Nuages au-dessus de Lufthansa

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Fin février, Lufthansa a évité de peu une perte de plus de 100 millions d’euros. Ses pilotes ont accepté d’arrêter leur grève au bout de 18 heures. Elle devait durer quatre jours. La compagnie n’est pas tirée d’affaire pour autant. Des bénéfices en chute libre et des erreurs stratégiques l’ont plongée dans une crise profonde. Et un nouveau préavis de grève vient d’être déposé pour avril.

Fin février, Lufthansa a évité de peu une perte de plus de 100 millions d’euros. Ses pilotes ont accepté d’arrêter leur grève au bout de 18 heures. Elle devait durer quatre jours. La compagnie n’est pas tirée d’affaire pour autant. Des bénéfices en chute libre et des erreurs stratégiques l’ont plongée dans une crise profonde. Et un nouveau préavis de grève vient d’être déposé pour avril.

Si cette année, Lufthansa finit par engranger des millions de bénéfices de plus que prévu, ce sera en partie grâce à une femme : la juge du tribunal du travail de Francfort, Silke Kohlschitter. Le 22 février, alors que l’organisation des pilotes Cockpit était déjà engagée depuis 18 heures dans une grève qui devait durer quatre jours, cette magistrate déterminée a créé la surprise. Usant de charme et de diplomatie, elle a su ramener à la table des négociations les représentants du syndicat et du management qui étaient pourtant à couteaux tirés.

Le coeur du problème – à savoir, si et dans quelle mesure les conditions de travail allemandes devraient s’appliquer aux filiales locales et étrangères – reste non résolu. Par contre, l’ordre de grève a été levé et les négociations officielles n’ont porté que sur les augmentations salariales et l’amélioration des horaires de travail et des périodes de repos pour les quelque 4.500 pilotes de la compagnie en Allemagne.

La décision du tribunal du travail aurait pu donner au CEO de Lufthansa Wolfgang Mayrhuber et à son vice-CEO Christoph Franz une bonne raison de se réjouir. Ils ont déclaré en effet que la fin rapide de la grève avait permis à la compagnie d’éviter une perte de revenus de plus de 100 millions d’euros. Mais l’heure n’est pas aux réjouissances pour les deux dirigeants. Ils ne savent que trop bien que le conflit avec les pilotes est le moindre de leurs problèmes.

Une entité difficile à contrôler même par temps clair
Pendant des décennies, la compagnie a été considérée comme l’une des entreprises les mieux gérées d’Allemagne. Dans les enquêtes réalisées auprès de jeunes diplômés d’université, la Lufthansa était invariablement placée en tête de la liste des futurs employeurs de prédilection. Dans les prochains mois, les dirigeants de Lufthansa devront faire un sérieux effort pour défendre cette belle réputation durement gagnée. Pour la première fois en près de neuf ans depuis les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, la compagnie aérienne enregistre des chutes brutales de son chiffre d’affaires et de son bénéfice. Mais ces pertes ne résultent pas de la soi-disant rapacité ou du soi-disant orgueil de ses pilotes.

Il est peu probable que de simples mesures de réduction de coûts ou le retrait d’avions de la circulation suffiront à ramener la compagnie sur la bonne voie. Elle devra repenser et réajuster l’ensemble de son business model, comme le répète le vice-CEO Christoph Franz depuis juillet dernier. “La crise économique n’est pas la cause de nos difficultés, avertissait-il à l’époque. Elle ne fait que révéler de façon manifeste où se situent nos faiblesses concurrentielles.”

Christoph Franz, qui a présidé au redressement de Swiss, a été le premier à formuler les problèmes de Lufthansa en des termes aussi clairs. Les critiques indirectes à l’adresse de Wolfgang Mayrhuber et du président du Conseil de surveillance Jürgen Weber inhérentes à ces commentaires montrent à quel point la situation de Lufthansa est devenue grave.

Sous la houlette de Weber et de Mayrhuber, la compagnie allemande est devenue la cinquième compagnie aérienne du monde, sur base du nombre de passagers transportés. Toutefois, suite aux acquisitions, au développement de nouveaux hubs et à l’expansion massive des services de la compagnie, allant des billets économiques aux billets exclusifs, les deux hommes ont aussi créé une entité difficile à contrôler, même dans les périodes les plus propices.

Un chiffre d’affaires en recul de 10 %
Pendant longtemps, les deux dirigeants ont accepté des pertes sur les lignes locales et sur les lignes européennes pour remplir des places sur les longs courriers lucratifs. En même temps, ils ont commandé de nouveaux appareils pour une valeur totale de 16 milliards d’euros environ, la plupart d’entre eux devant être livrés dans le courant des six prochaines années.

Mais la construction qu’ils ont mise en place devient de plus en plus fragile. Car la compagnie aérienne doit faire face à une rude concurrence de la part des transporteurs à bas prix comme Easyjet et Air Berlin à une extrémité de la gamme, et de la part des transporteurs arabes en pleine croissance, comme Emirates et Qatar Airways, à l’autre extrémité. Ces nouveaux concurrents, constitués beaucoup plus tard que Lufthansa, ont des structures de coûts plus efficaces que le transporteur national allemand qui existe depuis plus de 80 ans.

En outre, les voyageurs d’affaires, qui furent longtemps la source d’une importante part des bénéfices de l’entreprise, volent en classe économique depuis quelque temps, au lieu de s’installer dans les coûteux sièges des Business ou First Class. Pour preuve, Lufthansa n’a pu annoncer le 11 mars dernier qu’une perte nette annuelle de 112 millions d’euros pour l’exercice 2009, contre un bénéfice net de 542 millions d’euros en 2008. Le chiffre d’affaires annuel de l’entreprise s’est lui replié de 10 %, à 22,3 milliards d’euros. L’acquisition de la compagnie autrichienne en difficulté Austrian Airlines (AUA) n’y est pas étrangère : elle a fait grimper la dette nette du transporteur allemand jusqu’à près de 2 milliards d’euros ! Ce qui a incité les principales agences de notation comme Moody’s et Standard & Poor’s à rétrograder la notation de Lufthansa voici quelques mois de sorte que la compagnie doit encore payer plus cher pour emprunter des capitaux supplémentaires.

Christoph Franz, le successeur présumé de Wolfgang Mayrhuber, veut imposer un package complet de mesures de réduction de coûts pour empêcher une poursuite de l’érosion des chiffres financiers. Ces mesures incluent une accélération de l’introduction de plus grands jets sur des lignes régionales et une réduction de coûts dans les domaines de l’administration, du catering et des frais d’aéroport et de sécurité.

Le personnel mis à contribution
Christoph Franz et son équipe espèrent récolter des centaines de millions de revenus supplémentaires en installant davantage de sièges dans une partie de la flotte, en améliorant l’exploitation de la capacité des avions et en différant la livraison de certains des avions déjà commandés, tels que l’Airbus A380. Le management veut que le personnel contribue à la réalisation des autres économies projetées – environ 200 millions d’euros sur un total d’environ 1 milliard d’euros – par des mesures telles que des accords de fin de contrat volontaire, une augmentation du nombre d’heures de travail et la renonciation à des facilités que les salariés apprécient.

Mais les projets du management se heurtent à une vive résistance au sein du personnel. “Les fardeaux financiers de Lufthansa sont le résultat d’acquisitions coûteuses”, accuse Thomas von Sturm, qui dirige le comité de négociation des pilotes. Il fait remarquer que lui et ses camarades pilotes représentent seulement quelque 4 % des coûts totaux de la compagnie aujourd’hui. Au lieu d’exiger des sacrifices supplémentaires de la part des salariés, ajoute Thomas von Sturm, le management devrait améliorer l’aménagement intérieur des avions qui est, affirme-t-il, désespérément démodé par rapport à la concurrence, en particulier en première classe.

Les représentants des personnels de cabine adoptent une position similaire. Les stewards et hôtesses sont déjà mécontents de la décision du management de réduire d’une unité le personnel de cabine sur les longs courriers. Le syndicat des services Ver.di suspecte même le management de Lufthansa “de réparer les erreurs qu’il a commises dans le passé, sur le dos des salariés, s’assurant ainsi le financement nécessaire pour les acquisitions”.

Ce sont là des accusations graves, et pourtant, pour Wolfgang Mayrhuber et le président du Conseil de surveillance Jürgen Weber, elles ne sont pas inattendues. A une époque où les compagnies aériennes réagissaient à la compétition croissante des transporteurs à bas prix en réduisant le nombre des places en première classe et en introduisant une classe intermédiaire entre la classe économique et la classe business, les deux dirigeants ont rehaussé le niveau de Lufthansa pour en faire un transporteur dit “premium”. Ils estimaient que l’activité long courrier rentable, avec ses clients des classes Business et First, compenserait la baisse du bénéfice dans la classe Economy.

Cet espoir s’est entre-temps avéré illusoire. Christoph Franz a dès lors déclaré vouloir mettre un terme à des années de subsidiation croisée. Ce changement stratégique nécessiterait que toute l’activité court et moyen courrier devienne plus rentable et cette stratégie ne peut fonctionner que si les salariés coopèrent.

Même avant la grève, les représentants des pilotes au sein de Cockpit étaient disposés à renoncer volontairement à des augmentations salariales et à prester un plus grand nombre d’heures. En échange, ils souhaitaient que l’entreprise leur garantisse leurs emplois et leurs privilèges traditionnels et leur fournissent l’assurance que les pilotes nouvellement recrutés puissent accéder rapidement au rang de capitaine.

Les stewards et hôtesses représentés par Ver.di étaient aussi disposés à faire des concessions salariales si le management pouvait garantir leurs emplois et de meilleures conditions de travail. Reste que ce 22 mars, un nouveau préavis de grève a été déposé par le syndicat des pilotes Cockpit suite à l’échec des négociations avec la direction de Lufthansa. Le préavis a été déposé pour la période du 13 au 16 avril.

Christoph Franz et Wolfgang Mayrhuber pourront-ils malgré tout d’ici là fournir aux salariés des garanties d’emploi et offrir aux personnels de cabine et de cockpit une participation au bénéfice ou des actions Lufthansa à des conditions préférentielles. Cette solution bénéficierait finalement aux deux parties. Elle permettrait au management de rendre l’entreprise plus compétitive et les employés obtiendraient une compensation pour leurs concessions en recevant une participation dans ce qui sera, espère le management, une compagnie aérienne renouant avec un bénéfice en hausse en 2010. A l’heure où nous écrivons ces lignes, rien ne semble gagné.

Dinah Deckstein (“Der Spiegel”)

Les conséquences pour Brussels Airlines

“En 2009, nous avons investi pour le futur”, se félicite Thierry Antinori, executive vice-president en charge du marketing et des ventes chez Lufthansa. Si le rachat de 45 % de Brussels Airlines, voici près d’un an, est un placement pour le futur, la compagnie belge ne doit-elle pas malgré tout s’inquiéter des remous financiers qui touchent la compagnie allemande ?

“L’impact sera limité”, répond Michel Meyfroidt, co-CEO de Brussels Airlines. En effet, l’harmonisation des conditions de travail entre le personnel allemand et belge a peu de chance de voir le jour. Par contre, la mauvaise passe de Lufthansa pourrait avoir des retombées sur le renouvellement de la flotte de Brussels Airlines. Vieillissante (13,2 ans d’âge moyen), la flotte belge (51 avions) doit être rajeunie d’ici 2012 ou 2013.

“Fin 2010, on devrait y voir plus clair”, augure Michel Meyfroidt. Si la question ne se pose pas pour les longs courriers – le choix s’est porté sur les Airbus A330 – une décision est attendue en ce qui concerne les avions moyens courriers (des Airbus et des Boeing pour l’instant).

Quant aux courts courriers (des Avro et des British Aerospace), ils ne seront pas remplacés pour des raisons économiques : entretenir quatre types d’appareils entraîne inévitablement des coûts à la hausse (maintenance, formation…). L’idée des dirigeants de Brussels Airlines est de les “redistribuer” d’ici 2016 sur des lignes régionales en Afrique subsaharienne. A condition que les divers projets dans la région se concrétisent. Seulement voilà, rajeunir une flotte – même sur plusieurs années – nécessite des capitaux en suffisance. Le coût d’un avion en leasing s’élève à plusieurs centaines de milliers de dollars.

A l’heure actuelle, Brussels Airlines dispose, selon nos estimations, de liquidités proches des 200 millions d’euros (contre 350 millions fin 2007). Un matelas qui n’offre guère de garantie absolue vu le contexte économique encore instable. L’idéal serait donc que la compagnie belge soit entièrement absorbée par Lufthansa et ce, le plus tôt possible car dès 2012, huit Boeing devront être remplacés. La bonne nouvelle est que Lufthansa bénéficie d’une option pour acquérir, dès 2011, les 55 % restants de Brussels Airlines à un prix lié aux performances de celle-ci. L’offre pourrait s’élever à un maximum de 250 millions d’euros, mais au vu des résultats actuels de la compagnie d’Etienne Davignon, une valorisation autour de 140 millions serait plus réaliste. Reste que même à ce prix-là, il n’est pas sûr que les dirigeants de la compagnie allemande se pressent pour remettre la main à la poche.

Conséquence : Brussels Airlines devrait alors se tourner vers le marché de la location pour sa future flotte. L’alternative ? S’approvisionner directement chez Lufthansa. Celle-ci possède 725 avions et 160 sont en commande alors qu’elle envisage dans le même temps de retirer des appareils de la circulation. “L’option n’est pas exclue, confirme Michel Meyfroidt. Mais cela ne se fera que si les avions répondent à nos besoins et que la transaction s’effectue aux conditions du marché.” L’histoire tend souvent à repasser les plats, dit-on. Dès lors, à la b.house, le leasing malheureux de 38 Airbus pris par la Sabena auprès de Swissair hante encore les esprits…

V. H.

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