Pierre d’Elbée, consultant et philosophe: “Le très peu que tu peux faire, il faut le faire”

En situation de crise, quand on gagne, c’est parce que l’on a mouillé le maillot, nous dit Pierre d’Elbée

Diplômé de la Sorbonne, docteur en philosophie, chercheur un moment à Stanford, Pierre d’Elbée a fondé une entreprise de conseil, Iphae, qui cherche à bâtir des ponts entre l’entreprise et la philosophie (*). “Les grands entrepreneurs sont toujours des gens qui réfléchissent sur le sens de leur vie, dit-il. Ils prennent le temps de s’informer, d’avoir un regard sur le monde, de se ressourcer. Ils prennent la peine, souvent tôt le matin selon ce que j’ai pu observer de lire des journaux, des livres, etc. Et je crois qu’ils ont tout compris. Ceux qui sont efficaces dans leur pratique sont ceux qui pensent. Bergson disait: “penser en homme d’action et agir en homme de pensée”.

TRENDS-TENDANCES. La philosophie peut-elle nous aider à affronter ce monde de folie?

PIERRE D’ELBÉE. Sincèrement, je crois que oui. “Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut pas être changé et le courage de changer ce qui peut l’être. Mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre”, dit Marc Aurèle. Nous sommes parfois affectés par des choses qui nous arrivent, nous n’y pouvons rien. Notre marge de manoeuvre et notre contribution au monde sont limitées. C’est important de se le rappeler parce que, parfois, l’émotion rajoute inutilement à notre impuissance.

Faut-il alors se couper des médias?

Les médias oui, mais avec modération. Nous sommes souvent comme des radars: nous recevons une série d’informations, nous ne pouvons nous empêcher de regarder les réseaux sociaux, d’écouter la radio, d’allumer la télé. Mais il y a un moment où il faut devenir télescope, chercher l’information utile et non celle qui va seulement accroître notre émotion. Le but des informations est de comprendre le monde et pas d’être anxiogène ni de se faire du mal.

On ne peut pas grand-chose, mais on peut quand même: on a vu des chefs d’entreprise organiser des convois vers l’Ukraine, envoyer des vivres. Ceux-là ne sont-ils pas finalement plus sereins face aux événements?

Effectivement. Il est psychiquement coûteux de subir et de se dire totalement impuissant. Théodore Monod disait: le très peu que tu peux faire, il faut le faire. C’est une phrase clé. Réfléchir à ce que nous pouvons faire face aux événements est beaucoup mieux que sombrer dans une indignation impuissante. Ces chefs d’entreprise qui organisent des convois n’ont pas perdu leur temps. Devant l’épreuve, il faut se recentrer sur l’essentiel de ce que nous faisons car c’est là que nous avons un pouvoir. C’est la légende du colibri. Il y a le feu dans la forêt. Le colibri va chercher une goutte d’eau et la lâche sur le brasier. Un singe s’approche en ricanant: ce que tu fais ne sert strictement à rien. Le colibri lu répond: je sais mais moi, au moins, je fais ce que je peux faire. Qu’est-ce que je peux faire? C’est la bonne question. Et vous avez raison, c’est apaisant.

Je travaille énormément sur la question du sens. Et savoir pourquoi je travaille, c’est cela qui donne de l’énergie.

Crises sanitaires, financières, guerres… Les chefs d’entreprise sont de plus en plus confrontés à des équipes en stress.

C’est un problème important, mais je n’ai pas LA solution. Cependant, ce qui me frappe est que nous sommes aujourd’hui dans une civilisation du projet. Un anthropologue, Jean-Pierre Boutinet, avait repéré que dans les titres des livres parus de 1880 à 1960, le mot projet n’apparaissait que quatre fois. On passe à 600 occurrences entre 1960 et 1970, puis des milliers ensuite… Tout le monde est mis dans une situation de projet aujourd’hui. Si quelqu’un vous demande quel est votre projet professionnel, vous n’avez pas intérêt à dire “je ne sais pas”! Mais le projet est extrêmement énergivore. Ce que je veux dire, simplement, est qu’il y a des gens qui font très bien leur travail mais ne sont pas faits pour bâtir des projets. Tout le monde ne peut pas appuyer tout le temps sur l’accélérateur. Tout le monde ne peut pas donner continuellement le meilleur de lui-même. J’ajouterais qu’il y a un préalable au projet: c’est le fait d’avoir un moment de respiration, d’avoir une capacité de contemplation qui va me remplir d’énergie.

Mais concrètement, comment faire face à cette explosion de burn-out?

Le problème du burn-out n’est pas que nous sommes fatigués. Il est que nos batteries sont entamées: nous ne pouvons plus les recharger. Il y a alors deux solutions. La première est d’anticiper. Les managers doivent repérer ceux qui sont susceptibles d’entrer en burn-out et qui sont souvent les meilleurs, les plus engagés. Ils se retrouvent épuisés car ils n’ont pas forcément conscience du risque, ils n’ont pas de recul. Il faut des managers pour leur dire: “Arrête! Tu ne dois pas te brûler”. Mais quand les gens sont déjà en burn-out, il faut une thérapie longue. Cela ne sert à rien de conseiller de prendre deux jours de congé. Il faut se faire aider et effectuer un travail intérieur sur ce qui a du sens pour moi. Je suis philosophe et je travaille énormément sur la question du sens. Et savoir pourquoi je travaille, c’est cela qui donne de l’énergie. Et inversement, quand il n’y a pas de sens, si ce que je fais est un bullshit job, sans utilité sociétale, c’est un épuisement. C’est une question vitale. Le job est fait pour l’homme, et pas l’homme pour le job.

Selon vous, que sera le monde d’après?

Dans le monde d’après, il y aura certes des événements qui ne dépendront pas de nous. Il faudra faire avec. Mais il y a cette part qui dépend de nous, et c’est le monde que nous sommes en train de construire. Il peut s’appeler le monde de la solidarité, de l’attention à l’autre, d’un peu plus de justice… Quand on regarde bien, dans le conflit ukrainien, l’Otan n’est pas complètement blanche. La Seconde Guerre mondiale est en partie liée au fait que les traités qui ont suivi la Première Guerre étaient insupportables pour l’Allemagne. Cela ne justifie pas Hitler, mais la justice est la pérennité de ce que nous construisons. On peut être dévasté par des injustices criantes, des événements épouvantables, mais tant qu’il y a de l’espoir, il faut se battre parce que c’est plus important que la vie. C’est Socrate qui préfère défendre ses convictions profondes au risque de rester dans la cité et se faire tuer plutôt que de fuir pour protéger sa petite vie .

Cela fait penser au président ukrainien qui reste à Kiev. Est-ce que, finalement, l’histoire n’est pas marquée par la personnalité de quelques hommes? Si Volodymyr Zelensky avait été un personnage fantoche, le conflit aurait-il pris une autre tournure?

En temps de crise, nous cherchons toujours des leaders, des héros. Nous avons besoin de personnes exemplaires car elles donnent de l’espoir. Il y a des personnes qui ont un peu plus de désir, de vision, de self-control. Il y a des gens qui ont l’air de savoir. Quand de Gaulle a dit “nous avons perdu une bataille, nous n’avons pas perdu la guerre”, il était pourtant tout seul à Londres.

Ces crises à répétition que nous vivons depuis quelques années ont-elles changé votre manière de voir le monde?

Les crises sont ces événements extérieurs, mais aussi privés. Nous avons tous notre lot de crises. J’observe que la part de bonheur que j’ai aujourd’hui n’est pas venue toute seule. Il a fallu que je me batte, que je m’affirme. C’est une invitation que je fais à tous: en situation de crise, quand on gagne, c’est parce que l’on a mouillé le maillot.

(*) Son dernier livre: “Aristote, 10 clés pour repenser le management”, éditions Mardaga, 224 pages, 19,90 euros.

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