Patrons à 20 ans
Décomplexés et inspirés par quelques belles “success stories” internationales, de plus en plus de jeunes Belges francophones se lancent dans l’entrepreneuriat avec l’ambition de changer le monde, mais à leur manière. Du haut de leur vingtaine, ils dirigent leurs équipes et leur business avec des codes qui leur sont propres.
Employer 20 personnes. Générer plus de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires en ligne après deux ans d’existence. Et n’avoir que 20 ans. C’est l’histoire d’Antoine Libois, fondateur de l’e-commerce carolo My American Shop. Tout aussi incroyable est l’aventure de Mathis André. Ce jeune homme n’avait pas encore 18 ans quand il est allé trouver ses premiers business angels de renom (Jean-Guillaume Zurstrassen et Harold Mechelynck) pour développer des bots qui répondent aux internautes. Depuis, sa société Faqbot emploie six personnes et a été revendue à un grand groupe, alors qu’il n’avait que 21 ans! Les belles histoires de jeunes patrons dans la vingtaine comme celles que vous lirez dans les pages suivantes sont moins rares qu’on le pense. Avant d’être à la tête de l’une des plus belles entreprises belges du digital, Fabien Pinckaers, le fondateur d’Odoo, est lui-même passé par ce statut de jeune patron puisqu’il avait lancé sa société TinyERP alors qu’il était encore étudiant à Louvain-la-Neuve. Avant cela, notre Manager de l’Année 2020 avait développé ses premiers logiciels… à l’âge de 13 ans. Et il était parvenu à les vendre à des entreprises bien en place. Quant à la boss de Kazidomi Emna Everard, qui incarne l’image de la jeune entrepreneuse qui cartonne et que l’on voit partout, elle n’a pas encore 30 ans. Pourtant, son entreprise compte quelque 80 personnes et ne cesse de grandir.
Sur les traces de Mark
Ils seraient pas moins de 120.000 jeunes de 20 à 30 ans à endosser aujourd’hui ce costume de patron, soit 12% des entrepreneurs en Belgique. La mode des start-up de la tech n’y est certainement pas pour rien: quand il a imaginé la première version de Facebook en 2004, Mark Zuckerberg n’avait qu’une vingtaine d’années. Et il n’avait pas encore atteint la trentaine lorsque son réseau social a réalisé l’une des introductions en Bourse les plus observées de l’histoire… Il y a donc eu aussi un “effet start-up”, un engouement à lancer sa boîte, avec la conviction que tout était possible et que de bonnes idées pouvaient changer le monde… Un enthousiasme et une énergie qui, ces dernières années, ont été accompagnés par un nombre incalculable d’initiatives de soutien, ce qui a permis à ces jeunes de se plonger dans l’aventure avec un peu plus de sérénité que leur aînés. “Le panorama a totalement changé aujourd’hui par rapport aux années 1990 quand je me suis lancé”, atteste Philippe Van Ophem, serial entrepreneur d’une cinquantaine d’années qui finance aujourd’hui plusieurs start-up fondées par des jeunes. “Des tas de structures d’aide, de coaching et de financement viennent se mettre au service de ceux qui démarrent, ce qui est de nature à encourager les initiatives. Et c’est donc très positif”, se réjouit-il.
En Wallonie, une série d’incubateurs sont ainsi spécialement dédiés aux étudiants qui souhaitent lancer leur entreprise: VentureLab à Liège, LinKube à Namur, Yncubator à Louvain-la-Neuve, StudentLab à Charleroi, etc. Certes, ces structures ne convainquent pas tout le monde. Notamment Fabien Pinckaers, qui nous a laissé entendre que les entrepreneurs n’en n’avaient pas forcément besoin. “Les vrais entrepreneurs savent ouvrir des portes et ne doivent pas avoir besoin qu’on leur dise quoi faire, dit-il. Le mieux est quand même d’avancer soi-même, par essai-erreur et d’être en mesure de s’adapter .”
Reste que ces nombreuses initiatives peuvent inspirer et faciliter le démarrage. “Etre jeune et entrepreneur est désormais bien plus reconnu qu’auparavant, se réjouit Aude Bonvissuto, directrice du VentureLab qui revendique un millier de jeunes entrepreneurs passés en son sein depuis 2014. Lorsque notre incubateur a été créé, le premier enjeu consistait à parler du statut académique de l’étudiant-entrepreneur. Aujourd’hui, tous les établissements de Wallonie ont connaissance de ce statut, le reconnaissent et l’appliquent à leur façon.”
En effet, aujourd’hui, un étudiant qui souhaite se lancer comme fondateur d’entreprise est encadré par un double statut, expliquent Coralie Dufloucq et Amélie Sabinot, actives chez LinKube. D’abord son statut académique. “Celui de l’étudiant entrepreneur permet à chaque établissement de reconnaître l’étudiant dans sa double casquette et d’adapter ses horaires, par exemple. Mais il y a ensuite son statut fiscal qui lui permet, à certaines conditions, de bénéficier d’avantages fiscaux, de réductions de charges ONSS tout en conservant son droit aux allocations familiales, etc.”
Pris au sérieux?
“Cela ne signifie pas que tout soit plus simple pour les entrepreneurs de 20 ans, tempère toutefois Philippe Van Ophem. Ceux-ci gardent tout le mérite d’entreprendre dans un monde qui bouge beaucoup et se complexifie chaque jour davantage.” D’autant que leurs challenges restent les mêmes que ceux de leurs aînés: trouver le bon produit ou service dont le marché a besoin, financer le développement de la boîte, pivoter, savoir quand recruter, etc. Mais avec un point d’attention particulier: leur jeune âge et donc leur potentiel manque d’expérience.
Sont-ils, par exemple, pris autant au sérieux par de futurs clients, partenaires ou banquiers que leurs homologues deux ou trois fois plus âgés? Les avis divergent. Pour Fabien Pinckaers, “l’âge n’est pas un problème en soi. Le seul risque, c’est éventuellement le syndrome de l’imposteur. Mais généralement, les gens reconnaissent vite les compétences et les talents des entrepreneurs qu’ils ont en face d’eux.”
Selon d’autres, ce jeune âge peut malgré tout encore parfois jouer en leur défaveur. Voici deux ans, Emna Everard se rappelait dans nos colonnes d’un rendez-vous qui avait mal tourné chez des investisseurs. “C’était un fonds d’investissement à Bruxelles. Pour moi, c’était aussi la première fois que je me rendais à ce genre de rendez-vous. J’avais 23 ans, eux le double. Ils étaient très sûrs d’eux. Le meeting avait très mal démarré car l’un des partenaires avait les yeux rivés sur son smartphone. Après 10 minutes, il a levé les yeux pour me bombarder de questions cinglantes: ‘Que connaissez-vous à la distribution, au digital?’ , ‘Croyez-vous vraiment que cela a du potentiel? ‘, etc. J’ai tenté de répondre, mais je ramais. Il a alors pu m’achever: ‘En gros, vous allez ouvrir une petite boutique… Quand je vois ce genre d’ambition chez les jeunes, ça me tue!'”.
Cette relative défiance, les responsables de LinKube la remarquent régulièrement. “Le jeune doit faire ses preuves, insiste Coralie Dufloucq. On ne va pas directement lui ouvrir grand les portes car il n’a pas d’expérience à justifier. Certains vont donc le considérer comme moins sérieux, plus frivole. Pour gagner la confiance, il lui faudra prouver deux fois plus.” Et c’est parfois subtil. Romain Agneessens, fondateur du distributeur de livres Grantha, s’est par exemple souvent étonné “que l’on me reçoive en me tutoyant directement lors d’un rendez-vous commercial. C’était une manière de m’infantiliser ou de placer un rapport de supériorité dans une négociation.”
Des codes à eux
Mais pas de quoi freiner ceux qui veulent absolument réussir et poursuivre leur rêve d’entreprise. On connaît la célèbre formule de Mark Twain: “Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait”. Et ce dossier en est la preuve. Voyez à nouveau Antoine Libois, de My American Shop. Quand il affiche son ambition de minimum doubler de taille chaque année alors que son entreprise réalise déjà 2,5 millions d’euros de chiffres d’affaires, son entourage sourit avec bienveillance. Mais comme la plupart des jeunes de son âge qui entreprennent, il n’a pas peur de relever des défis. “L’âge est une force pour les tous jeunes entrepreneurs, acquiesce Aude Bonvissuto, du VentureLab. Ils ont la capacité de se projeter sur le long terme, ils disposent d’une créativité forte et d’une énergie incomparable. Cela leur permet de nous surprendre par leur manière d’envisager les choses, de recevoir des conseils et de les transformer. Lorsqu’un coach leur soulève un point bloquant, ils ont une capacité étonnante de le comprendre, de l’intégrer et de s’adapter.”
Car si ces jeunes n’ont pas l’expérience d’un long parcours, ils viennent aussi chambouler les codes avec une approche parfois différente qui leur permet de se démarquer. Ils auraient, en outre, une série de réflexes bien à eux. “Ils sont nés dans un monde d’incertitudes, observe Joffroy Moreau fondateur du cabinet de conseil Ekkofin. L’agilité fait donc partie de leur vie. Par exemple, en accompagnant les jeunes de My American Shop, on s’est rendu compte qu’un entrepôt trois fois plus grand pouvait débloquer leur croissance. On le leur a dit… Trois jours après, ils envoyaient leur renom et cherchaient un nouvel entrepôt. En outre, ces jeunes démarrent de manière décontractée sans forcément toujours se demander comment font les autres. Et puis, ils maîtrisent parfaitement les nouveaux codes du digital. Pour gérer leur boîte, ils n’ont pas peur de prendre un outil disponible en ligne, de l’essayer, puis de l’adapter.”
C’est d’ailleurs souvent en ligne qu’ils trouvent les solutions à leurs problèmes, n’hésitant pas à s’inscrire à des Mooc ou à consulter des tutos pour appréhender de nouvelles thématiques. Les jeunes seraient fonceurs, parfois plus téméraires, “notamment parce qu’ils ne sont pas encore installés et n’ont pas de charge familiale”, glisse-t-on chez LinKube. Mais tous sont portés par l’enthousiasme et la conviction que leur projet peut fonctionner et changer les choses.
Du sens au coeur de la démarche
Car aujourd’hui, leur ambition n’est plus forcément de lancer le nouveau Facebook ou de revendre une licorne. Bien sûr, il y a certainement autant de raisons différentes de créer sa boîte qu’il n’existe d’entrepreneurs. Mais pour la directrice du VentureLab, une vraie évolution se remarque depuis quelques années: “On voit de moins en moins de jeunes qui créent leur boîte, veulent lever des fonds, grandir et puis revendre. Une grande tendance est apparue: la raison d’être. L’important, pour beaucoup, n’est plus de créer une entreprise mais de mener à bien une mission qu’ils se fixent, et de respecter certaines valeurs qui leur sont propres.”
De plus en plus de projets se construisent autour de l’approche durable, de l’écologie et de l’amélioration du monde, par une approche sociale et sociétale, appuie Philippe Van Ophem: “Ces entrepreneurs veulent développer des projets dans des domaines qui les touchent et qui leur parlent réellement. Il y a 20 ou 30 ans, c’était moins le cas: on créait plus facilement un business sans forcément répondre à ces valeurs-là. Le sens et la finalité prennent une importance centrale…” Tout en gardant la logique que le business doit être rentable.
Ils sont patrons à 20 ans
– Antoine Libois (My American Shop): 20 ans et 2,5 millions de chiffre d’affaires
– Simon Polet et Benoit Fortpied (Merchery): business à 1,7 million en moins de deux ans
– Zoé Broisson et Robin Guérit (Flowchase): start-up pour peaufiner votre accent anglais
– Mathis André (Faqbot): une entreprise créée à 17 ans, et vendue à 21
– Marvin Weymeersch (Hangar): 8.000 personnes à l’Atomium
– Delphine de Sauvage (Eat’s Local): du vrai local dans l’assiette
– Romain Agneessens (Grantha Diffusion): ouvrir la porte des librairies aux petits éditeurs
120.000 jeunes
de 20 à 30 ans endosseraient aujourd’hui le costume de l’entrepreneur, soit 12% du total des entrepreneurs actifs en Belgique.
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