Malaise au sommet de l’Union wallonne des entreprises… Jacques Crahay, un président en sursis?

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Le président de l’UWE, Jacques Crahay, a livré une interview audacieuse dans laquelle il invite à s’écarter du modèle économique basé sur la croissance à tout prix. Le propos passe mal – c’est un euphémisme – dans le monde patronal wallon.

“On a voulu me dégommer.” Le président de l’Union wallonne des Entreprises (UWE), Jacques Crahay, a provoqué de sacrés remous en racontant, dans une longue interview à L’Echo, les manoeuvres en coulisses au sein du patronat wallon. Ces manoeuvres remontent à sa prise de fonction en novembre dernier quand le tout nouveau président a dû réécrire huit fois son discours inaugural pour le faire valider par ses instances. “J’ai enlevé 75% des idées d’origine, comme le mot sobriété, par exemple, qui avait mis le feu aux poudres, explique-t-il. On m’a accusé d’être partisan de la décroissance, président des écolos.” Jacques Crahay a ravalé sa fierté. Mais pas ses convictions.

C’est schizophrénique. On est lié à un schéma qu’on sait devoir changer mais que l’on ne change quand même pas. C’est un tabou.

Celles-ci portent notamment le fait qu’on ne peut pas “continuer sur le modèle d’une croissance sans limite alors que les ressources sont limitées”. La plupart des chefs d’entreprise le rejoignent sur la nécessité pour chacun de réduire tant ses émissions polluantes que sa consommation d’énergie et de matières premières. Mais Jacques Crahay estime que ses confrères demeurent trop timides au moment de passer à l’acte, de peur de perdre des marchés au profit de concurrents qui “ne s’encombrent pas des mêmes préoccupations”. “C’est schizophrénique, dit-il. On est lié à un schéma qu’on sait devoir changer mais que l’on ne change quand même pas. C’est un tabou. C’est une discussion que je ne peux avoir de manière ouverte au sein de l’UWE.” Et d’évoquer les intérêts et priorités, parfois contradictoires, entre les 24 fédérations sectorielles actives dans l’organisation patronale…

“Secouer le cocotier, c’est mon rôle”

Vouloir ouvrir de nouvelles discussions, inscrire de nouvelles orientations, c’est bien le rôle d’un président de conseil d’administration. Mais quand il n’y parvient pas tout à fait, doit-il étaler publiquement les oppositions internes, les blocages et “les manigances” ? Contactés par nos soins, plusieurs administrateurs de l’UWE ont regretté ces propos présidentiels sur la cuisine interne qui, disent-ils, brouillent et déforcent le message central. Jacques Crahay admet la remarque mais il assume l’urgence de sa sortie médiatique. “Je regarde le monde autour de moi, j’entends les discours de Greta Thunberg et des scientifiques du Giec, je vois tous ces jeunes qui manifestent, explique-t-il à Trends-Tendances. Nous vivons un moment particulier de conscientisation et, dans un tel moment, mon rôle de président, c’est de secouer le cocotier pour faire passer le message. Je suis en fonction depuis bientôt un an, il était temps de mettre clairement ce débat sur la table.” Mais vivons-nous l’ouverture d’un débat ou un nouvel épisode du conflit, désormais public, entre un président atypique et son conseil d’administration ?

Le président de l’UWE est désigné par une forme de cooptation venant des vice-présidents et des anciens présidents de l’organisation. Au sein de ce cercle informel, la candidature de Jacques Crahay avait d’emblée suscité de vives réserves, en raison de ses positions jugées un peu trop “radicales”. Mais, d’une part, il n’y avait pas pléthore d’alternatives, les patrons ne se bousculant pas pour ce poste bénévole qui les éloigne de leur entreprise pendant trois ans. Et d’autre part, Jacques Crahay, c’est aussi une belle réussite industrielle, avec la transformation d’une sucrerie traditionnelle en une entreprise agroalimentaire de pointe, fruit de recherches biotechnologiques wallonnes. Tout cela en préservant l’indépendance de la société et l’emploi local. Cette réussite exemplaire valut au patron de Cosucra d’être repéré par le jury du Manager de l’année en 2017. Bref, nous avions là une magnifique vitrine pour l’économie wallonne. Sauf que Jacques Crahay considère la présidence de l’UWE non pas comme une vitrine mais comme une tribune ! Et cela, tout le monde l’a réalisé dès son discours inaugural.

Malaise au sommet de l'Union wallonne des entreprises... Jacques Crahay, un président en sursis?
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Martyr de la cause climatique

Il y a toutefois une vraie question sur le rôle du président de l’UWE. Historiquement, il était le porte-parole des orientations stratégiques de l’organisation, tandis que le CEO se profilait plus en technicien. La désignation d’Olivier de Wasseige au poste de CEO l’été 2017 a rebattu les cartes. Homme de médias, ce dernier joue avec bonheur ce rôle de porte-parole, ce qui réduit de facto la marge de manoeuvre du président. Alors quand ce président arrive avec la ferme volonté de monter à la tribune pour y partager ses convictions, cela ne peut que provoquer des étincelles…

En début d’année, il y a les manoeuvres évoquées par Jacques Crahay en vue d’obtenir sa destitution après, déjà, une interview jugée un peu trop “en free style”. Ces manoeuvres n’ont pas abouti. Sont-elles relancées maintenant ? Nous avons contacté de nombreux administrateurs de l’UWE mais aucun n’a souhaité s’exprimer à visage découvert. Quelques-uns sont finalement sortis de leur mutisme dans Le Soir, en réaction à la publication d’une carte blanche de soutien à Jacques Crahay (lire par ailleurs). Cela leur a permis de marteler leur message (“les entreprises wallonnes ne sont pas rétrogrades, elles sont bien conscientes des enjeux environnementaux”) sans devoir cibler “leur” président.

Les patrons sont certes excédés par les déclarations – surtout sur la remise en cause d’un modèle économique basé sur la croissance et le profit à court terme – d’un président qu’ils jugent peu représentatif mais ils mesurent aussi l’impact qu’aurait sa révocation (un geste inédit et donc symboliquement puissant) au seul motif qu’il veut accélérer la contribution des entreprises à la lutte contre le réchauffement climatique. Ce serait désastreux tant pour l’image du monde entrepreneurial wallon dans l’opinion publique que pour ses relations futures avec un gouvernement régional qui a placé l’environnement tout en haut de ses préoccupations. Alors, ça râle, ça grenouille mais personne ne semble (encore ?) décidé à se lever pour porter le coup fatal.

Je regarde le monde autour de moi, je vois tous ces jeunes qui manifestent.

Personne n’a envie, en fait, d’ériger le patron de Cosucra en martyr de la cause climatique. Et le principal intéressé non plus d’ailleurs. Il veut juste forcer le débat parce que “les solutions, nous ne pourrons les porter qu’ensemble”. On dit bien “forcer” car Jacques Crahay est habité par un sentiment d’urgence et ne veut pas se contenter d’attendre que les idées percolent. “Le moment est crucial, nous confie-t-il. Nous devons agir sans attendre, même si ce n’est qu’au niveau de la petite Wallonie. Nous avons plein d’atouts, plein d’idées, plein de jeunes entrepreneurs qui ont envie de changer de modèle. C’est très enthousiasmant.” Il précise avoir certes reçu, après sa sortie, des coups de fil interloqués de quelques confrères, mais aussi “beaucoup de messages de soutien de personnes qui me suivent à 100%”.

Les entreprises n’ont pas attendu Jacques Crahay

Si le propos passe mal dans les instances patronales, c’est aussi parce que l’économie wallonne n’a pas attendu Jacques Crahay pour se soucier des enjeux environnementaux. De nombreuses entreprises ont signé des accords de branche. Elles ont investi pour réduire leurs émissions et n’apprécient guère qu’on vienne aujourd’hui leur faire la leçon. Ces actions ont contribué à faire chuter les émissions de gaz à effet de serre en Wallonie de 36,9% depuis 1990. La Région est ainsi en avance sur ses objectifs environnementaux. Les trois quarts de cette évolution positive sont dus au secteur industriel, à la fois grâce à l’adoption de processus plus efficients mais aussi, il faut en convenir, en raison de fermetures ou ralentissements de production.

De son côté, l’Union wallonne n’est pas en reste pour susciter les réflexions sur le sujet. Ses équipes étaient ainsi présentes en force en août dernier à l’université d’été de Trans-mutation qui réunissait des décideurs publics et privés autour du thème “Mutation ou effrondrement”. “Beaucoup de chefs d’entreprise ont été bousculés par le propos, dit Stanislas van Wassenhove, cheville ouvrière de l’événement. Ils ont compris que la responsabilité sociétale d’une entreprise concerne aussi son coeur de métier, ses produits. Les dirigeants doivent maintenant prendre des initiatives pour avancer. Sans catastrophisme mais au contraire en donnant de l’espoir.” Vous combinez cette sensibilisation à l’installation d’un nouveau gouvernement wallon, qui a placé la transition tout en haut de ses priorités, et vous avez le terreau pour accentuer la dynamique. Que faut-il faire dans de telles circonstances : laisser patiemment agir ce terreau ou le remuer pour avancer plus vite encore ? Jacques Crahay a misé sur la seconde option. Au risque, selon ses contradicteurs, de provoquer une opposition qui aura l’effet inverse à celui escompté.

“Et ce n’est pas une ONG qui parle !”

Si plus d’un patron wallon a avalé son café de travers en découvrant l’interview de Jacques Crahay, dans d’autres cénacles l’accueil fut tout autre. “Nous ne sommes pas surpris, nous connaissons les positions de Jacques Crahay, dit Arnaud Collignon, responsable politique d’Inter-Environnement Wallonie. Mais là, il a franchi une étape en pointant clairement la limite des ressources. Pour nous, c’est vraiment remarquable. Ce n’est pas une ONG qui parle mais le président d’une organisation patronale, l’impact est tout autre !”

Mais est-ce une organisation ou un individu qui s’exprime ? Les propos de Jacques Crahay sur le modèle économique à revoir sont très loin de faire l’unanimité parmi les membres de l’UWE. “Je ne suis pas naïf, je vois bien cela, reprend Arnaud Collignon. Les leaders d’opinion ouvrent les yeux sur la réalité, même s’ils sont encore minoritaires. Mais c’est comme cela que les choses bougent.” Il est convaincu que le président de l’Union wallonne des entreprises n’est pas complètement isolé dans le monde patronal, que des jeunes ou moins jeunes entrepreneurs entent de faire évoluer leurs sociétés. “Nous travaillons régulièrement sur des projets avec l’UWE et nous voyons les deux mouvances à l’oeuvre dans le monde de l’entreprise, dit Arnaud Collignon. Une initiative comme The Shift (plateforme belge réunissant entreprises et ONG qui agissent pour “réaliser ensemble la transition vers une société et une économie plus durables”) montre que la prise de conscience est bien là.”

La coalition Kaya, qui regroupe 160 entrepreneurs actifs dans la transition écologique, a pris publiquement la défense du président de l’UWE. Elle se réjouit de voir “émerger des leaders responsables, à l’image de Jacques Crahay, qui acceptent de sortir du groupe pour exprimer des points de vue que l’on tente encore de marginaliser.” “Sont-ils les apôtres de l’apocalypse ou les défricheurs du monde de demain ? interroge la coalition Kaya dans une carte blanche. Le moment est venu pour notre société de reposer les bases d’une démocratie plus participative, d’une économie redistributive, contributive et génératrice de valeurs partagées.”

Le patron de Cosucra a aussi reçu le franc soutien d’Olivier Legrain, CEO d’IBA. “Revenons au sens premier de l’entreprenariat, une vision pour un meilleur futur (en ce inclus le bien commun), écrit-il sur LinkedIn. Osons prendre le risque et réunissons nos talents pour y arriver. Lucide, combatif et positif. Bravo Jacques Crahay!”

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