Pour le consommateur, la concurrence parfaite serait l’enfer
La concurrence est un concept que l’on croit comprendre. Pourtant, elle se cache sous de multiples habits : dans les prix, mais aussi l’innovation, la différentiation, la distribution des produits, etc. Avec son dernier livre sur les “habits neufs de la concurrence”, François Lévêque, nous fait visiter la garde-robe d’une des reines du monde économique.
Le consommateur lambda perçoit surtout dans la concurrence la différence de prix qu’il observe pour un même produit dans les rayons du supermarché A et du supermarché B. Mais en réalité, la concurrence prend des formes très diverses. Professeur d’économie à Mines-Paris Tech (la fameuse ” Ecole des Mines “), François Lévêque nous fait découvrir dans Les habits neufs de la concurrence, un livre à la fois pédagogique, plaisant et très documenté, les multiples facettes que peut prendre la compétition économique.
” J’avais envie, explique-t-il, d’inverser les manuels d’économie qui posent les principes, les modèles, les théorèmes, les concepts, les définitions et ne donnent ensuite un exemple que dans un petit encadré. Dans ce livre, je pars au contraire d’exemples pour expliquer les principes et la théorie. Je désirais aussi écrire un ouvrage qui ne soit pas normatif. Je voulais montrer le fonctionnement de la concurrence, sans l’encenser, ni la diaboliser.”
Première leçon : celle relative à la concurrence parfaite, qui suppose un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs, un produit homogène et la possibilité d’entrer et de sortir librement du marché. Selon Lévêque, une image faussée, et sans doute pas souhaitable…
TRENDS-TENDANCES. Vous dites que la concurrence parfaite, ce serait l’enfer des consommateurs ! Pourquoi ?
FRANÇOIS LÉVÊQUE. Dans un tel modèle, les tarifs seraient certes très bas, ce qui serait bénéfique pour les consommateurs. Mais tout le monde aurait la même voiture, le même téléphone, etc. Parce que les entreprises ne se régleraient finalement que sur les prix pour ajuster leur production. La concurrence parfaite nous ferait donc vivre dans un monde uniforme, empêcherait l’innovation, le progrès technique, etc. Dans la réalité, il existe certes des marchés très concurrentiels, comme le marché boursier, le marché de gros de l’électricité ou le marché des containers. Mais les entreprises se battent aussi à coup de diversification, de baisse des coûts de leurs produits, etc., et ce afin d’avoir un avantage sur les autres.
Pour moi, il y a aujourd’hui moins de concurrence. Je le vois à quelques signes : l’accroissement des profits des entreprises, la concentration accrue, la réduction du nombre de nouveaux entrants.
Avec des cas parfois contre-intuitifs. Vous expliquez dans votre livre que l’alliance de deux producteurs en situation de monopole, comme par exemple un producteur de planches de ski et un producteur de fixations, peut être bénéfique pour le consommateur.
C’est ce qu’explique un économiste dont je suis fan : Antoine-Augustin Cournot. Aux alentours des années 1840, il s’est intéressé à l’oligopole, ces marchés qui ne rassemblent qu’un petit nombre de producteurs. Il a montré dans un théorème que si deux entreprises qui produisent des biens complémentaires en situation de monopole fusionnent, leurs actionnaires bénéficieront d’un profit plus élevé mais les consommateurs y gagneront aussi grâce à un prix plus bas. En l’occurrence, ici, des skis complets, soit des planches et des fixations, moins chers que les deux produits additionnés.
Et cela s’observe dans la réalité ?
Oui. Pour une raison assez simple. Sur le papier, une entreprise en situation de monopole peut fixer le prix qu’elle veut, elle pourrait même demander un milliard de dollars… mais elle ne vendrait rien. Car lorsqu’une entreprise augmente son prix, certains consommateurs arrêtent d’acheter. En fusionnant, ces deux entreprises de biens complémentaires ont donc tout intérêt à baisser les prix afin que davantage de clients achètent leurs produits et leur permettent de réaliser un bénéfice plus important. C’est ce qui explique pourquoi, par exemple, Luxottica (leader mondial de la monture de lunettes) et Essilor (plus grand fabricant de verres ophtalmiques du monde) ont fusionné, et que c’est une bonne nouvelle pour les myopes et les presbytes.
Une autre idée reçue à laquelle vous tordez le cou est que Coca-Cola et Pepsi se feraient une guerre sans pitié. Pourquoi ?
Parce que la concurrence n’est pas un jeu à somme nulle où l’un prendrait des parts de marché à l’autre. Il ne faut pas avoir une vision statique de la concurrence, mais dynamique. Coca et Pepsi sont confrontés surtout au recul de la consommation des boissons au goût de cola, et le terrain de jeu de la concurrence se déplace. Coca-Cola par exemple vient d’annoncer le rachat d’une chaîne de cafés.
En fait, la concurrence ne s’exprime pas uniquement par les prix ?
Non. Elle existe bien sûr, mais la concurrence s’exprime aussi par l’innovation – je pense au marché des médicaments – et par la différenciation, qui est un élément très important que les gens pourtant ne voient pas. Ils sont bien sûr conscients que lorsqu’ils vont au supermarché, ils trouvent différentes litières pour chats ou différentes marques de céréales. Mais ils ne voient pas que la ” substituabilité ” de chacun de ces produits est réduite : une litière n’est pas l’autre, il en existe des plus absorbantes, végétales, sans odeur, etc. Et cette différenciation confère à celui qui possède une marque forte et un produit distinct le pouvoir d’augmenter son prix. Certes, elle réduit la concurrence, ce qui peut avoir un côté négatif, mais permet aussi de rencontrer les goûts hétérogènes des gens. On assiste d’ailleurs à l’émergence d’une ” hyper différenciation “, une stratégie où les entreprises jouent à différencier toujours davantage leurs produits afin d’éviter l’entrée d’un concurrent dans leur marché. Kellogg’s et General Mills proposent ainsi de multiples marques de céréales pour petit-déjeuner afin de saturer le marché et d’empêcher l’entrée d’un concurrent.
Au final, le but de toute entreprise serait donc de chercher à avoir un monopole ?
Je dirais plutôt : à avoir un avantage concurrentiel. Les entreprises cherchent à obtenir une position dominante. Et heureusement, car la poursuite de cet objectif est un stimulus très fort de la croissance économique. C’est l’espoir d’avoir une part de marché et des profits supérieurs qui pousse les entreprises à multiplier les efforts de recherche et développement, à améliorer la qualité de leurs produits et leurs processus afin de réduire leurs coûts. Et la position dominante n’est pas sanctionnable en soi. Ce qui l’est, c’est l’abus de position dominante.
Justement, dans les con- damnations pour abus de position dominante, l’Union européenne est-elle plus sévère qu’ailleurs ?
Oui. La Commission européenne est moins laxiste que les autorités de la concurrence américaines.
Et c’est bon pour l’économie européenne ?
Je le pense. L’autorité de la concurrence lutte contre les cartels. Avec un arsenal limité toutefois car, aux Etats-Unis, les autorités peuvent emprisonner les coupables. Elle lutte aussi contre l’abus de position dominante. Ce sont des dossiers compliqués (Google, Gazprom, etc.) mais relativement peu nombreux. L’Europe fait aussi son travail dans le domaine des fusions et acquisitions. Ce n’est pas la sévérité du droit de la concurrence en Europe qui est la cause de l’absence de champion européen.
Quelles sont les causes, alors ?
L’hétérogénéité du marché européen, comparé aux marchés américain ou chinois. Entre pays européens, les langues, les cultures sont différentes. Les réglementations diffèrent aussi. Il y a donc beaucoup moins de possibilités d’économie d’échelle.
Avec l’ouverture des frontières, ce sont les entreprises globales qui mettent les Etats en concurrence. Il y a là un problème que la science économique n’a pas encore résolu.
Votre livre parle des habits neufs de la concurrence. Cela signifie qu’il y a d’autres formes de concurrence qui sont apparues ces derniers temps ?
Il n’y a pas de changement de nature – la concurrence par l’innovation a toujours existé – mais des changements d’échelle. Avec Internet, qui permet une diffusion globale, mais aussi le container, qui a fortement réduit le coût des transports, le terrain de jeu est désormais la planète. Il y a 50 ans, un constructeur automobile allemand se disait : ” Pourquoi ne vendrais-je pas mes voitures en France ? “. Et le constructeur français se posait la même question. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises ont une position dominante globale. Elles sont fortes partout. Elles peuvent se reposer sur des économies d’échelle gigantesques et vendre à des coûts unitaires plus faibles. Dès lors, pour les nouveaux entrants, les barrières à l’entrée sont plus hautes. Il est plus hasardeux de contester une entreprise qui a des positions fortes au niveau mondial.
Il y aurait moins de concurrence aujourd’hui que par le passé ?
Le sujet est controversé. Personnellement, je suis effectivement plutôt d’avis qu’il y en a moins, en me reposant sur quelques signes : l’accroissement des profits des entreprises, la concentration accrue, la réduction du nombre de nouveaux entrants.
On pense surtout aux Gafa…
Oui mais pas seulement. En réalité l’apparition de ce que l’on nomme ” les entreprises superstars ” est un phénomène qui s’observe dans tous les secteurs et pas uniquement dans le monde digital. Je pense aussi à Lego, Ikea, etc. Ces entreprises ont des parts de marché, une productivité, des salaires moyens plus élevés. Les économistes ont réfléchi sur le sujet. Alfred Marshall ( économiste anglais mort en 1924, considéré comme le père fondateur de l’école néoclassique, Ndlr) observait qu’à son époque, la chanteuse d’opéra la plus adulée n’avait pas une part de marché supérieure à celle des autres cantatrices, car le nombre de représentations qu’elle pouvait donner était limité. Elle remplissait seulement un peu mieux les salles et jouait plus souvent dans de plus grandes salles que ses consoeurs. Aujourd’hui, grâce aux techniques de reproduction, elle peut s’adresser à l’entièreté de la planète. En outre, ces entreprises superstars affichent un écart croissant de leurs bénéfices, de leur productivité, de leurs salaires moyens par rapport aux autres. Et l’on relie ce fait à la question des inégalités.
Comment ?
On a parfois tendance à penser les inégalités en s’intéressant aux revenus des ménages et au rôle redistributif de l’Etat. Mais il existe aussi un autre joueur, qui s’appelle l’entreprise, qui distribue des dividendes et des salaires. Si la concurrence se réduit, les prix aux consommateurs augmentent, et les profits croissent. Les ménages qui ont les revenus les plus élevés en bénéficient car ils sont actionnaires d’une manière ou d’une autre. Au contraire, les ménages aux revenus les plus faibles n’épargnent pas et consomment tout. Il y a donc un effet sur les inégalités à travers ce mécanisme. En outre, et cela a été récemment mis en évidence aux Etats-Unis, la force principale de la croissance des inégalités n’est pas la croissance de l’écart, au sein d’une même firme, entre le salaire du patron et celui de ses employés, mais la croissance des écarts salariaux entre les diverses firmes. Enfin, des entreprises comme Ryanair ou Amazon, via leurs algorithmes, peuvent faire payer des prix différents pour un même bien ou service selon les individus. Elles parviennent à tirer le maximum de la poche du consommateur, ce qui accroît encore les inégalités.
Le Brexit ou l’élection de Donald Trump sont les signes d’une vague de repli sur soi. Cela veut-il dire que les gens estiment que la concurrence internationale est un mal ?
Oui. On le voit en France où la plupart ont une vision négative de la concurrence. Et c’est vrai, la concurrence n’apporte pas que des bienfaits. Des salariés perdent leur emploi parce que leur entreprise ferme. Mais le populisme est lié à la concurrence entre territoires plutôt qu’entre entreprises. Or ce sont deux concurrences différentes, car il y a de plus en plus d’entreprises globales. Aujourd’hui, avec l’ouverture des frontières, ce sont les entreprises globales qui mettent les Etats en concurrence pour accueillir leurs centres de recherche, leurs sièges sociaux, une nouvelle implantation, etc. Il y a là un problème que la science économique n’a pas encore résolu et qui consiste à établir un lien entre la concurrence internationale et ces entreprises superstars. Vous trouvez des spécialistes de la concurrence, des spécialistes du commerce international, des spécialistes du marché du travail, vous avez des modèles pour comprendre comment des entreprises réussissent mieux que d’autres, mais ils n’intègrent pas la concurrence entre territoires. C’est un sujet que je compte aborder dans un prochain livre.
La concurrence produit aussi des effets redistributifs parfois inattendus. Prenons par exemple la ” loi Lang “, qui a instauré en France un prix unique du livre (un modèle désormais effectif aussi en Belgique) dans le but de protéger les librairies indépendantes, de promouvoir la diversité de la production et d’instaurer une égalité entre les consommateurs, qu’ils habitent dans la campagne ou dans les grands centres urbains. Est-ce une bonne mesure ?
” La réponse n’est pas si simple, répond François Lévêque, qui explique qu’au Royaume-Uni, où cette loi n’existe pas, la libéralisation a pour effet de faire baisser le prix des livres à succès et augmenter celui des ouvrages plus confidentiels. Y appliquer un prix unique serait donc bénéfique aux grands lecteurs qui se situent souvent dans la classe aisée, mais néfaste à ceux qui ne lisent que des best-sellers, et qu’on trouve davantage dans les classes modestes. ” Il y a donc parfois des effets qui vont à l’inverse de ce que l’on voudrait réaliser. J’entendais il y a trois mois les gens se réjouir des beaux profits de la Française des jeux, et sa présidente se féliciter d’avoir trouvé le moyen de faire jouer les jeunes. Mais il faudrait plutôt en être peiné car ce sont les gens à faibles revenus qui ont proportionnellement tendance à jouer davantage et à dépenser dans le jeu une part plus importante de leurs revenus “.
De plus, indique-t-il, la Française des jeux, qui a le monopole des jeux de grattage et de tirage, retourne seulement 65 % du montant des paris qu’elle reçoit. Une proportion bien moindre que celle des casinos qui retournent 85 % des mises des joueurs. Les effets de la concurrence s’observent décidément partout…
François Lévêque, ” Les habits neufs de la concurrence “, 240 pages, éditions Odile Jacob, 24 euros.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici