : télécharger l’appli. Le principe est celui du laitier d’antan. Des tournées fixes sont prévues dans plusieurs villes du pays, et le client peut commander pour minimum 25 euros jusqu’à 22 h la veille du passage. ” Le groupe ne va pas lancer de tournée s’il n’est pas certain d’avoir suffisamment de clients, explique Gino Van Ossel. Une fois qu’il annonce son arrivée dans une ville, les personnes intéressées doivent s’inscrire sur une liste d’attente, et c’est en fonction des endroits où suffisamment de consommateurs se montrent intéressés que Picnic crée une tournée optimalisée, toujours la même. ”

Concrètement, ses petits véhicules passent dans telle ou telle ville trois jours par semaine, chaque fois dans un créneau d’une heure. Le matin même de la tournée, la fenêtre de livraison se réduit à 20 minutes. De plus, le client peut suivre en temps réel la progression du véhicule. ” Picnic est en plein dans l’opticanal, assure notre interlocuteur. Le groupe pose des choix et propose un modèle économique qui sort de l’ordinaire. ” Un modèle qui contraint en quelque sorte le client (plages horaires fixes, obligation de télécharger l’application), mais qui séduit outre-Moerdijk. C’est qu’il permet au supermarché ambulant de ne facturer aucun frais de livraison. Une situation unique par rapport à la concurrence. A noter toutefois que le choix de produits est relativement limité (environ 6.000 références quand un magasin traditionnel comme Albert Heijn, numéro un aux Pays-Bas, en propose 27.000 en ligne) et que les prix, pourtant annoncés comme étant les plus bas, ne le sont pas vraiment si on se fie à plusieurs comparaisons effectuées récemment.

Ikea : la livraison payante

Dans un premier temps, Ikea s’est ” contenté ” de proposer à ses clients le click&collect dans ses points de vente. Ce n’est que très récemment que le groupe suédois a décidé de se lancer dans la livraison à domicile en Belgique. Depuis un an, pour être précis. On est là dans l’opticanal pur jus. La chaîne a tout simplement observé la concurrence… et ses propres finances. ” La livraison est un modèle coûteux, rappelle Gino Van Ossel. Si les clients belges ne pouvaient pas encore acheter leurs meubles en ligne, c’est parce qu’aucun concurrent ne le proposait. Il n’y avait donc pas encore de pression des consommateurs pour le faire plus vite. Du coup, Ikea a choisi d’attendre et d’adapter sa logistique en construisant un centre de distribution près de la frontière avec les Pays-Bas avant de se lancer dans la livraison. ”

Livraison que le spécialise du meuble en kit fait payer au client, alors qu’une tendance actuelle veut que celle-ci soit ” offerte ” (comprenez : répercutée ailleurs). ” Le choix d’Ikea s’inscrit bien dans le cadre d’une stratégie opticanale, insiste notre expert. Tout dépend de la catégorie, du contexte et du groupe cible. Dans l’électro, par exemple, la livraison gratuite le lendemain est devenue la norme. Mais si je prends la catégorie des meubles, la livraison gratuite reste limitée. Qu’Ikea nous fasse payer la livraison ne pose dès lors aucun problème. ”

Aldi, Action, Flying Tiger : ils boudent l’e-commerce

A l’heure où le commerce en ligne semble être devenu l’obsession, certains acteurs – et non des moindres – font de la résistance. Chez nous, Lidl et Aldi ne vendent aucun de leurs produits alimentaires sur le Net. Le premier a bien créé un webshop pour ses articles non alimentaires mais Aldi, lui, reste un commerçant 100% physique en Belgique. ” On peut également citer la chaîne Action, précise Gino Van Ossel. Personnellement, je trouve cela tout à fait acceptable. ” Même chose pour le groupe danois Flying Tiger, qui mise tout sur ses magasins pour vendre des articles fun de décoration à prix très bas. Ses leitmotivs ? L’achat d’impulsion et l’expérience.

Dans le secteur du non-alimentaire à bas prix, tous ne boudent pourtant pas l’e-commerce. Trafic, par exemple, illustre parfaitement ce que peut représenter dans les faits une stratégie opticanale. L’enseigne dispose d’un magasin en ligne… mais pas pour distribuer ses produits à petits prix. ” Nous vendons en ligne à prix discount des produits à valeur faciale plus élevée et qui ne sont pas présents dans nos magasins “, nous expliquait récemment Erik De Batselier, directeur marketing.

Hello Fresh : l’abonnement sinon rien

Preuve que les pure players de l’e-commerce semblent aussi opter pour une approche opticanale, le spécialiste allemand des box repas HelloFresh, se veut beaucoup moins flexible qu’il n’y paraît. Le service fonctionne exclusivement sur base d’une formule d’abonnement. Une méthode qui lui permet d’économiser des frais de marketing. La ” valeur vie ” des nouveaux clients est ainsi élevée car l’abonnement génère rapidement des achats récurrents. En même temps, cela permet de prévoir les volumes de vente avec précision et ainsi d’éviter les pertes (l’entreprise vend des produits frais). Ce modèle contribue en outre à réduire les coûts de livraison grâce à des itinéraires optimisés avec un nombre élevé de dépôts de colis par kilomètre.

A y regarder de près, le processus de livraison est lui aussi peu flexible. Si les tranches horaires proposées ne conviennent pas au client, tant pis ! Aussi longtemps qu’un nombre suffisant de consommateurs manifeste de l’intérêt pour l’offre, l’entreprise peut récolter du succès au moyen d’une proposition ” imparfaite “. Tant qu’aucun concurrent ne présente une proposition de valeur plus qualitative, le client n’a en fait aucune alternative. Chez nous, plusieurs start-up se sont lancées ces dernières années dans le créneau des box repas, avec parfois une plus grande flexibilité au niveau du service : possibilité de varier le nombre de couverts sur une même semaine, de commander une box en dernière minute, etc. Mais ces acteurs sont visiblement encore trop petits pour faire dévier Hello Fresh de son modèle.

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