Paul Vacca

Paradoxe: “Le ‘déprimisme’, c’est fantastique”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Le palmarès 2019 des 10 plus gros vendeurs de romans français Le Figaro Littéraire/GFK vient de tomber. Les années se suivent et se ressemblent : on retrouve à peu près les mêmes et à la fin c’est Guillaume Musso qui gagne. Toutefois, notons cette année l’entrée d’un invité surprise à la cinquième place, celle de Michel Houellebecq.

Invité surprise parce qu’à première vue, l’auteur de Sérotonine fait figure d’intrus dans cette liste dominée globalement par une littérature qui ” fait du bien “, de romans dits feel good. En effet, avec son cocktail d’ultralibéralisme ravageur, de misère sexuelle et d’humour dépressif, le roman houellebecquien tranche avec le corpus du reste palmarès. Les critiques littéraires ont d’ailleurs baptisé le courant qu’il incarne, le ” déprimisme “.

Alors comment expliquer sa présence au palmarès ? On pourra bien sûr invoquer la force de frappe de sa maison d’édition ; l’équation promotionnelle imparable qui consiste à être omniprésent dans les médias tout en demeurant invisible (l’auteur refuse désormais toute interview) ; l’habileté stratégique à cliver et, pour certains, tout simplement son génie littéraire… Reste qu’un mystère demeure entier : pourquoi diable les lecteurs sont-ils si nombreux à s’infliger la lecture d’un auteur réputé si déprimant ? Peut-être parce qu’il ne l’est pas tant que ça après tout. Et si tout simplement lire Houellebecq faisait se sentir bien ? D’où notre hypothèse : Michel Houellebecq est aussi un auteur feel good.

On nous accusera d’abuser de notre amour du paradoxe. Mais avant cela, il convient peut-être de s’entendre sur ce que l’on est en droit d’appeler un roman feel good. Comme on le sait, cette appellation d’origine anglo-saxonne désigne une catégorie de livres censés nous faire du bien, nous mettre de bonne humeur, nous aider à supporter et à affronter les affres du quotidien.

Or, pourquoi n’en irait-il pas des romans comme de nos rêves nocturnes ? Si certains d’entre nous préfèrent les rêves heureux peints en rose parce qu’ils leur insufflent une énergie positive – quitte à les confronter au réveil à la grisaille de la vie réelle – d’autres préfèrent les cauchemars bien noirs car le retour à la réalité quotidienne n’en sera que plus léger en comparaison. De la même façon, le roman feel good peut emprunter ces deux voies.

Et le bonheur n’en est pas forcément la voie royale. Dans leur essai Happycratie, Edgar Cabanas et Eva Illouz (éditions Premier Parallèle) montrent en quoi la promotion du bonheur comme outil de management en entreprise est devenue contre-productive : source de stress et d’aliénation, elle conduit souvent au burn-out et à la perte de sens. L’idée même de bonheur individuel devient paradoxalement, non pas un outil de développement personnel, comme elle prétend le faire, mais de domination. Car ériger le bonheur en norme revient à internaliser le conflit chez l’individu, par ce que l’on pourrait appeler une intériorisation du domaine de la lutte : ” Si je ne suis pas heureux, c’est que je n’en suis pas digne “. Toute insatisfaction se trouve aussitôt refoulée car fautive. L’utopie du bonheur en entreprise se transforme vite en dystopie individuelle.

Les romans estampillés feel good reproduisent, même inconsciemment, ce schéma alors que les ouvrages de Houellebecq font, eux, figures d’authentiques romans feel good. Non pas qu’ils constituent de purs moments de détente, même si on y rit souvent. Mais parce que dans une certaine mesure, ils nous libèrent en nous offrant un espace où nous pouvons laisser libre cours à nos sentiments même négatifs. Mais aussi parce qu’ils nous délivrent de l’idée gluante de bonheur en la traitant comme une simple illusion. Car se débarrasser du poids social du bonheur, c’est peut-être la seule voie qui vaille pour s’ouvrir la possibilité de se sentir heureux.

En affirmant qu’il n’existe en ce monde aucune raison d’espérer, les romans de Houellebecq – mais on pourrait aussi ajouter ceux de Philip Roth ou de Milan Kundera, etc. – nous procurent finalement une formidable bouffée d’oxygène. Si rien n’est écrit, alors c’est peut-être que tout peut s’écrire. C’est en tout cas bien plus stimulant que les ouvrages de développement personnel qui nous enferment systématiquement dans des équations insolubles : nous enjoignant d’un côté ” d’être nous-mêmes ” tout en nous infligeant de l’autre des exemples à suivre. Bref, le ” déprimisme “, c’est fantastique. Et si ça devenait un nouveau mode de management ?

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