Pour la sociologue Marguerite van den Berg, nous nous affirmons beaucoup trop peu au travail

MARGUERITE VAN DEN BERG © Debby Termonia

Le travail occupe une place beaucoup trop importante dans l’organisation de nos vies, affirme la sociologue néerlandaise Marguerite van den Berg. Nous sommes épuisés, le travail n’offre plus de sécurité souhaitée et surtout, il nous prend tout notre temps. “Nous devons à nouveau oser dire non à un patron et fixer des limites”.

Les politiques considèrent le travail comme le remède à toutes sortes de problèmes sociaux : de l’émancipation des femmes à l’intégration des patients en passant par les problèmes de santé et la pauvreté, a observé la sociologue néerlandaise Marguerite van den Berg. Mais cette dernière estime que ce système ne fonctionne pas comme il devrait. “Tous ces beaux discours selon lesquels, avec du travail, vous allez pouvoir sortir de chez vous, que vous vous construirez une sécurité financière avec un emploi, ne semblent plus être crédibles.”

“J’ai vu beaucoup d’exemples qui m’ont fait réfléchir : comment peut-on penser que le travail peut être une solution ?” Lorsque, parmi ses amis et ses connaissances, elle a constaté que de plus en plus de personnes se débattaient pour “survivre” avec un emploi rémunéré, elle a décidé de coucher toutes ses constatations dans un livre. Mélange de littérature scientifique et d’exemples concrets, cet ouvrage a vu le jour sous le titre : “Le travail n’est pas une solution”. “J’ai choisi ce titre parce que tous, ou du moins tous ceux qui doivent travailler pour vivre, accordent trop d’importance au travail. Avoir un endroit où vivre, bénéficier d’une certaine sécurité sociale, se créer une communauté, notre identité : il y a tant de choses importantes que nous avons oubliées au profit du travail. Tout cela nous rend dépendants de ce travail, et donc dépendants d’un patron. Je voulais souligner que c’est en fait dangereux. Parce que le travail n’apporte pas de sécurité, n’émancipe pas, que tout le monde se fatigue et, au final, a trop peu de temps.”

Vous écrivez : nous attendons trop du travail. On pourrait dire aussi: nous recevons trop peu en retour, et ce n’est donc pas un échange tout à fait équitable.

MARGUERITE VAN DEN BERG : “Ce n’est certainement pas un échange équitable. Mais, à part cela, j’aimerais que nous cherchions d’autres choses (dans nos vies) et en dehors du travail. Même si notre patron est fiable et qu’il nous paie bien, il s’agit toujours d’une relation de pouvoir dans un contexte hiérarchique, où le patron peut déterminer en quoi consiste notre semaine de travail et combien de temps durera notre emploi. Bien sûr, nous avons conclu des accords et des contrats à ce sujet dans nos ‘États-providence’, mais il s’agit quand même toujours d’une relation de pouvoir. Et j’aimerais que l’on puisse s’orienter vers des relations plus égalitaires.

Nous avons toujours supposé que le travail émancipe la femme. Vous dites : ce n’est pas vrai, ou du moins, ce n’est plus vrai maintenant.

VAN DEN BERG : “Pour moi, c’est un peu plus profond que cela. Le but du féminisme ne devrait pas être l’émancipation, mais la libération. Et le travail est un lieu étrange pour chercher cela. Dans un système où avoir un emploi signifie travailler 40 heures par semaine pour un patron, la seule façon pour les femmes d’atteindre une certaine égalité est de faire exactement la même chose que les hommes. Eh bien, cela conduit à des situations perverses, dans lesquelles les femmes se sont retrouvées à avoir des emplois de merde. Vus de notre position, nous pouvons facilement parler d’épanouissement personnel, mais si vous nettoyez les toilettes d’une gare, ce n’est pas forcément le cas. Si l’émancipation des femmes se limite juste à être le soutien financier de la famille, je pense que cela montre un manque d’imagination énorme.”

Alors, qu’est-ce qui peut nous pousser à faire les choses différemment ?

VAN DEN BERG : “Nous devons d’abord dire clairement non à la façon dont nous faisons les choses actuellement. Un non à ces relations capitalistes et un même non au travail rémunéré. La réponse devrait alors être plurielle, mais dans une démocratie, ce n’est pas à moi de décider ce qu’elle doit être.”

Comment se fait-il que nous ayons placé le travail au centre de notre réflexion sur la sécurité ?

VAN DEN BERG : “Cela vient de l’essor du capitalisme industriel et, plus tard, surtout après la Seconde Guerre mondiale, de l’État-providence. Ces États-providence étaient des projets destinés à créer des certitudes, et donnaient d’énormes garanties quant à la qualité de vie de leurs citoyens. Ce système est basé sur le travail rémunéré. L’idée était la suivante : il faut qu’il y ait le plein emploi, alors nous pouvons prélever des impôts, et avec ces recettes, nous pouvons organiser d’autres choses.

Cela semble être un très bon système pour, par exemple, sortir de la pauvreté.

VAN DEN BERG : “Cela a été le cas pour certaines personnes, mais maintenant ce n’est plus vrai. Il y a de plus en plus de travail, et pourtant cela ne sort plus les gens de la pauvreté. Du travail qui n’offre plus aucune sécurité aux personnes. Et dans d’autres domaines, c’est pareil, il y a de moins en moins de certitudes. Par exemple, les Pays-Bas ont une tradition bien ancrée de logements sociaux, avec des logements à prix abordables. Mais maintenant, la crise est telle qu’il y a eu des manifestations dans toutes les villes. Même avec un emploi, il est très difficile de se construire une vie stable et sécurisante. Les promesses de l’État-providence ne sont plus tenues pour la grande majorité des personnes.”

Pourquoi l’État-providence fonctionne-t-il moins bien qu’avant ?

VAN DEN BERG : “Tout d’abord, il faut préciser que l’Etat providence n’existait que pour certaines catégories de personnes. Il fallait avoir un passeport européen, et ce système se concentrait sur les hommes. Mais au-delà de ça : il a été énormément remanié. De nombreux pays ont essayé de mettre en place un ensemble cohérent de valeurs, mais sous la pression des marchés financiers, ils ont été amenés à réduire, par vagues successives, leurs efforts. Par conséquent, le système n’était plus cohérent. Tout cela s’est accéléré après la crise financière de 2008. Les banques ont dû être sauvées, de l’argent a été nécessaire pour ce sauvetage et, en fin de compte, cela a été répercuté sur les collectivités. Le système permettant de financer l’État-providence, sur base d’un travail rémunéré, a été ébranlé jusque dans ses fondations. Pour de nombreuses personnes, ce n’est plus une garantie, notamment parce que le travail lui-même a changé. Cette situation est moins visible dans le cadre d’un emploi permanent, mais plus en tant que travailleur flexible, en tant que freelance.”

Et pourtant, il y a beaucoup de gens qui aiment travailler et qui aiment leur travail.

VAN DEN BERG : “Il y a certainement des aspects de notre travail qui nous procurent du plaisir. Je trouve l’écriture d’un livre très plaisante. Et bien sûr les personnes qui travaillent dans les secteurs de l’éducation ou des soins, sont motivées et cela leur donne certainement de la satisfaction aussi. Mais cela ne signifie pas que cette activité doit se dérouler dans la sphère du travail rémunéré. Il y a un niveau de travail à partir duquel cela devient de l’exploitation, et cette exploitation se renforce de plus en plus. C’est pourquoi tant d’enseignants du primaire se sont mis en grève aux Pays-Bas juste avant la crise sanitaire. On attend toujours plus de ces personnes, sans rien en retour.”

Vous voulez parler de l’exploitation telle que Marx l’a décrite : au travail nécessaire s’ajoute un travail supplémentaire, et le produit de ce travail supplémentaire va au patron, c’est une forme d’exploitation.

VAN DEN BERG : Oui, et cela devient de plus en plus fort, et les gens en font l’expérience. Il faut toujours en faire plus, mais en moins de temps. Cela ne veut pas dire que l’activité en elle-même ne peut pas être amusante ou plaisante, mais cela ne veut pas dire non plus qu’il ne s’agit pas d’exploitation. En fait, je voudrais demander aux travailleurs de bien faire la distinction entre eux-mêmes, ce qu’ils aiment faire, leur patron et le travail. Parce que sinon, on s’épuise, et on se présente chez le médecin avec un burn-out.”

Si le système est si épuisant, pourquoi les gens ne se révoltent-ils pas davantage ?

VAN DEN BERG : “Je trouve cela étonnant aussi. Je pense qu’une partie de la réponse est que les travailleurs sont vraiment trop fatigués et ont trop peu de temps pour se révolter. Dans la crise sanitaire que nous connaissons actuellement, par exemple, je trouve fou tout ce que nous acceptons… Je trouve totalement insensé que les entreprises pharmaceutiques soient autorisées à conserver leurs brevets alors que le monde entier a besoin de vaccins. Nous avons tellement intériorisé la logique du marché que nous l’acceptons.

“Quelque chose s’est déformé dans la relation entre le capital et le travail, parce que notre organisation collective du travail, sous la forme de syndicats, en est venue à croire fermement qu’elle doit dialoguer avec le patronat lorsque nous risquons nos emplois. Un livre comme le mien est aussi une tentative de trouver un certain équilibre dans ce domaine. Pour dire : nous avons désespérément besoin de ce conflit. Nous devons à nouveau oser dire non à un patron et fixer des limites.”

Syndicats et travailleurs en font-ils trop peu aujourd’hui ?

VAN DEN BERG : “Absolument. Nous frappons beaucoup trop peu. Les syndicats ratent des combats, par exemple, sur la pression, le stress au travail. Mais les syndicats s’intéressent aussi trop peu aux personnes qui ne sont pas membres chez eux, comme celles qui ont des contrats de travail flexibles et précaires. Regardez à nouveau la crise sanitaire. La principale crainte des syndicats était de perdre des emplois, de sorte que le plus grand nombre possible de secteurs devaient rester ouverts, même à une époque où nous ne savions pas encore comment nous protéger contre ce virus. Vous prenez de grands risques si vous ne parlez pas des conditions dans lesquelles le travail doit se dérouler. Il me semble qu’il s’agit là d’un problème typique des syndicats, et d’un cas de figure où ils ont manqué à leur devoir. Dans un effort commun pour assurer la croissance économique, les syndicats s’assoient constamment autour de la table avec les employeurs. Je pense que l’onconfond là les intérêts des employeurs et des employés. J’ai le même sentiment à propos des discussions sur le climat. Je trouve incroyable que l’on continue à parler de la croissance économique comme d’une nécessité et qu’il n’y ait pas plus de pression de la part des syndicats et des travailleurs pour faire autrement ; parce que nous devons travailler moins pour nous assurer que nous épuisons moins la terre.

Dirk Vandenberghe

Bio

– Née en 1981,

– Sociologue, maître de conférences Université d’Amsterdam

Marguerite van den Berg, Werk is geen oplossing (le travail n’est pas une solution), Amsterdam University Press, 188 pages, 17,50 euros

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