Les entrepreneurs bruxellois du changement ou comment booster les envies de se lancer et de réussir

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

La transition économique et sociale fait renaître l’esprit d’entreprise, avec le soutien de l’Europe. Même si les obstacles demeurent importants et révélateurs. Témoignages.

La Région bruxelloise est une terre de contrastes. Si elle figure dans le peloton de tête des villes européennes en matière de PIB/habitant, son taux de chômage (longtemps supérieur à 20%, désormais autour des 15%) est un objet de préoccupation pour les politiques sociales dans notre pays. Avec la disparition des industries urbaines, l’esprit d’entreprise s’est durablement envolé. Tandis que les mutations sociologiques bouleversaient le tissu urbain.

La capitale de l’Union européenne est devenue une zone prioritaire pour les fonds régionaux de l’institution dont elle accueille le siège, notamment le Feder. Les résulats de la programmation 2014-2020 sont en cours d’évaluation. Du “croissant pauvre”, cette zone le long du canal qui accueillait les industries d’antan, le travail s’est prolongé dans tous les quartiers de la ville. Avec un leitmotiv: oeuvrer à la transition économique et sociale de la Région. Ou comment associer l’entrepreneuriat à l’intégration sociale et au changement de nos modes de vie.

“Un shift des mentalités”

Logé au coeur de Saint-Gilles, Coopcity est ainsi devenu un centre d’entrepreneuriat social et coopératif où défilent les initiatives: alimentation durable, habitat collectif, mobilité alternative, insertion socioprofessionnelle… “Notre travail a confirmé qu’il y avait une demande importante sur Bruxelles en termes de soutien et d’accompagnement de ces entreprises sociales, souligne Sabrina Nisen, coordinatrice du projet. A l’époque du film Demain, on se demandait si cette quête d’un autre monde s’inscrirait dans la durée, si cela pouvait devenir un modèle économique privilégié: j’ai l’impression que la tendance se confirme, que de plus en plus de gens s’orientent vers cela.”

Sabrina Nisen (Coopcity)
Sabrina Nisen (Coopcity)© PG
La création d’entreprises et d’emplois est importante, mais il faut essayer aussi de montrer les impacts indirects que ces projets peuvent avoir sur les mentalités.” – Sabrina Nisen (Coopcity)

Arrêtées début 2020, les statistiques liées au programme européen témoignent de la création de 183 entreprises. “Il faut en rajouter une trentaine depuis lors, précise Sabrina Nisen. Et nous avons sensibilisé autour de 4.000 personnes aux enjeux de l’économie sociale.” Coopcity a mis en place un écosystème d’entrepreneurs sociaux qui collaborent entre eux. “Les gens viennent pour rencontrer d’autres personnes, pour trouver des associés, souligne la coordinatrice. C’est un effet indirect que l’on n’avait pas prévu au début: les gens ont besoin de se sentir appartenir à une communauté d’entrepreneurs du changement.” Pour amplifier le mouvement.

Il s’agit, en somme de démontrer que l’on peut “faire le shift de mentalité d’un entrepreneuriat classique à un entrepreneuriat social, pour contribuer à la transition”. “La création d’entreprises et d’emplois est importante mais il faut essayer aussi de montrer les impacts indirects que ces projets peuvent avoir sur les mentalités”, argumente Sabrina Nisen, qui insiste sur la volonté de ne pas rester entre convaincus: Coopcity s’est associée à Hub.brussels, l’agence bruxelloise pour l’accompagnement de l’entreprise, ainsi qu’à deux écoles de commerce, l’Ichec et Solvay. Résultat? La structure sera désormais pérennisée grâce à un soutien financier de la Région bruxelloise. “Cela montre que l’entrepreneuriat social joue un rôle clé dans sa politique de transition.”

Des microcrédits pour projets “mûrs”

Brusoc est un autre bras armé de cette lame de fond visant à susciter l’entrepreneuriat individuel, source d’intégration sociale, en octroyant des microcrédits. Cette filiale de Finance&invest.brussels a précisément été créée il y a 20 ans dans le cadre des Fonds régionaux. “Entre les différentes programmations, il y a eu une évolution dans les champs d’intervention, souligne son responsable, Hamed Ben Abdelhadi. Au départ, le microcrédit était destiné au croissant pauvre. Progressivement, le périmètre est devenu plus important. Nous sommes désormais présents sur l’ensemble du territoire de la Région bruxelloise avec différents produits financiers.”

Le microcrédit Open Up, d’un maximum de 25.000 euros, permet de donner des opportunités à des personnes qui cherchent une réponse sociale au travers de l’entrepreneuriat. “Il n’est pas nécessaire d’avoir de fonds propres, complète Hamed Ben Abdelhadi. Nous sommes dans le cadre de la personne physique avec une structure très légère, très simple, on ne va pas créer une société commerciale. On met systématiquement un accompagnement pré-création et post-création. Ce sont bien souvent des personnes au chômage que l’on aide à démarrer. Une petite centaine d’entreprises ont été créées dans ce cadre.”

Son homologue Rise Up octroie des montants de 100.000 euros, avec un apport propre demandé de 6.200 euros. “Ce sont des prêts destinés à des entreprises en économie sociale, économie d’insertion et coopératives, souligne le responsable de Brusoc. Cela passe cette fois par la création d’une société commerciale. Nous en sommes à 102 entreprises créées, avec 416 emplois. Il y a un levier important en termes de créations d’emplois. Mais pour arriver à ce stade du financement, nous devons disposer de projets mûrs.”

Pour en décrocher, un tour des 19 communes de la Région est au programme. Il s’agit d’utiliser les relais locaux pour décrocher des idées. Convaincre des initiateurs.

“Passer de victime à acteur”

Wim Embrechts sait de quoi on parle lorsqu’il s’agit de générer l’esprit d’entreprise dans le terreau laminé de Bruxelles-la-post-industrielle. Actif un peu partout dans la Région à la tête d’initiatives culturelles (Recyclart), sociales ou entrepreneuriales, ce Flamand s’est investi à Molenbeek, dans les anciens locaux de la brasserie Belle-Vue. Avec des fortunes diverses: une structure pour les entreprises créée en 2007, un ambition rapidement revue à la baisse, un soutien de la commune qui avait “besoin de fous comme moi”…

“Nous avons développé des projets pour les 18-30 ans sans emploi et peu qualifiés, en lien avec des jeunes entrepreneurs, dans un espace de coworking, raconte-t-il. Après quelques mois de crise corona, on a arrêté cette fonction de coworking et cela m’a soulagé en réalité. Cela ne fonctionnait pas. Ceux qui étaient là avaient plutôt la trentaine ou la quarantaine, ils se complaisaient dans ce confort avec quasi rien à payer, dans un bel espace, ayant à disposition une machine à café fantastique. Personne ne voulait bouger, alors que l’idée de départ, c’était un espace de développement de trois ans avant qu’ils ne volent de leurs propres ailes.” Un échec? “Je ne le considère pas comme un échec. C’est une expérimentation.”

Au départ, le microcrédit était destiné au croissant pauvre. Progressivement, le périmètre est devenu plus important.” – Hamed Ben Abdelhadi (Brusoc)

Avec sa structure Art2Work, Wim Embrechts parvient toutefois à donner des perspectives à ceux qui pensent ne pas en avoir. “Avec tout ce que nous avons développé depuis 2015, nous sommes devenus experts, nous avons de bons résultats, notre travail a du sens, s’enthousiasme-t-il. Cela montre qu’il faut opérer un changement culturel. Mais nous avons eu besoin de cinq ans…”

Molenbeek, terre désertique? Laboratoire laborieux d’une ville qui peine à se reconvertir? “Je ne me retrouve pas dans ce croquis, prolonge ce multi-entrepreneur. Je suis, au contraire, enthousiaste quand j’observe l’évolution actuelle, l’importance que l’on accorde, désormais, au développement personnel dans le sens large. Les entreprises et les politiques se rendent compte qu’il ne suffit pas de savoir compter et tenir une visseuse en mains, bien d’autres aptitudes sont nécessaires, certainement en matière d’entrepreneuriat. La plus grande transformation à faire dans ces quartiers, c’est de passer d’une position de victime à celle d’acteur.”

Comment y arriver? “On fait déjà un grand pas si l’on se fait rencontrer les personnes, si on arrête de leur faire croire que c’est ‘inch allah’ qui va sauver le monde: non, c’est toi-même qui peut le faire et, oui, c’est possible. En tant que néerlandophone, je suis imprégné de cette influence plutôt anglo-saxonne de type ‘yes, we can’. Et je suis plutôt content de voir ce qui change dans cette culture. Il s’agit de casser tous ces mécanismes négatifs en confrontant, en amenant à des mécanismes qui mènent à des déclics. Cela se fait, mais on a besoin de toute une communauté, de nombreux acteurs. Et parfois, on manque des relais. Certains animateurs de maisons de jeunes sont eux-mêmes les victimes de discriminations et véhiculent eux-mêmes certaines croyances.”

Wim Embrechts (Art2Work)
Wim Embrechts (Art2Work)© PG
Il faut opérer un changement culturel. Nous avons eu besoin de cinq ans…” – Wim Embrechts (Art2Work)

“Le mur de la globalisation”

Jean Paternotte illustre une autre réalité, complexe, de la reconversion bruxelloise. Designer industriel de formation, ce manager du studio Astral Design se consacre à la production en série d’objets, notamment pour le secteur médical. Professeur à La Cambre, il est aussi le coordinateur du programme Triaxes, soutenu par les fonds européens, avec l’ambition de doper ce secteur.

“L’idée consistait à mettre en place un accompagnement pour la production de produits en série, explique-t-il. Cela peut aller de la machine à café jusqu’à l’ordinateur… Pour y arriver, nous avons créé des équipes rassemblant des ingénieurs, des responsables de business et des designers industriels, comme cela se fait dans les grandes sociétés internationales.”

Une quarantaine d’experts ont été désignés et reconnus. Quelque 150 projets ont été reçus en quatre ans. Un volet complémentaire concernait la mode, à travers un partenariat avec le MAD Brussels. Sans oublier l’implication de l’enseignement supérieur: ULB, polytechniciens, Solvay, juristes spécialisés en droits d’auteur… Parmi les prototypes qui ont fait l’objet d’une récente exposition, on retrouve un lit repliable pour enfant, un instrument qui détecte les chutes des personnes âgées, un autre qui repère les pertes d’eau dans les bâtiments publics, des trolleys pour hôtellerie.

“Mais ce n’est malheureusement qu’une petite partie du chemin, prolonge Jean Paternotte, il reste un énorme travail à faire, et beaucoup de jeunes entreprises arrêtent dans cette seconde partie où il s’agit davantage de collaborer avec de plus grandes. Nous avons, par exemple, soutenu un projet pour résoudre les problèmes des caries au niveau polymérisation avec de l’UV: ce projet est arrêté parce que le porteur de projet, malgré des investissements assez lourds, ne peut plus continuer parce que les acteurs devant lui sont des acteurs internationaux et qu’il ne parvient pas à collaborer avec eux. Tout cet argent public s’effondre. Pour prendre un autre exemple, dans le monde de la mode, les grandes entreprises comme Chanel ou Gucci ont acheté tous les artisans qui ont des spécificités, par exemple ceux qui sont spécialisés dans les plumes pour les vêtements, et les mettent à disposition des autres maisons de haute couture.” Résultat: le marché est complètement bloqué.

La capitale de l’Union européenne est devenue une zone prioritaire pour les fonds régionaux de l’institution dont elle accueille le siège, notamment le Feder.

“Le prix des matières premières est un autre problème, souligne le coordinateur de Triaxes. Quand on a interdit les pailles en plastique, il y a quelques années, certains ont fait des projets au départ de ces déchets, mais ceux-ci ont vite pris de la valeur parce que les grandes entreprises s’en sont emparés. Maintenant, même la matière dite ‘semi sale’ a un prix. Tous les petits porteurs de projet que l’on soutient et qui font de la recherche se retrouvent bloqués dans leur process par des grands acteurs qui voient soudain une opportunité.” C’est le mur de la globalisation.

JEAN PATERNOTTE (TRIAXES) -
JEAN PATERNOTTE (TRIAXES) – “Beaucoup de jeunes entreprises arrêtent dans la seconde partie de leur développement où il s’agit davantage de collaborer avec de plus grandes.”© PG

Un autre écueil est celui d’un idéalisme… pas toujours en phase avec le marché. “Depuis une dizaine d’années, les jeunes entrepreneurs sont très dirigés vers l’écodurabilité, raconte Jean Paternotte. Hélas, ils s’arrêtent souvent au stade zéro: ‘j’ai une pile de disques vinyles et je vais en faire une assise de tabouret’, par exemple. C’est bien pour donner une première conscience aux gens, mais cela n’amène nulle part. La version 2.0, c’est de réfléchir la valeur en termes de business, de savoir de quel gisement on dispose à Bruxelles et ce que l’on peut en faire. Après, seulement, on lance des programmes de recherche. Cette conscience arrive mais le problème, c’est que cela va à l’encontre du système capitaliste avec cette logique de durabilité. Je dis toujours qu’ils font du crawl dans une rivière qui va beaucoup plus vite qu’eux. Alors, ils reculent. Il faut changer de modèle.”

“Il faut produire belge!”

Au bout de la chaîne, il y a la production. Dans la transition économique, numérique et durable, elle ne trouve pas toujours sa place. Les 11 entreprises de travail adapté de la Région bruxelloise, qui mettent au travail de nombreuses personnes handicapées, en souffrent particulièrement. “Pour nous, l’enjeu est énorme, souligne Michael Lans, qui a porté un projet de reconversion dans le cadre du Feder. Nous sommes dans des métiers de sous-traitance de l’industrie, c’est difficile de retrouver des filières porteuses qui emploient de la main-d’oeuvre locale. Nous sommes ceux qui ‘font’, en bout de chaîne. Voilà pourquoi il faut produire chez nous avec les habitants de la ville et nos ressources.”

La réponse, toutefois, dépasse le secteur. “Il faut arrêter de produire en Chine. C’est une question de politique et c’est un débat à mener ailleurs: il suffirait de faire payer plus cher les produits que l’on importe. Nous, nous nous contentons d’exprimer le fait que c’est possible de produire en Belgique. Quelqu’un nous a contactés récemment pour des savons, cela permet de découper cela en tâches simples. Nous offrons de nombreux services clé sur porte pour les entreprises.”

Avec l’appui européen, les entreprises de travail adapté ont cherché à trouver de nouveaux projets et vecteurs de développement. Certains n’ont pas abouti, comme cette réflexion de l’entreprise Manufast autour de l’impression 3D. Mais d’autres réussites donnent de l’espoir. “La ferme Nos Pilifs avait en réflexion la possibilité de faire une production propre de biscuits bruxellois, raconte Michael Lans. Il fallait organiser la logistique pour produire à une autre dimension et diffuser. Ils sont passés d’une centaine de biscuits à quelques dizaines de milliers. C’est une activité qui occupe, à elle seule, une vingtaine de travailleurs.”

Une lumière dans un paysage bruxellois qui entend bien développer de nouvelles opportunités. En se tournant vers demain, le regard à la fois humain et efficace.

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