Nicolas De Clercq (Kinépolis), CFO de l’Année: “Je ne tourne jamais autour du pot”
Nicolas De Clercq a contribué à faire de Kinepolis un acteur mondial dans son domaine d’activité. Ce résultat, sa vision et son approche de la finance, alliés à ses qualités de communication, expliquent son titre de “Trends-Tendances CFO of the Year 2020”.
Depuis l’arrivée de Nicolas De Clercq en 2012, Kinepolis affiche une insolente croissance. Coté en Bourse, le groupe est implanté dans sept pays d’Europe, de même qu’au Canada et aux Etats-Unis. Son chiffre d’affaires, ses flux de trésorerie d’exploitation et sa fréquentation ont été multipliés par deux, le nombre de cinémas par cinq, à 111 unités. Nicolas De Clercq et son patron Eddy Duquenne ont veillé à encadrer très strictement cette évolution sur le plan financier. Ainsi, le CFO a-t-il orchestré l’an passé un placement privé de 225 millions d’euros et négocié un crédit renouvelable. En plein confinement, Kinepolis n’a pu que se féliciter de cette stratégie. Alors que des pointures internationales comme AMC étaient visiblement chahutées, les mois de fermeture n’ont même pas fait frémir Kinepolis. Le successeur de Catherine Vandenborre (Elia) au titre de CFO of the Year nous explique en souriant comment il s’y est pris. Communiquer clairement avec toutes les parties prenantes est une des priorités absolues de ce fan de BD âgé de 48 ans qui dirige une équipe de 64 personnes.
Grâce aux mesures prises, nous pourrions, même en cas de fermeture complète et sans la moindre rentrée, tenir loin jusqu’en 2021 au bas mot.
TRENDS-TENDANCES. Comment, en tant que CFO de Kinepolis, avez-vous abordé le confinement ?
NICOLAS DE CLERCQ. La majorité de la clientèle paie sur place billets d’entrée, friandises et autres, ce qui représente 83 % de notre chiffre d’affaires, et explique que notre fonds de roulement soit rapidement devenu négatif. Il fallait en outre payer les prestations antérieures des fournisseurs. Il était donc impératif de surveiller l’évolution des liquidités et d’estimer avec précision les flux de trésorerie futurs. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes attelés à communiquer avec les banques, les analystes et les investisseurs. Chacun voulait savoir combien de temps nous pourrions tenir avec les fonds dont nous disposions. Nous avons multiplié les vidéo- conférences, et expliqué que grâce aux mesures prises, nous pourrions, même avec la fermeture complète et sans la moindre rentrée, tenir loin jusqu’en 2021 au bas mot.
Quel a été le taux de combustion ?
Entre combustion opérationnelle de 5,8 millions d’euros par mois, fonds de roulement négatif et charges financières mensuelles de 1,1 million d’euros en moyenne, nous avons consommé, du début mars à la fin juin, un peu plus de 50 millions d’euros.
Et cela n’a posé aucun problème insurmontable ?
Kinepolis a toujours mené une politique financière prudente. Même si nous générons énormément de cash, nous avons systématiquement financé les reprises par des émissions, dont la durée coïncide avec le temps nécessaire pour que ces acquisitions se remboursent seules. En outre, nous avons emprunté à des taux extrêmement avantageux. Avant la crise, nos crédits, d’une durée de 5,8 ans en moyenne, étaient souscrits au taux de 2,75 % en moyenne. Le calendrier est parfait également : le remboursement d’un premier emprunt obligataire n’est prévu que pour 2022, celui des 225 millions d’euros, pour 2026. Ce placement privé avait été organisé d’initiative l’an passé, pour financer la reprise de MJR aux Etats-Unis. Comme les banques ont perçu pas mal de commissions sur cette opération, nous avons profité de l’occasion pour faire passer notre ligne de crédit de 90 à 120 millions d’euros. Tout cela nous a permis d’aborder la crise avec une trésorerie de 70 millions d’euros et une ligne de 120 millions, ce qui nous évite toute inquiétude dans l’immédiat.
Nous expliquons au personnel qu’il doit agir comme si la fréquentation, l’an prochain, allait reculer de 5 %, alors que nous voulons continuer à générer les mêmes flux de trésorerie d’exploitation.
Nous n’avons jamais écouté les conseillers financiers qui nous recommandaient de verser l’immobilier dans une société distincte, puis de vendre. Ils estimaient qu’en créant un effet de levier, la transaction nous mettrait en mesure d’opérer une reprise importante et d’accélérer considérablement la génération de valeur pour l’actionnaire. Sur le papier, l’idée est excellente, mais si un grain de sable – comme un confinement – vient gripper le système, un problème existentiel se pose. Plusieurs concurrents, comme AMC et Cineworld, éprouvent beaucoup de difficultés à rembourser leurs dettes financières.
Avez-vous puisé dans la ligne de crédit de 120 millions d’euros ?
Oui, entièrement. Non pas que nous ayons eu des problèmes de liquidités, mais par précaution. Parce que nous ne voulions pas être victimes d’une crise des crédits. La crise financière de 2008-2009 a incité les banques à se montrer beaucoup plus parcimonieuses. Nous avons donc décidé de jouer la sécurité.
Comment évaluez-vous l’attitude des banques à l’occasion de cette crise ?
Kinepolis a toujours investi dans une relation de confiance avec les banques. Nous sommes ouverts et transparents, nos chiffres sont disponibles et nous ne dissimulons jamais rien. Dès qu’ils ont été prêts, les flux de trésorerie prévisionnels jusqu’en fin d’année ont été communiqués à nos banquiers. Même en temps normal, j’organise à leur intention deux présentations détaillées par an. Quand des problèmes surviennent, la démarche se révèle payante.
La dette financière augmente légèrement, alors que les flux de trésorerie d’exploitation se tarissent. Vous brisez donc les covenants bancaires.
Nous avons très rapidement évoqué l’idée d’un waiver (avenant permettant de renégocier la dette, Ndlr). Les banques comprennent que notre survie n’est pas en jeu. Certaines nous ont même appelés pour nous dire que si nous souhaitions profiter de la crise pour racheter certaines enseignes, elles étaient prêtes à nous financer. Ce qui prouve la très grande confiance qu’elles ont dans notre politique.
Pourquoi avez-vous quitté l’agence de recrutement USG People ?
J’avais vraiment envie d’assumer des responsabilités de CFO. Le fait que le groupe soit coté en Bourse et qu’il faille rendre des comptes au conseil d’administration et aux investisseurs me séduisait. Les ambitions de croissance de Kinepolis étaient à l’époque déjà très claires. Enfin, après avoir vécu une petite dizaine d’années seul dans un appartement aux Pays-Bas, j’étais content de pouvoir rentrer en Belgique. Ma vie sociale était devenue quasi inexistante.
Quels conseils donneriez-vous aux autres CFO ?
Sur le plan personnel : restez vous-même, n’essayez pas de vous faire passer pour ce que vous n’êtes pas et ne vous laissez pas influencer par le monde de l’entreprise. L’honnêteté et la fidélité à l’égard des clients, des investisseurs et des collègues, sont gage de crédibilité. Sur le plan professionnel, je dirais qu’un CFO doit veiller aux détails, sans perdre de vue le cadre plus large dans lequel s’inscrit l’entreprise. Il doit soutenir une vision à long terme, voir plus loin que la clôture annuelle. J’ai été formé au côté business control de la finance : précision, ponctualité et exhaustivité des chiffres sont effectivement fondamentales mais elles fixent le passé. Ce que l’on en fait, la manière de les interpréter et la vision élargie que l’on en a ont au moins autant d’importance. Je dis régulièrement aux membres de mon équipe : ”grimpe dans ton hélicoptère et fais-le décoller ! ”
Un CFO doit-il oser davantage ?
Par oser décoller, j’entends ”conserver une vue d’ensemble”. Chez USG People, j’avais la responsabilité de nombreuses sociétés opérationnelles. A l’époque déjà, je trouvais que l’on avait le droit de s’inviter à toute assemblée à laquelle on pensait pouvoir apporter une plus-value. C’est une chose que j’ai toujours dite aux membres de mon équipe également. Il faut toujours être à l’affût des liens, y compris en ce qui concerne les nouveaux concepts, les nouvelles analyses de rentabilisation ( business cases). Il faut savoir remettre en question les hypothèses des collègues du sales & marketing qui peuvent parfois être un peu trop optimistes. La capacité à tendre en permanence un tel miroir, c’est la valeur ajoutée de la finance.
C’est toujours un point délicat : on a souvent l’impression, dans les entreprises, que la finance fait face à tous les autres départements.
Tout dépend surtout de la manière dont on se profile. Il faut éviter de faire preuve d’arrogance, d’exiger que tout passe par le département finance. Nous ne nous arrogeons aucun pouvoir de décision. Nous avons un rôle de support et de conscientisation. ”J’ai énormément appris de toi” est le plus beau compliment que j’ai jamais reçu, et il m’a généralement été fait par des directeurs. La finance pour la finance n’est rien, la finance n’est qu’un moyen d’atteindre l’objectif poursuivi par l’entreprise.
Vos collègues disent de vous que vous êtes un travailleur acharné. Vous consultez par ailleurs peu. Etes-vous un obsédé du contrôle ?
(rires) J’ai la chance de pouvoir faire en un rien de temps la part entre l’essentiel et l’accessoire et d’avoir une excellente mémoire des chiffres. Je sais établir très rapidement des liens, et repérer immédiatement les erreurs – au grand dam, parfois, des gens qui ont travaillé trois jours sur un cas. Je connais très bien mes dossiers. Donc, pour répondre à votre question : oui, j’aime avoir le contrôle.
A quel point un CFO et son CEO doivent-ils s’entendre ?
Chacun est la caisse de résonance de l’autre. Si le CEO et le CFO ne se font pas confiance, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux pour l’entreprise.
Le CFO doit-il pouvoir défendre ses positions ?
Oui, même si j’essaie toujours de faire preuve de diplomatie. Mais si quelque chose ne me convient pas, cela se voit assez vite. Pour fonctionner, il faut pouvoir dire ”jusqu’ici, mais pas plus loin”.
Vous arrive-t-il de vous fâcher au bureau ?
Oui ( rires). Pour moi, une parole est une parole et un accord, un accord. J’ai énormément de difficultés avec les personnes qui ne font pas preuve d’honnêteté. J’admets volontiers que l’on commette des erreurs dans un business case, une clôture ou un rapport, mais il faut être honnête et le dire, pas essayer de le cacher ou de faire retomber la faute sur quelqu’un d’autre. La vérité finit de toute façon toujours par se savoir.
Vous détestez manifestement la langue de bois.
Quand j’ai commencé à travailler, j’ai constaté que j’étais entouré de gens intelligents qui employaient un langage totalement abscons. J’ai vite appris que l’incapacité à s’exprimer clairement pouvait être due à une absence de compréhension réelle du sujet. Le jargon sert à se cacher. Je recommande à mes contrôleurs de gestion de toujours demander ” pourquoi ” et de constamment poser des questions. Ça leur permet de constater que les circonlocutions peuvent être un refuge très pratique. Lorsque je m’entretiens avec nos réviseurs, par exemple, je ne tourne jamais autour du pot. Avec les banquiers aussi, je veille à toujours faire preuve de la plus grande franchise.
Le burn-out d’un salarié, ça oblige à réfléchir : qu’aurions-nous dû faire de plus ? Demandons-nous trop au personnel ? Le laissons-nous suffisamment souffler ?
Kinepolis fonctionne selon le principe du ” -5 % “. En quoi consiste-t-il ?
Nous expliquons au personnel qu’il doit agir comme si la fréquentation, l’an prochain, allait reculer de 5 %, alors que nous voulons continuer à générer les mêmes flux de trésorerie d’exploitation. Cela encourage une culture d’amélioration continue, incite à se demander comment vendre plus et comment économiser davantage. La finance joue un rôle crucial dans ce processus.
Comment appréhendez-vous vos investissements ?
Nous procédons toujours à six analyses : trois de la situation actuelle et trois du potentiel d’amélioration, selon, à chaque fois, un scénario neutre, un scénario optimiste et un autre, pessimiste. Nous sommes connus pour notre sens du détail. Au sortir d’un dîner, un propriétaire dont nous venions de racheter la chaîne m’a reproché d’aller jusqu’à connaître ”la taille de son caleçon” ; je considère cela comme un compliment. (rires)
Comment avez-vous constitué le département financier ?
J’ai conservé le personnel en place en 2012. Je ne suis pas quelqu’un qui jette tout par-dessus bord à son arrivée ou qui débauche ses anciens collègues. Je fais confiance aux gens présents. Nous avons mené une politique de centralisation très intense ces dernières années. Nous disposons à Gand d’un shared service center pour le Benelux et la France : il fallait donc installer des gens dans ces pays. L’entreprise ayant grandi plus vite que son département financier, il nous a souvent fallu piquer des sprints. Il existe un risque que tout le monde ne tienne pas toujours le coup. Au département consolidation, nous avons perdu une personne pour cause de burn-out. Cela oblige à réfléchir : qu’aurions-nous dû faire de plus ? Demandons-nous trop au personnel ? Le laissons-nous suffisamment souffler ?
Quelles sont vos ambitions personnelles ?
Elles ne sont pas encore clairement définies. Je crois pouvoir affirmer que je suis un raisonnablement bon CFO mais je ne suis pas certain de pouvoir faire l’affaire comme CEO. Je ne dirais pas non si l’opportunité s’en présentait ; mais avant cela, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre. Enfin, pour que les choses soient bien claires : je n’en ai pas du tout assez de travailler ici !
Etes-vous fan de cinéma ?
Avant d’arriver chez Kinepolis, je n’allais pas souvent au cinéma. Quand je travaillais aux Pays-Bas, je rentrais en Belgique le week-end, mais j’avais plutôt envie d’être au calme. Ceci dit, j’ai toujours aimé les films. Deux affiches décorent mon bureau : Star Wars et Le Hobbit. Ce qui en dit long sur mon goût pour la science-fiction et le fantastique !
Par Patrick Claerhout et Bert Lauwers.
Profil
-Né à Lochristi le 9 décembre 1971
-Etudes d’économie appliquée à l’UGent ; formation en management à la Vlerick Business School
– 1994-1998 : diverses fonctions chez KB(C), dont celles de product manager et de business controller ; fait partie de l’équipe chargée de la fusion entre KB/CERA/ABB
– 1998-2002 : business controlling manager chez Telenet
– 2002-2004 : international business controller chez Solvus
– 2004-2005 : financial manager chez Solvus Pays-Bas
– 2005-2006 : financial manager chez Start People
–2006-2010 : VP finance chez USG People Pays-Bas
– 2010-2011 : VP finance chez USG People Pays-Bas et Allemagne
–Depuis mars 2012 : CFO de Kinepolis
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