Les géants de la techno sont-ils “intaxables”?

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Malgré des activités florissantes, Apple, Amazon, Google et d’autres payent très peu d’impôt en dehors du continent américain. Quels mécanismes fiscaux ces entreprises utilisent-elles ? Que déclarent-elles en Belgique ? Les Etats peuvent-ils récupérer leur “dû” ?

Les députés britanniques ne décolèrent pas. Lors d’une audience à la Chambre, les membres de la commission en charge du contrôle des finances publiques ont “découvert” que des multinationales comme Google ou Amazon ne payaient que très peu d’impôt au Royaume-Uni. Selon des documents déposés à la SEC, l’autorité américaine de contrôle des marchés financiers, Google a réalisé en 2011 un chiffre d’affaires de 4 milliards de dollars en Grande-Bretagne. Mais le géant high-tech a payé moins de 10 millions de dollars de taxes au trésor britannique. Au parlement, le représentant de Google a expliqué que son entreprise appliquait les règles fiscales en toute légalité, notamment en passant par l’Irlande ou les Bermudes afin de gérer les coûts de son entreprise de manière “efficiente”. “Nous ne vous accusons pas d’être hors-la-loi, mais d’être immoraux”, fulminait Margaret Hodge, la présidente travailliste de la commission.

Une réponse symptomatique du désarroi dans lequel se trouvent les Etats face à des multinationales particulièrement affûtées sur le plan fiscal, et qui semblent devenues pratiquement “intaxables”. En France, le débat fait également rage. Le fisc réclame en effet à Amazon près de 200 millions d’euros d’arriérés d’impôts, d’intérêts et de pénalités liés à la déclaration à l’étranger de revenus réalisés en France. Google fait de son côté l’objet d’une enquête menée par l’administration fiscale française, qui lui réclamerait, selon Le Canard Enchaîné, 1,7 milliard d’euros. Le ministre du Budget Jérôme Cahuzac a parlé récemment à ce sujet de “parfaite déloyauté” de ces multinationales qui ont des activités en France, mais qui y payent un minimum d’impôts.

Et en Belgique ?

En Belgique, ces entreprises globales utilisent bien entendu les mêmes mécanismes. Certaines structures ne déclarent d’ailleurs pas le moindre euro de revenus à la Banque nationale. C’est le cas d’Apple, qui opère sous nos latitudes via Apple Benelux. Cette société, basée aux Pays-Bas, réalisait 14,6 millions de dollars de bénéfices en 2011. Apple Benelux, qui occupe une trentaine de collaborateurs en Belgique, chargés de la distribution de ses produits auprès des enseignes locales, paye les impôts sur ses bénéfices — soit 4 millions de dollars en 2011 — chez nos voisins du Nord. Au final, les caisses de l’Etat belge touchent la TVA sur la vente des produits Apple, mais ne ramassent pas une seule miette à l’impôt des sociétés. Et quand un client télécharge des fichiers sur iTunes, la plateforme en ligne d’Apple, le montant de la facture file directement vers la filiale du groupe basée au Luxembourg.

Amazon non plus n’a pas la moindre existence en Belgique. Il faut dire que l’entreprise canadienne n’a même pas développé de déclinaison belge de son site d’e-commerce. Les clients belges achètent leurs produits sur la version française ou anglaise d’Amazon. Ici encore, le groupe profite de sa filiale au Luxembourg où il rapatrie une bonne partie de ses revenus. Facebook n’a pas non plus de filiale opérationnelle en Belgique, malgré l’engagement d’un country manager début 2012 pour démarcher les grands comptes belges qui souhaitent placer de la publicité sur le réseau social. Les seuls revenus que Facebook déclare en Belgique concernent une petite structure dédicacée au lobbying européen.

Google a une activité un peu plus visible dans notre pays. Son patron, Thierry Geerts, gère une petite équipe d’une vingtaine de personnes à Bruxelles, près du Parlement européen, pour son activité principale : la publicité en ligne. Google a aussi implanté un énorme data center à Ghlin, près de Mons, qui occuperait une centaine de personnes. En 2011, Google Belgique a déclaré un chiffre d’affaires de 13 millions d’euros. Pas exceptionnel pour le leader mondial de la publicité en ligne, un marché qui représente en Belgique quelque 365 millions d’euros, d’après l’IAB (Interactive Advertising Bureau). Rappelons que Google réalisait au niveau mondial 11,5 milliards de dollars de revenus rien qu’au dernier trimestre. Là encore, une partie des revenus générés sur le sol belge glisse vers d’autres filiales.

Comment ces groupes font-ils ? Ces multinationales technos utilisent toutes les subtilités de la fiscalité internationale. “Elles ne commettent pas de fraude. Elles choisissent simplement où elles effectuent leurs opérations. Elles ne peuvent pas créer des coquilles vides à des seules fins fiscales, mais tant qu’elles donnent de la substance à leur filiales, elles peuvent les baser où elles le souhaitent”, explique Geert De Neef, associé Tax chez Lydian et spécialiste de la fiscalité internationale. Le choix du meilleur lieu d’imposition est d’autant plus aisé pour ces grands groupes qu’ils sont actifs dans l’économie numérique. “Il n’est pas facile de dire dans quel pays la plus-value est réalisée”, poursuit-il.

Si Apple et Amazon ont choisi le Luxembourg pour facturer leur services électroniques, c’est parce que la fiscalité y est particulièrement attractive pour ce type d’activité. “Les revenus générés par la propriété intellectuelle y sont exonérés à 80 %, observe Geert De Neef. Après application du taux d’impôt des sociétés de 28 %, on obtient un taux de taxation effectif de 6 %.” Si l’on y ajoute le fait que les dividendes et les plus-values sur actions ne sont pas taxées, on comprend que le Luxembourg soit devenu un lieu de choix pour ces multinationales.

L’Irlande est aussi une destination prisée, grâce à l’impôt des sociétés le plus bas en Europe : 12,5 % (taux moyen dans l’UE : 23,5 %). C’est là que Google a basé son quartier général européen. “Les multinationales ont intérêt à installer leurs activités génératrices de profits dans les pays où l’impôt des sociétés est le plus bas. A l’opposée, elles essayent de placer les activités les moins rentables et de déclarer les frais les plus importants dans les pays où l’impôt des sociétés est le plus élevé”, note Geert De Neef. C’est ce qui se passe en Australie avec, toujours, Google. Depuis 2007, le géant américain y accumule les pertes (près de 4 millions de dollars australiens en 2011 d’après le quotidien australien The Age), et paye du coup un minimum de taxes. Tous les revenus générés en Australie par son activité de publicité en ligne sont dirigés vers la filiale basée à Singapour, plus accueillante fiscalement.

Les Pays-Bas sont également largement utilisés par les multinationales, en raison de règles attractives en matière de propriété intellectuelle, mais aussi en raison des facilités qu’offre le pays pour rediriger des flux de bénéfices vers des paradis fiscaux comme les Bermudes. Tous ces mécanismes ont permis à Google de ne payer que 2,4 % d’impôt sur ses bénéfices en dehors des Etats-Unis, d’après une enquête réalisée par Bloomberg fin 2010. Apple est aussi efficace : le fabricant de l’iPhone a payé en 2011 moins de 2 % d’impôt des sociétés hors des frontières américaines, d’après des documents transmis à la SEC début novembre.

Les Etats sont-ils démunis ? En pleine période d’austérité et de budgets de crise, les Etats commencent à la trouver mauvaise. Les levers de bouclier en France et en Grande-Bretagne le démontrent. Ils réclament un lien plus étroit entre les activités réelles de ces entreprises technologiques sur leur territoire et les revenus qu’ils y déclarent. Plus facile à dire qu’à faire… Selon le Tax Justice Network, qui plaide pour une fiscalité plus “juste”, c’est pourtant réalisable. “Il faut établir des normes claires en matière de bilans comptables, détaillant les activités et les revenus des multinationales pays par pays, suggère François Gobbe, représentant belge du Tax Justice Network. Cela permettrait un meilleur échange d’informations sur les activités de ces grands groupes. Il faut ensuite mettre en place un système de répartition entre Etats, dans le but de taxer les bénéfices des multinationales sur la base de leurs activités réelles.”

Un tel système suppose aussi de mettre un frein à la concurrence fiscale entre Etats, pour limiter ces effets d’aubaine. On en est loin, même si une proposition d’assiette commune à l’impôt des sociétés existe au niveau européen. C’est là tout le paradoxe : les Etats se livrent une guerre fiscale sans merci afin d’attirer les investissements et les flux financiers des multinationales dans leurs pays. Mais dès que l’argent passe chez le voisin en raison de règles plus favorables, cette concurrence est remise en cause, et les Etats réclament leur part du gâteau. Difficile dans une telle situation de s’entendre sur une “juste” répartition des profits taxables. Du côté du ministre des Finances, on est bien conscient des difficultés de l’exercice. En témoigne cette réaction de Normand : “Nous ne pouvons aborder cette problématique que dans un contexte européen, avance le cabinet de Steven Vanackere. Il s’agit d’un problème qui dépasse notre pays et auquel nous ne pouvons répliquer qu’avec certains instruments qui ne perturbent pas le climat d’investissement. Les normes nationales en vigueur, complétées par nos obligations internationales en cours, sont appliquées aussi bien que possible, dans l’attente de meilleurs accords internationaux.”

GILLES QUOISTIAUX

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