Plongée dans les clubs ultra-privés de l’establishment londonien

St.James's street, l'artère où se nichent les " gentlemen's clubs " londoniens les plus réputés. © BelgaImage

Héritier d’un dandysme éclairé né au 18e siècle, le Brooks’s incarne à merveille le système de cooptation des ” gentlemen’s clubs ” cher à l’establishment et un brin anachronique. Des cénacles qui sont toutefois en train de changer, notamment sous la pression des femmes.

Une seule petite boule noire et la porte se referme définitivement. Depuis 1764, on y est admis à l’instar des doges de Venise, par scrutin secret, à base de boules noires et blanches. Ici, on se laisse bercer par le ronronnement des conversations de la coffee room et le tintinnabulement discret des cocktails, étouffé par l’épaisse moquette. Même comme invité d’un soir, une visite au Brooks’s – un des trois gentlemen’s clubs les plus prisés de Londres avec le White’s et The Boodle’s – donne le frisson.

Les clubs traditionnels ont été fondés pour servir les intérêts de la classe moyenne supérieure et l’élite aristocratique. Et ils ont parfaitement joué ce rôle.

Pas question de brandir son iPhone devant les portraits des Dilettanti, ces jeunes loups perruqués et poudrés qui, sous le règne de George II, poussaient leur Grand Tour jusqu’au Levant. Encore moins d’aborder directement le casse-tête du Brexit ou du backstop irlandais – ” so rude “. Ici, derrière les colonnes de l’élégante façade de style palladien dessinée par Henry Holland, règne la dure loi de l’ understatement, cet art subtil de l’euphémisme et de la litote cher à Charles Dickens. Nous sommes au coeur historique du London’s Clubland. Comme au White’s ou au Boodle’s, les femmes, invitées, ne sont que furtivement ” admises ” dans la dining room.

” Combien de temps l’establishment britannique va-t-il continuer à repousser la modernité ? “, s’interroge The Guardian, le quotidien de centre gauche britannique. ” En bonne logique, ce phénomène des clubs devrait disparaître. Mais leur intérêt réside justement dans le fait qu’ils sont tellement démodés, répond Christopher Granville, un ancien diplomate, membre du Brooks’s depuis 1992 . D’ailleurs, même les nouveaux clubs les plus en vogue tels que The Soho House ( le réseau international branché créé en 1995 par le restaurateur Nick Jones, Ndlr) se sont inspirés du même principe de cooptation. ” A la différence près que The Brooks’s, qui compte parmi ses illustres membres historiques l’ancien secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères Charles James Fox, William Pitt le Jeune, Lord Melbourne, ou l’ancien Premier ministre Charles Grey… résiste à toute forme de modernité.

Les atermoiements du Garrick

Pas question de marcher sur les traces du Garrick, l’un de ses prestigieux rivaux, fondé en 1831, à Covent Garden – très actif dans la politique et les médias – qui a vainement tenté, il y a quatre ans, d’ouvrir sa porte aux femmes en organisant un vote auprès de ses membres. Le comédien Stephen Fry, le journaliste Jeremy Paxman ou le conservateur Kenneth Clarke y étaient fortement favorables. Mais, faute d’une majorité des deux tiers (avec 50,5% des voix seulement en faveur du oui), la motion a fait long feu. Les femmes invitées doivent donc continuer à passer par la ” porte de derrière “. The Garrick a annoncé son intention d’organiser un nouveau référendum. ” Mais pourquoi diable une femme aurait-elle envie de postuler pour y entrer ? ” s’interroge l’écrivaine et journaliste Chitra Ramaswamy.

” The Dilettanti Society “, gravure de William Say, 1812.© BelgaImage

Face à ces atermoiements, la récente création du premier club réservé aux femmes, baptisé AllBright, en hommage à l’ex-secrétaire d’Etat américaine, Madeleine Albright, a ouvert une première brèche. Mais sur les quelque 55 établissements inscrits auprès de l’Association of London Clubs, une vingtaine reste encore strictement Men only.

Une fois franchi le seuil du 60 St James’s Street, il faut se replonger dans les archives du Brooks’s pour en saisir l’essence. Il a été créé en 1764 par un petit groupe d’aristocrates excentriques, du genre Macaroni. Rien à voir avec les pâtes italiennes : on appelait ainsi, au 18e siècle, des jeunes nobles extravagants comparables, en France, aux muscadins ou Incroyables qui devisaient sous le Directoire. En 1770, l’ Oxford Magazine décrivait ainsi les Macaroni : ” Une sorte d’animal ni mâle ni femelle, une sorte de chose du genre neutre. Cela parle sans vouloir rien dire, cela rit sans civilité, cela mange sans appétit, cela monte à cheval sans en faire, cela court les filles sans passion. ”

Initialement installé sur Pall Mall, le Brooks’s s’est transféré sur St James’s Street en 1778. A la différence du White’s, son grand voisin devenu une citadelle du parti Tory, Brooks’s était aux mains de Whigs, des libéraux. Principal trésor du club où trône le portrait de Charles James Fox, grande figure du parti qui militait pour l’extension des pouvoirs du Parlement : la somptueuse collection de portraits de la société des Dilettantes, l’une des plus anciennes sociétés savantes britanniques, orne les murs de la bibliothèque au premier étage.

Des ” chocolate houses ” aux clubs

A l’origine, les clubs traditionnels puisent leurs racines dans les chocolate houses. On venait au White’s pour déguster du chocolat, la boisson favorite de la crème de la crème de l’élite britannique au 18e siècle. Du moins était-ce la raison sociale officielle de ces hauts lieux de plaisir où l’on s’adonnait volontiers aux jeux d’argent et aux paris dans les back rooms. Ils sont restés apolitiques jusqu’à l’apparition du Brooks’s, pensé comme un bastion d’opposition aux Tories… Dès lors, les coffee houses et les maisons de chocolat se transforment en clubs. On passe d’un espace de convivialité ouvert, où l’on échangeait les nouvelles, à un lieu fermé, basé sur l’exclusion idéologique, sociologique ou sexuelle. La sélection fait l’objet d’un rite. Au Beefsteak Club, chaque nouvel élu pénètre les yeux bandés, en compagnie d’un bishop coiffé d’une mitre. La vogue des gentlemen’s clubs explose à l’époque victorienne, comme une forme de soupape… Deux siècles et demi plus tard, les clubs londoniens restent tiraillés entre le respect des traditions et la soif de renouvellement. ” Malgré leur image très élitiste et poussiéreuse, la culture des clubs londoniens reste très vivace “, estime un membre du Brooks’s. Parmi ses habitués assidus figurent l’ancien patron de Sky, Benjamin Goldsmith (fils de l’ancien magnat des médias Jimmy Goldsmith), le marchand d’art Guy Wildenstein, Nicholas Ferguson, ou l’historien Philip Ziegler…

Sérieux accrocs

L’image des clubs a toutefois été entachée de quelques sérieux accrocs, ces dernières années. En 2007, le parti conservateur a interdit la diffusion d’une photo de David Cameron et Boris Johnson revêtant l’uniforme du Bullingdon club d’Oxford, un dining club ultra-élitiste, réputé pour ses excès en tout genre : bizutage, sexe, vandalisme ou bullying (harcèlement), etc. Un cénacle qui a directement inspiré le film The Riot Club en 2014, a confié l’ex- girlfriend d’un de ses presidents au Guardian. ” Boris Johnson était un des chefs de file. Il était prêt à tout “, a même confié au quotidien britannique une ancienne ” recrue ” proche d’un président du club en racontant notamment le saccage de Magdalen College (Oxford) en 1986.

Plus récemment, l’affaire du Presidents Club, révélée par le Financial Times, a entraîné la démission en janvier 2018 de son coprésident, David Meller, un haut fonctionnaire du ministère de l’Education, proche de Michael Gove, ancien secrétaire d’Etat à l’Environnement de Theresa May. Infiltré, l’envoyé du Financial Times avait révélé, avec force détails, comment quelque 130 jeunes ” hôtesses “, vivement incitées à porter des tenues aguichantes, avaient subi certaines humiliations lors d’un gala de charité réservé à 360 hommes d’affaires et financiers.

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L'”Athenaeum “. Fondé en 1824, il est ouvert aux femmes depuis 2002.© BelgaImage

Culture sexiste

Malgré son nom, le Presidents Club est plus une organisation caritative qu’un gentlemen’s club en bonne et due forme. Mais la presse britannique y a vu un premier sérieux coup de canif à la culture sexiste des clubs traditionnels. ” C’est juste un nouvel exemple du sexisme institutionnel qui empoisonne l’establishment britannique “, déplore Amelia Gentleman, journaliste du Guardian. Le scandale a jeté une ombre sur les fameuses Niece Nights du Buck’s – autre vénérable institution de Mayfair -, où les membres sont invités, plusieurs fois par an, à convier de très jeunes femmes à boire du champagne et à jouer au cricket d’intérieur. Les membres du Buck’s ont toutefois choisi de maintenir la tradition.

” Les clubs traditionnels ont été fondés pour servir les intérêts de la classe moyenne supérieure et l’élite aristocratique. Et ils ont parfaitement joué ce rôle “, résume Stephen Hoare, auteur d’un livre sur l’évolution des clubs londoniens ( Palaces of Power, The History Press, 2019). Cela n’empêche pas nombre d’entre eux de s’adapter à ” une société plus fluide et plus méritocratique ” depuis les années 1960. Il cite notamment le National Liberal Club qui s’est ouvert aux femmes dès 1976, mais aussi le Reform Club (1981), l’Athenaeum (2002), ou encore le Carlton, bastion du parti conservateur, en 2008. Exceptionnellement admise comme membre d’honneur, dès 1975, Margaret Thatcher a finalement été élue présidente du club – trois ans avant son décès.

Pour Stephen Hoare, un vent de renouveau souffle sur ces ” palais du pouvoir “ qui restent des ” lieux d’influence “. Pour preuve, le vénérable Arts Club cher à Charles Dickens, fondé en 1863, est devenu l’un des plus recherchés de la capitale. Entièrement relooké, en théorie réservé aux créatifs, mais aussi très prisé par les financiers de la City et les gérants de fonds spéculatifs, il organise des rencontres avec des collectionneurs privés, des experts du changement climatique ou… la DJ Sister Bliss. Symptôme d’un certain repli sur soi ? Malgré les tumultes du Brexit, sur fond de révolte anti-élites, les listes d’attente restent bien remplies sur St James’s Street.

AllBright, réservé aux femmes

Cofondé en 2018 par Anna Jones, une ancienne dirigeante de Hearst Magazines et de Hachette Filipacchi UK, et Debbie Wosskow, fondatrice de Love Home Swap, plateforme d’échange de logements, The AllBright est installé à Fitzrovia, près de Bloomsbury. Il rivalise avec le Groucho Club et The Soho House, avec la particularité d’être réservé aux femmes. Son lancement a fait sensation, même s’il n’est pas le premier Women only – le University Women’s club (UWC) a été créé en 1886. A la différence des gentlemens’ clubs, The AllBright dispose de plusieurs espaces de coworking, a lancé une académie en ligne et des cours spécifiques pour les free-lances en plaçant sur son frontispice la formule de Virginia Woolf : ” Une femme doit avoir de l’argent et un lieu à elle. ” En plus d’un deuxième espace à Mayfair, The AllBright a inauguré cet été une antenne, à Los Angeles, sur West Hollywood.

Pierre De Gasquet (“Les Echos” du 23 octobre 2019)

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